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déja partagé entre l'avarice, une maîtresse, et la vanité?

C'est du premier moment de la vie qu'il faut apprendre à mériter de vivre; et comme on participe en naissant au droit des citoyens, l'instant de notre naissance doit être le commencement de l'exercice de nos devoirs. S'il y a des lois pour l'âge mûr, il doit y en avoir pour l'enfance, qui enseignent à obéir aux autres; et, comme on ne laisse pas la raison de chaque homme unique arbitre de ses devoirs, on doit d'autant moins abandonner aux lumières et aux préjugés des pères l'éducation de leurs enfants, qu'elle importe à l'état encore plus qu'aux pères; car, selon le cours de la nature, la mort du père lui dérobe souvent les derniers fruits de cette éducation, mais la patrie en sent tôt ou tard les effets; l'état demeure, et la famille se dissout. Que si l'autorité publique, en prenant la place des pères, et se chargeant de cette importante fonction, acquiert leurs droits en remplissant leurs devoirs, ils ont d'autant moins sujet de s'en plaindre, qu'à cet égard ils ne font proprement que changer de nom, et qu'ils auront en commun, sous le nom de citoyens, la même autorité sur leurs enfants qu'ils exerçoient séparément sous le nom de pères, et n'en seront pas moins obéis en parlant au nom de la loi qu'ils l'étoient en parlant au nom de la nature. L'éduca

tion publique, sous des règles prescrites par le gouvernement, et sous des magistrats établis par le souverain, est donc une des maximes fondamentales du gouvernement populaire ou légitime. Si les enfants sont élevés en commun dans le sein de l'égalité, s'ils sont imbus des lois de l'état et des maximes de la volonté générale, s'ils sont instruits à les respecter par-dessus toutes choses, s'ils sont environnés d'exemples et d'objets qui leur parlent sans cesse de la tendre mère qui les nourrit, de l'amour qu'elle a pour eux, des biens inestimables qu'ils reçoivent d'elle, et du retour qu'ils lui doivent, ne doutons pas qu'ils n'apprennent ainsi à se chérir mutuellement comme des frères, à ne vouloir jamais que ce que veut la société, à substituer des actions d'hommes et de citoyens au stérile et vain babil des sophistes, et à devenir un jour les défenseurs et les pères de la patrie dont ils auront été si long-temps les enfants.

Je ne parlerai point des magistrats destinés à présider à cette éducation, qui certainement est la plus importante affaire de l'état. On sent que si de telles marques de la confiance publique étoient légèrement accordées, si cette fonction sublime n'étoit pour ceux qui auroient dignement rempli toutes les autres le prix de leurs travaux, l'honorable et doux repos de leur vieillesse et le comble de tous les honneurs, toute l'entreprise seroit in

utile et l'éducation sans succès; car par-tout où la leçon n'est pas soutenue par l'autorité, et le précepte par l'exemple, l'instruction demeure sans fruit; et la vertu même perd son crédit dans la bouche de celui qui ne la pratique pas. Mais que des guerriers illustres, courbés sous le faix de leurs lauriers, prêchent le courage; que des magistrats intègres, blanchis dans la pourpre et sur les tribunaux, enseignent la justice: les uns et les autres se formeront ainsi de vertueux successeurs, et transmettront d'âge en âge aux générations suivantes l'expérience et les talents des chefs, le courage et la vertu des citoyens, et l'émulation commune à tous de vivre et mourir pour la patrie.

Je ne sache que trois peuples qui aient autrefois pratiqué l'éducation publique; savoir, les Crétois, les Lacédémoniens, et les anciens Perses: chez tous les trois elle eut le plus grand succès, et fit des prodiges chez les deux derniers. Quand le monde s'est trouvé divisé en nations trop grandes pour pouvoir être bien gouvernées, ce moyen n'a plus été praticable; et d'autres raisons, que le lecteur peut voir aisément, ont encore empêché qu'il n'ait été tenté chez aucun peuple moderne. C'est une chose très remarquable que les Romains aient pu s'en passer; mais Rome fut, durant cinq cents ans, un miracle continuel que le monde ne

doit plus espérer de revoir. La vertu des Romains, engendrée par l'horreur de la tyrannie et des crimes des tyrans, et par l'amour inné de la patrie, fit de toutes leurs maisons autant d'écoles de citoyens; et le pouvoir sans bornes des pères sur leurs enfants mit tant de sévérité dans la police particulière, que le père, plus craint que les magistrats, étoit dans son tribunal domestique le censeur des mœurs et le vengeur des lois.

C'est ainsi qu'un gouvernement attentif et bien intentionné, veillant sans cesse à maintenir ou rappeler chez le peuple l'amour de la patrie et les bonnes mœurs, prévient de loin les maux qui résultent tôt ou tard de l'indifférence des citoyens pour le sort de la république, et contient dans d'étroites bornes cet intérêt personnel qui isole tellement les particuliers, que l'état s'affoiblit par leur puissance, et n'a rien à espérer de leur bonne volonté. Par-tout où le peuple aime son pays, respecte les lois, et vit simplement, il reste peu de chose à faire pour le rendre heureux; et dans l'administration publique, où la fortune a moins de part qu'au sort des particuliers, la sagesse est si près du bonheur que ces deux objets se confondent.

III. Ce n'est pas assez d'avoir des citoyens et de les protéger, il faut encore songer à leur subsistance; et pourvoir aux besoins publics est une

suite évidente de la volonté générale, et le troisième devoir essentiel du gouvernement. Ce devoir n'est pas, comme on doit le sentir, de remplir les greniers des particuliers et les dispenser du travail, mais de maintenir l'abondance tellement à leur portée, que, pour l'acquérir, le travail soit toujours nécessaire et ne soit jamais inutile. Il s'étend aussi à toutes les opérations qui regardent l'entretien du fisc et les dépenses de l'administration publique. Ainsi, après avoir parlé de l'économie générale par rapport au gouvernement des personnes, il nous reste à la considérer par rapport à l'administration des biens.

Cette partie n'offre pas moins de difficultés à résoudre ni de contradictions à lever que la précédente. Il est certain que le droit de propriété est le plus sacré de tous les droits des citoyens, et plus important, à certains égards, que la liberté même; soit parcequ'il tient de plus près à la conservation de la vie; soit parceque, les biens étant plus faciles à usurper et plus pénibles à défendre que la personne, on doit plus respecter ce qui peut se ravir plus aisément; soit enfin parceque la propriété est le vrai fondement de la société civile, et le vrai garant des engagements des citoyens; car si les biens ne répondoient pas des personnes, rien ne seroit si facile que d'éluder ses devoirs et de se moquer des lois. D'un autre côté, il n'est pas moins

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