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mœurs. Ce sont toutes ces associations tacites ou formelles qui modifient de tant de manières les apparences de la volonté publique par l'influence de la leur. La volonté de ces sociétés particulières a toujours deux relations; pour les membres de l'association, c'est une volonté générale; pour la grande société, c'est une volonté particulière, qui très souvent se trouve droite au premier égard, et vicieuse au second. Tel peut être prêtre dévot, ou brave soldat, ou patricien zélé, et mauvais citoyen. Telle délibération peut être avantageuse à la petite communauté et très pernicieuse à la grande. Il est vrai que, les sociétés particulières étant toujours subordonnées à celles qui les contiennent, on doit obéir à celles-ci préférablement aux autres; que les devoirs du citoyen vont avant ceux du sénateur, et ceux de l'homme avant ceux du citoyen: mais malheureusement l'intérêt personnel se trouve toujours en raison inverse du devoir, et augmente à mesure que l'association devient plus étroite et l'engagement moins sacré; preuve invincible que la volonté la plus générale est aussi toujours la plus juste, et que la voix du peuple est en effet la voix de Dieu.

Il ne s'ensuit pas pour cela que les délibérations publiques soient toujours équitables; elles peuvent ne l'être pas lorsqu'il s'agit d'affaires étrangères; j'en ai dit la raison. Ainsi il n'est pas im

possible qu'une république bien gouvernée fasse une guerre injuste; il ne l'est pas non plus que le conseil d'une démocratie passe de mauvais décrets et condamne les innocents: mais cela n'arrivera jamais que le peuple ne soit séduit par des intérêts particuliers qu'avec du crédit et de l'éloquence quelques hommes adroits sauront substituer aux siens. Alors autre chose sera la délibération publique, et autre chose la volonté générale. Qu'on ne m'oppose done point la démocratie d'Athènes, parceque Athènes n'étoit point en effet une démocratie, mais une aristocratie très tyrannique, gouvernée par des savants et des orateurs. Examinez avec soin ce qui se passe dans une délibération quelconque, et vous verrez que la volonté générale est toujours pour le bien commun; mais très souvent il se fait une scission secrète, une confédération tacite, qui, pour des vues particulières, sait éluder la disposition naturelle de l'assemblée. Alors le corps social se divise réellement en d'autres dont les membres prennent une volonté générale, bonne et juste à l'égard de ces nouveaux corps, injuste et mauvaise à l'égard du tout dont chacun d'eux se démembre.

On voit avec quelle facilité l'on explique, à l'aide de ces principes, les contradictions apparentes qu'on remarque dans la conduite de tant d'hommes remplis de scrupule et d'honneur à

certains égards, trompeurs et fripons à d'autres; foulant aux pieds les plus sacrés devoirs, et fidèles jusqu'à la mort à des engagements souvent illégitimes. C'est ainsi que les hommes les plus corrompus rendent toujours quelque sorte d'hommage à la foi publique; c'est ainsi que les brigands mêmes, qui sont les ennemis de la vertu dans la grande société, en adorent le simulacre dans leurs

cavernes.

En établissant la volonté générale pour premier principe de l'économie publique, et règle fondamentale du gouvernement, je n'ai pas cru nécessaire d'examiner sérieusement si les magistrats appartiennent au peuple ou le peuple aux magistrats, et si, dans les affaires publiques, on doit consulter le bien de l'état ou celui des chefs. Depuis long-temps cette question a été décidée d'une manière par la pratique, et d'une autre par la raison; et en général ce seroit une grande folie d'espérer que ceux qui dans le fait sont les maitres préfèreront un autre intérêt au leur. Il seroit donc à propos de diviser encore l'économie publique en populaire et tyrannique. La première est celle de tout état où règne entre le peuple et les chefs unité d'intérêt et de volonté ; l'autre existera nécessairement par-tout où le gouvernement et le peuple auront des intérêts différents, et par conséquent des volontés opposées. Les maximes de

celle-ci sont inscrites au long dans les archives de l'histoire et dans les satires de Machiavel. Les autres ne se trouvent que dans les écrits des philosophes qui osent réclamer les droits de l'huma

nité.

I. La première et plus importante maxime du gouvernement légitime ou populaire, c'est-à-dire de celui qui a pour objet le bien du peuple, est donc, comme je l'ai dit, de suivre en tout la volonté générale: mais pour la suivre il faut la connoître, et sur-tout la bien distinguer de la volonté particulière en commençant par soi-même; distinction toujours fort difficile à faire, et pour laquelle il n'appartient qu'à la plus sublime vertu de donner de suffisantes lumières. Comme pour vouloir il faut être libre, une autre difficulté, qui n'est guère moindre, est d'assurer à-la-fois la liberté publique et l'autorité du gouvernement. Cherchez les motifs qui ont porté les hommes, unis par leurs besoins mutuels dans la grande société, à s'unir plus étroitement par des sociétés civiles, vous n'en trouverez point d'autre que celui d'assurer les biens, la vie et la liberté de chaque membre par la protection de tous: or, comment forcer des hommes à défendre la liberté de l'un d'entre eux sans porter atteinte à celle des autres? et comment pourvoir aux besoins publics sans altérer la propriété particulière de ceux qu'on

force d'y contribuer? De quelques sophismes qu'on puisse colorer tout cela, il est certain que, si l'on peut contraindre ma volonté, je ne suis plus libre; et que je ne suis plus maître de mon bien, si quelque autre peut y toucher. Cette difficulté, qui devoit sembler insurmontable, a été levée avec la première par la plus sublime de toutes les institutions humaines, ou plutôt par une inspiration céleste, qui apprit à l'homme à imiter ici-bas les décrets immuables de la Divinité. Par quel art inconcevable a-t-on pu trouver le moyen d'assujettir les hommes pour les rendre libres; d'employer au service de l'état les biens, les bras, et la vie même de tous ses membres, sans les contraindre et sans les consulter; d'enchaîner leur volonté de leur propre aveu, de faire valoir leur consentement contre leur refus, et de les forcer à se punir eux-mêmes quand ils font ce qu'ils n'ont pas voulu? Comment se peut-il faire qu'ils obéissent et que personne ne commande, qu'ils servent et n'aient point de maître; d'autant plus libres en effet que, sous une apparente sujétion, nul ne perd de sa liberté que ce qui peut nuire à celle d'un autre? Ces prodiges sont l'ouvrage de la loi. C'est à la loi seule que les hommes doivent la justice et la liberté; c'est cet organe salutaire de la volonté de tous qui rétablit dans le droit l'égalité naturelle entre les hommes; c'est

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