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de sa présence; c'est l'intimité de cette union qu'imitent icibas ceux qui aiment et qui sont aimés en cherchant à se fondre en un seul être. Dans cet état, l'âme ne sent plus son corps; elle ne sent plus si elle vit, si elle est homme, ou quoi que ce soit au monde; car ce serait déchoir que de considérer ces choses, et l'âme n'a pas alors le temps ni la volonté de s'en occuper ; quand, après avoir cherché Dieu, elle se trouve en sa présence, elle s'élance vers lui et elle le contemple au lieu de se contempler elle-même... Quelle félicité est alors la sienne, c'est ce dont ceux qui ne l'ont pas goûtée peuvent juger jusqu'à un certain point par les amours terrestres, en voyant la joie qu'éprouve celui qui aime et qui obtient ce qu'il aime. Mais ces amours mortelles et trompeuses ne s'adressent qu'à des fantômes; ce ne sont pas ces apparences sensibles que nous aimons véritablement elles ne sont pas le bien que nous cherchons. Là-haut seulement est l'objet véritable de l'amour, le seul auquel nous puissions nous unir et nous identifier, parce qu'il n'est point séparé de notre âme par l'enveloppe de la chair... Telle est la vie des dieux telle est aussi celle des hommes divins et bienheureux détachement de toutes les choses d'ici-bas, dédain des voluptés terrestres, fuite de l'âme vers Dieu, qu'elle voit seul à seul. PLOTIN. Ennéades, ibid.

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CHAPITRE NEUVIÈME.

Philosophie chrétienne.

SAINT AUGUSTIN.

Saint Augustin, né près d'Hippone en 354, mourut en 430. Son père était païen; sa mère, sainte Monique, était chrétienne. Après neuf années d'une vie dissipée, Augustin connut à Milan saint Ambroise, dont les prédications le firent renoncer au manichéisme. A l'âge de trente-deux ans, il se fit baptiser; peu de temps après, il fut ordonné prêtre, et devint plus tard évêque d'Hippone. Ses principaux ouvrages sont : les Confessions, la Cité de Dieu, les Traités de la grâce et du libre arbitre.

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Dans l'immense galerie de ma mémoire, je fais comparaître le ciel, la terre, la mer, avec toutes les impressions que j'en ai reçues, hors celles que j'ai oubliées. Là je me rencontre moi-même, je me reprends au temps, au lieu, aux circonstances d'une action et au sentiment dont j'étais affecté dans cette action. Là résident les souvenirs de toutes les révélations de l'expérience et du témoignage; de cette trame du passé j'ourdis le tissu des expériences et des témoignages journaliers, des événements et des espérances futures, et je forme de tout cela comme un présent que je médite ; et dans ces vastes plis de mon intelligence, peuplés de tant d'images, je me dis à moimême « Je ferai ceci ou cela. Oh! si telle ou telle chose pouvait arriver! Plaise à Dieu! à Dieu ne plaise ! » Et je me parle ainsi, et les images des objets qui m'intéressent sortent du trésor de ma mémoire, car en leur absence il me serait impossible d'en parler.

Que cette puissance de la mémoire est grande! Grande, ô mon Dieu sanctuaire impénétrable, infini! Eh! qui pourrait aller au fond? Et c'est une puissance de mon esprit, une propriété de ma nature, et moi-même je ne comprends pas tout ce que je suis. L'esprit est donc trop étroit pour se contenir lui-même ? Et où donc déborde ce qu'il ne peut contenir de lui? Serait-ce hors de

lui? ou plutôt, n'est-ce pas en lui? Et d'où vient ce défaut de contenance?

Ici je me sens confondu d'admiration et d'épouvante. Et les hommes vont admirer les cimes des monts, les vagues de la mer, le vaste cours des fleuves, le circuit de l'Océan et le mouvement des astres; et ils se laissent là, et ils n'admirent pas, chose admirable! qu'au moment où je parle de tout cela, je n'en vois rien par les yeux; incapable d'en parler pourtant si tout cela, montagnes, vagues, fleuves, astres que j'ai vus, océans auxquels je crois, n'offrait intérieurement à ma niémoire les mêmes immensités où s'élanceraient mes regards..

SAINT AUGUSTIN. Confessions, VI, víìi.

II. Nature incompréhensible du temps et comment la pensée le mesure.

Qu'est-ce que le temps? Si personne ne m'interroge, je le sais; si je veux répondre à cette demande, je l'ignore. Et pourtant j'affirme hardiment que, si rien ne passait, il n'y aurait point de temps passé; que si rien n'advenait, il n'y aurait point de temps à venir, et que si rien n'était, il n'y aurait point de temps présent. Or, ces deux temps, le passé et l'avenir, comment sont-ils, puisque le passé n'est plus, et que l'avenir n'est pas encore? Pour le présent, s'il était toujours présent sans voler au passé, il ne serait plus temps; il serait l'éternité. Si donc le présent, pour être temps, doit s'en aller en passé, comment pouvons-nous dire qu'une chose soit, qui ne peut être qu'à la condition de n'être plus ? Et peut-on dire, en vérité, que le temps soit, sinon parce qu'il tend à n'être pas ?...

