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fins, lorsque, tout en y donnant des lois universelles, il est luimême soumis à ses lois. Il y appartient comme chef lorsqu'il n'est soumis, comme législateur, à aucune volonté étrangère.

L'être raisonnable doit toujours se considérer comme législateur dans un règne des fins rendu possible par la liberté de sa volonté, qu'il y soit membre ou chef. Mais les maximes de sa volonté ne suffisent pas pour lui donner le droit de revendiquer ce dernier rang; il faut pour cela qu'il soit parfaitement indépendant, exempt de tout besoin, et que son pouvoir soit, sans aucune restriction, adéquat à sa volonté.

La moralité consiste donc dans le rapport de toute action à la législation qui seule peut rendre possible un règne des fins. Cette législation doit se trouver en tout être raisonnable, et émaner de sa volonté, dont le principe est d'agir toujours d'après une maxime qu'on puisse regarder sans contradiction comme une loi universelle, c'est-à-dire de telle sorte que la volonté puisse se considérer elle-même comme dictant par ses maximes des lois universelles.

La nécessité pratique d'agir conformément à ce principe, c'està-dire le devoir, ne repose pas sur des sentiments, des penchants et des inclinations, mais seulement sur le rapport des êtres raisonnables entre eux, en tant que la volonté de chacun d'eux doit être considérée comme législatrice, ce qui seul permet de les considérer comme des fins en soi. La raison étend donc toutes les maximes de la volonté, considérée comme législatrice universelle, à toutes les autres volontés, ainsi qu'à toutes les actions envers soi-même, et elle ne se fonde pas pour cela sur quelque motif pratique étranger ou sur l'espoir de quelque avantage, mais seulement sur l'idée de la dignité d'un être raisonnable, qui n'obéit à d'autre loi que celle qu'il se donne lui-même.

XV. La dignité humaine.

Dans le règne des fins tout a soit un prix, soit une dignité. Ce qui n'a que du prix peut être remplacé par quelque équivalent ; mais ce qui est au-dessus de tout prix et ce qui, par conséquent, n'a pas d'équivalent, voilà ce qui a de la dignité.

Ce qui se rapporte aux penchants et aux besoins généraux de l'homme a un prix vénal; ce qui, même sans supposer un besoin, est conforme à un certain goût, c'est-à-dire à cette satisfaction

qui s'attache au jeu tout à fait libre des facultés de notre esprit (1), a un prix d'affection; mais ce qui constitue la condition même. qui seule peut élever une chose au rang de fin en soi, n'a pas une simple valeur relative, c'est-à-dire un prix, mais une valeur intrinsèque, c'est-à-dire une dignité.

Or la moralité est précisément cette condition qui seule peut faire d'un être raisonnable une fin en soi, car c'est par elle seule qu'il peut devenir membre législateur dans le règne des fins. La moralité, et l'humanité, en tant qu'elle est capable de moralité, voilà donc ce qui seul a de la dignité. La nature et l'art ne contiennent rien qui puisse remplacer ces choses, car leur valeur ne consiste pas dans les effets qui en résultent, dans les avantages ou dans l'utilité qu'elles procurent, mais dans les intentions, c'est-à-dire dans les maximes de la volonté, toujours prêtes à se traduire en actions, alors même que l'issue ne leur serait pas favorable. Ces actions n'ont pas besoin d'être recommandées par quelque disposition subjective ou quelque goût, qui nous les ferait immédiatement accueillir avec faveur et satisfaction, par quelque penchant ou quelque sentiment immédiat pour elles, mais elles font de la volonté qui les accomplit un objet immédiatement digne de notre respect, et c'est la raison seule qui nous impose ce respect, sans nous flatter pour l'obtenir, ce qui serait d'ailleurs en contradiction avec l'idée du devoir.

Telle est donc l'estimation par laquelle nous reconnaissons dans notre façon de penser cette valeur que nous désignons sous le nom de dignité, et qui est tellement élevée au-dessus de toute autre, que toute comparaison serait une atteinte portée à sa sainteté.

Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 198 et suiv.

