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MÉMOIRE

A S. E. MONSEIGNEUR

LE GOUVERNEUR DE SAVOIE'.

J'ai l'honneur d'exposer très respectueusement à son excellence le triste détail de la situation où je me trouve, la suppliant de daigner écouter la générosité de ses pieux sentiments pour y pourvoir de la manière qu'elle jugera convenable.

Je suis sorti très jeune de Genève, ma patrie, ayant abandonné mes droits pour entrer dans le sein de l'Église, sans avoir cependant jamais fait aucune démarche, jusque aujourd'hui, pour implorer des secours, dont j'aurois toujours tâché de me passer s'il n'avoit plu à la Providence de m'affliger par des maux qui m'en ont ôté le pouvoir. J'ai toujours eu du mépris et même de l'indignation pour ceux qui ne rougissent point de faire

Ce mémoire, écrit après la mort de M. de Bernex, doit étre de 1734. A cette époque le gouverneur étoit le comte Louis Picon, nommé en 1731. Les Espagnols, s'étant emparés dans le mois de septembre 1742, de la Savoie, qu'ils occupèrent jusqu'en 1748, le comte Picon fut transféré à Asti. Au moment de cette invasion Jean-Jacques étoit à Paris. (Note de M. Musset-Pathay.)

un trafic honteux de leur foi, et d'abuser des bienfaits qu'on leur accorde. J'ose dire qu'il a paru par ma conduite que je suis bien éloigné de pareils sentiments. Tombé, encore enfant, entre les mains de feu monseigneur l'évêque de Genève, je tâchai de répondre, par l'ardeur et l'assiduité de mes études, aux vues flatteuses que ce respectable prélat avoit sur moi. Madame la baronne de Warens voulut bien condescendre à la prière qu'il lui fit de prendre soin de mon éducation, et il ne dépendit pas de moi de témoigner à cette dame, par mes progrès, le desir passionné que j'avois de la rendre satisfaite de l'effet de ses bontés et de ses soins.

Ce grand évêque ne borna pas là ses bontés; il me recommanda encore à M. le marquis de Bonac, ambassadeur de France auprès du Corps helvétique2. Voilà les trois seuls protecteurs à qui j'aie eu l'obligation du moindre secours; il est vrai qu'ils m'ont tenu lieu de tout autre, par la manière dont ils ont daigné me faire éprouver leur générosité. Ils ont envisagé en moi un jeune homme assez bien né, rempli d'émulation, et qu'ils entrevoyoient pourvu de quelques talents,

* M. de Bernex, évêque de Genève, mourut dans la ville d'Annecy le 23 avril 1734.

D'après les Confessions, M. de Bonac se seroit intéressé spontanément à Rousseau.

et qu'ils se proposoient de pousser. Il me seroit glorieux de détailler à son excellence ce que ces deux seigneurs avoient eu la bonté de concerter pour mon établissement; mais la mort de monseigneur l'évêque de Genève et la maladie mortelle de M. l'ambassadeur ont été la fatale époque du commencement de tous mes désastres.

Je commençai aussi moi-même d'être attaqué de la langueur qui me met aujourd'hui au tombeau. Je retombai par conséquent à la charge de madame de Warens, qu'il faudroit ne pas connoître pour croire qu'elle cût pu démentir ses premiers bienfaits, en m'abandonnant dans une si triste situation.

Malgré tout, je tâchai, tant qu'il me resta quelques forces, de tirer parti de mes foibles talents: mais de quoi servent les talents dans ce pays? Je le dis dans l'amertume de mon cœur, il vaudroit mille fois mieux n'en avoir aucun. Eh! n'éprouvė-je pas encore aujourd'hui le retour plein d'ingratitude et de dureté de gens pour lesquels j'ai achevé de m'épuiser en leur enseignant, avec beaucoup d'assiduité et d'application, ce qui m'avoit coûté bien des soins et des travaux à apprendre? Enfin pour comble de disgraces, me voilà tombé dans une maladie affreuse, qui me défigure. Je suis désormais renfermé sans pouvoir presque sortir du lit et de la chambre, jusqu'à ce qu'il

plaise à Dieu de disposer de ma courte mais misérable vie.

Ma douleur est de voir que madame de Warens a déja trop fait pour moi; je la trouve, pour le reste de mes jours, accablée du fardeau de mes infirmités, dont son extrême bonté ne lui laisse pas sentir le poids, mais qui n'incommode pas moins ses affaires, déja trop resserrées par ses abondantes charités, et par l'abus que des misérables n'ont que trop souvent fait de sa confiance.

J'ose donc, sur le détail de tous ces faits, recourir à son excellence, comme au père des affligés. Je ne dissimulerai point qu'il est dur à un homme de sentiments, et qui pense comme je fais, d'être obligé, faute d'autre moyen, d'implorer des assistances et des secours: mais tel est le décret de la Providence. Il me suffit, en mon particulier, d'être bien assuré que je n'ai donné, par ma faute, aucun lieu ni à la misère ni aux maux dont je suis accablé. J'ai toujours abhorré le libertinage et l'oisiveté; et, tel que je suis, j'ose être assuré que personne, de qui j'aie l'honneur d'être connu, n'aura, sur ma conduite, mes sentiments et mes mœurs, que de favorables témoignages à rendre.

Dans un état donc aussi déplorable que le mien, et sur lequel je n'ai nul reproche à me

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