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LE LÉVITE

D'ÉPHRAIM'.

CHANT PREMIER.

Sainte colère de la vertu, viens animer ma voix : je dirai les crimes de Benjamin et les vengeances d'Israël; je dirai des forfaits inouïs, et des châtiments encore plus terribles. Mortels, respectez la beauté, les mœurs, l'hospitalité: soyez justes sans cruauté, miséricordieux sans foiblesse ; et sachez pardonner au coupable plutôt que de punir l'in

nocent.

O vous, hommes débonnaires, ennemis de toute inhumanité; vous qui, de peur d'envisager les crimes de vos frères, aimez mieux les laisser impunis, quel tableau viens-je offrir à vos yeux? Le corps d'une femme coupé par pièces; ses membres déchirés et palpitants envoyés aux douze tribus; tout le peuple, saisi d'horreur, élevant jusqu'au

dant

Composé au mois de juin 1762, dans une chaise de poste, penque Rousseau se mettoit à l'abri, en allant en Suisse, du décret de prise de corps lancé contre lui. C'est une imitation des chapitres 19, 20 et 21 du Livre des Juges. (Note de M. Musset Pathay.)

ciel une clameur unanime, et s'écriant de concert: Non, jamais rien de pareil ne s'est fait en Israël depuis le jour où nos pères sortirent d'Égypte jusqu'à ce jour. Peuple saint, rassemble-toi : prononce sur cet acte horrible, et décerne le prix qu'il a mérité. A de tels forfaits, celui qui détourne ses regards est un lâche, un déserteur de la justice; la véritable humanité les envisage pour les connoître, pour les juger, pour les détester. Osons entrer dans ces détails, et remontons à la source des guerres civiles qui firent périr une des tribus, et coûtèrent tant de sang aux autres. Benjamin, triste enfant de douleur, qui donnas la mort à ta mère, c'est de ton sein qu'est sorti le crime qui t'a perdu; c'est ta race impie qui put le commettre, et qui devoit trop l'expier.

Dans les jours de liberté, où nul ne régnoit sur le peuple du Seigneur, il fut un temps de licence où chacun, sans reconnoître ni magistrat ni juge, étoit seul son propre maître et faisoit tout ce qui lui sembloit bon. Israël, alors épars dans les champs, avoit peu de grandes villes; et la simplicité de ses mœurs rendoit superflu l'empire des lois. Mais tous les cœurs n'étoient pas également purs, et les méchants trouvoient l'impunité du vice dans la sécurité de la vertu.

Durant un de ces courts intervalles de calme et d'égalité qui restent dans l'oubli, parceque nul

n'y commande aux autres et qu'on n'y fait point de mal, un Lévite des monts d'Ephraïm vit dans Bethleem une jeune fille qui lui plut. Il lui dit : Fille de Juda, tu n'es pas de ma tribu, tu n'as point de frère; tu es comme les filles de Salphaad, et je ne puis t'épouser selon la loi du Seigneur '. Mais mon cœur est à toi; viens avec moi, vivons ensemble; nous serons unis et libres; tu feras mon bonheur, et je ferai le tien. Le Lévite étoit jeune et beau; la jeune fille sourit; ils s'unirent, puis il l'emmena dans ses montagnes.

Là, coulant une douce vie, si chère aux cœurs tendres et simples, il goûtoit dans sa retraite les charmes d'un amour partagé; là, sur un sistre d'or fait pour chanter les louanges du Très-Haut, il chantoit souvent les charmes de sa jeune épouse. Combien de fois les coteaux du mont Hébal retentirent de ses aimables chansons! Combien de fois il la mena sous l'ombrage, dans les vallons de Sichem, cueillir des roses champêtres et goûter le frais au bord des ruisseaux! Tantôt il cherchoit dans les creux des rochers des rayons d'un miel doré dont elle faisoit ses délices; tantôt dans le feuillage des oliviers il tendoit aux oiseaux des pièges trompeurs, et lui apportoit une tourterelle

'Nombres, ch. xxxvI, v. 8. Je sais que les enfants de Lévi pouvoient se marier dans toutes les tribus, mais non dans le cas supposé.

craintive qu'elle baisoit en la flattant; puis, l'enfermant dans son sein, elle tressailloit d'aise en la sentant se débattre et palpiter. Fille de Bethleem, lui disoit-il, pourquoi pleures-tu toujours ta famille et ton pays? Les enfants d'Éphraïm n'ont-ils point aussi des fêtes? les filles de la riante Sichem sont-elles sans grace et sans gaieté? les habitants de l'antique Atharot manquent-ils de force et d'adresse? Viens voir leurs jeux et les embellir. Donne-moi des plaisirs; ô ma bien-aimée! en est-il pour moi d'autres que les tiens?

Toutefois la jeune fille s'ennuya du Lévite, peut-être parcequ'il ne lui laissoit rien à desirer. Elle se dérobeet s'enfuit vers son père, vers sa tendre mère, vers ses folâtres sœurs. Elle y croit retrouver les plaisirs innocents de son enfance, comme si elle y portoit le même âge et le même cœur.

Mais le Lévite abandonné ne pouvoit oublier sa volage épouse. Tout lui rappeloit dans sa solitude les jours heureux qu'il avoit passés auprès d'elle, leurs jeux, leurs plaisirs, leurs querelles et leurs tendres raccommodements. Soit que le soleil levant dorât la cime des montagnes de Gelboé, soit qu'au soir un vent de mer vînt rafraîchir leurs roches brûlantes, i erroit en soupirant dans les lieux qu'avoit aimés l'infidèle, et la nuit, seul dans sa couche nuptiale, il abreuvoit son chevet de ses pleurs.

Après avoir flotté quatre mois entre le regret et le dépit, comme un enfant chassé du jeu par les autres feint n'en vouloir plus en brûlant de s'y remettre, puis enfin demande en pleurant d'y rentrer, le Lévite, entraîné par son amour, prend sa monture; et, suivi de son serviteur avec deux ânes d'Épha chargés de ses provisions et de dons pour les parents de la jeune fille, il retourne à Bethleem pour se réconcilier avec elle, et tâcher de la ramener.

La jeune femme, l'apercevant de loin, tressaille, court au-devant de lui, et, l'accueillant avec caresse, l'introduit dans la maison de son père, lequel apprenant son arrivée accourt aussi plein de joie, l'embrasse, le reçoit, lui, son seviteur, son équipage, et s'empresse à le bien traiter. Mais le Lévite, ayant le cœur serré, ne pouvoit parler; néanmoins, ému par le bon accueil de la famille, il leva les yeux sur sa jeune épouse, et lui dit: Fille d'Israël, pourquoi me fuis-tu? quel mal t'ai-je fait? La jeune fille se mit à pleurer en se couvrant le visage. Puis il dit au père: Rendezmoi ma compagne; rendez-la-moi pour l'amour d'elle; pourquoi vivroit-elle seule et délaissée? Quel autre que moi peut honorer comme sa femme celle que j'ai reçue vierge?

Le père regarda sa fille, et la fille avoit le cœur attendri du retour de son mari. Le père dit donc

MÉLANGES.

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