La voix qui dure encore n'est pas mesurable. Peut-on apprécier son étendue? sa différence ou son égalité avec une autre ? Et, quand elle aura cessé de vibrer, elle aura cessé d'être. Comment donc la mesurer ? Toutefois le temps se mesure.

Ce vers: « Deus creator omnium » est de huit syllabes, alternativement brèves et longues;... je mesure une longue par une brève, et je la sens double en celle-ci. Mais elles ne résonnent que l'une après l'autre, et si la brève précède la longue, comment retenir la brève pour l'appliquer comme mesure à la longue, puisque la longue ne commence que lorsque la brève a fini? Et cette longue même, je ne la mesure pas tant qu'elle est présente, puisque je ne saurais la mesurer avant sa fin: cette fin, c'est sa fuite. Qu'est-ce donc que je mesure? où est la brève qui mesure? où est la longue

à mesurer? Leur son rendu, envolées, passées toutes deux, et elles ne sont plus ! et pourtant je les mesure, et je réponds hardiment sur la foi de mes sens, que l'une est simple, l'autre double et durée; ce que je ne puis assurer, si elles ne sont passées et finies. Ce n'est donc pas elles que je mesure, puisqu'elles ne sont plus, mais quelque chose qui demeure dans ma mémoire, profondément imprimé....

C'est en toi, mon esprit, que je mesure le temps. Ne laisse pas bourdonner à ton oreille : Comment ? comment? Et ne laisse pas bourdonner autour de toi l'essaim de tes impressions; oui, c'est en toi que je mesúre l'impression qu'y laissent les réalités qui passent, impression survivant à leur passage. Elle seule demeure présente, je la mesure, et non les objets qui l'ont fait naître par leur passage. C'est elle que je mesure quand je mesure le temps, donc, le temps n'est autre chose que cette impression ou il échappe à ma mesure.

SAINT AUGUSTIN. Confessions, VI, xi.

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Soit que je divise ou que je réunisse, c'est l'unité que j'aime et que je veux. Quand je divise, c'est pour avoir l'unité pure, et quand je réunis, c'est pour l'avoir totale.

Enlevez tel ou tel bien particulier, et voyez le Bien même si vous pouvez ; ainsi vous verrez Dieu, qui n'est pas bon par un autre bien, mais qui est le Bien de tout ce qui est bon. Nous ne dirions pas qu'une chose est meilleure qu'une autre, en jugeant avec vérité, si nous n'avions pas la notion du Bien en soi imprimée dans nos âmes, sur laquelle nous réglons nos approbations et nos préférences. Ainsi il faut aimer Dieu, non tel ou tel bien, mais le Bien même. Il faut chercher pour l'âme un bien autour duquel elle ne voltige pas pour ainsi dire par la pensée, mais auquel elle s'attache par l'amour... Ce bien n'est pas loin de chacun de nous : en lui nous vivons, nous nous mouvons et nous

sommes.

SAINT AUGUSTIN. De Ordin., 1; de Trinitate, VIII, 3.

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Il n'y aucune nature mauvaise, et le mal n'est qu'un privation du bien; mais depuis les choses de la terre jusqu' celles du ciel, depuis les visibles jusqu'aux invisibles, il en es qui sont meilleures les unes que les autres, et leur existence toutes tient essentiellement à leur inégalité.

Que personne ne cherche une cause efficiente de la mauvais volonté. Cette cause n'est point positive, efficiente, mais négative déficiente, parce que la volonté mauvaise n'est point une action mais un défaut d'action (1). Déchoir de ce qui est souverai nement vers ce qui a moins d'être, c'est commencer à avoir une mauvaise volonté. Or, il ne faut pas chercher une cause efficient à cette défaillance, pas plus qu'il ne faut chercher à voir la nui ou à entendre le silence. Ainsi, que personne ne me demande c que je sais ne pas savoir, si ce n'est pour apprendre de moi qu'or ne le saurait savoir.... « Ce que je sais, c'est que la nature de Dieu n'est point sujette à défaillance, et que les natures qui ont été tirées du néant y sont sujettes; et toutefois, plus ces natures ont d'être et font de bien, plus leurs actions sont positives et ont de causes positives et efficientes; au contraire, quand elles défaillent, et par suite font du mal, leurs actions sont vaines et n'ont que des causes négatives. Je sais encore que la mauvaise volonté n'est en celui en qui elle est que parce qu'il le veut, et qu'ainsi on punit justement la défaillance, qui est entièrement volontaire. >> SAINT AUGUSTIN. Ibid.

1. Voilà l'origine de la fameuse maxime scolastique, souvent citée et approuvée par Leibniz dans ses Essais de Théodicée :

Malum causam habet non efficientem, sed deficientem.

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