XVI. Le respect ne s'adresse qu'aux personnes, non aux choses.

Le respect s'adresse toujours aux personnes, jamais aux choses. Les choses peuvent exciter en nous de l'inclination, et même de l'amour, quand ce sont des animaux (par exemple, des chevaux, des chiens), ou de la crainte, comme la mer, un volcan, une bête féroce, mais jamais de respect. Ce qui ressemble le plus au respect, c'est l'admiration, et celle-ci, comme affection, est un

1. Pour bien entendre ce passage, il faut se rappeler la théorie de Kant sur le goût, le beau, le sublime et les beaux-arts.

étonnement que les choses peuvent aussi produire, par exemple les montagnes qui s'élèvent jusqu'au ciel, la grandeur, la multitude, l'éloignement des corps célestes, la force et l'agilité de certains animaux, etc. Mais tout cela n'est point du respect. Un homme peut aussi être un objet d'amour, de crainte, ou d'admiration et même d'étonnement, sans être pour cela un objet de respect. Son enjouement, son courage et sa force, la puissance qu'il doit au rang qu'il occupe parmi les autres, peuvent m'inspirer ces sentiments, sans que j'éprouve intérieurement de respect pour sa personne. « Je m'incline devant un grand, disait Fontenelle, mais mon esprit ne s'incline pas. » Et moi j'ajouterai : - Devant l'humble bourgeois, en qui je vois l'honnêteté du caractère portée à un degré que je ne trouve pas en moi-même, mon esprit s'incline, que je le veuille ou non, et si haut que je porte la tête pour lui faire remarquer la supériorité de mon rang. Pourquoi cela? C'est que son exemple me rappelle une loi qui confond ma présomption, quand je la compare à ma conduite, et dont je ne puis regarder la pratique comme impossible, puisque j'en ai sous les yeux un exemple vivant. Que si j'ai conscience d'être honnête au même degré, le respect subsiste encore. En effet, comme tout ce qui est bon dans l'homme est toujours défectueux, la loi, rendue visible par un exemple, confond toujours mon orgueil, car l'imperfection dont l'homme, qui se sert de mesure, pourrait bien être entaché, ne m'est pas aussi bien connue que la mienne, et il m'apparaît ainsi sous un jour plus favorable. Le respect est un tribut que nous ne pouvons refuser au mérite, que nous le voulions ou non; nous pouvons bien ne pas le laisser paraître au dehors, mais nous ne saurions nous empêcher de l'éprouver intérieurement.

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Critique de la raison pratique, trad. Barni, p. 252.

XVII. L'éducation morale opposée à l'éducation utilitaire et épicurienne. Le pur respect du devoir est un mobile plus puissant que l'intérêt. Exemple.

Au premier coup d'œil il paraîtra fort invraisemblable à chacun que la représentation de la pure vertu puisse avoir plus de puissance sur l'âme humaine, et lui fournir un mobile plus efficace, que ne le peut l'appât du plaisir et en général de tout ce qui se rapporte au bonheur, ou la crainte de la douleur et du mal; et que le premier mobile, c'est-à-dire le pur respect de la loi, soit plus capable que le second de nous déterminer à le préférer à

toute autre considération. Et pourtant il en est réellement ainsi dans la nature humaine; et, s'il en était autrement, la représentation de la loi ayant besoin de moyens détournés de recommandation, il n'y aurait jamais d'intention véritablement morale, Tout serait pure dissimulation; la loi serait haïe ou même méprisée, et on ne la suivrait que par intérêt....

A la vérité on ne peut nier que, pour mettre dans la voie du bien moral une âme inculte ou dégradée, il ne soit nécessaire de la préparer en l'attirant par l'appât de l'avantage personnel ou en l'effrayant par la crainte de quelque danger; mais, dès que ce moyen mécanique, dès que cette lisière a produit quelque effet, alors il faut montrer à l'âme le motif moral dans toute sa pureté; car non-seulement ce motif est le seul qui puisse fonder un caractère (une manière d'être conséquente, établie sur des maximes immuables), mais en outre il nous apprend à sentir notre dignité personnelle, et par là il nous donne une force inattendue pour nous dégager de tous les liens sensibles qui tendent à nous opprimer, et nous montrer une riche compensation dans notre nature intelligible et dans la grandeur d'âme à laquelle nous nous voyons destiné.

Considérez le cours de la conversation dans une société mélangée, qui ne se compose pas seulement de savants et de disputeurs, mais de gens d'affaires et de femmes, vous remarquerez que, outre l'anecdote et la plaisanterie, le raisonnement a aussi sa place dans l'entretien; car l'anecdote, qui, pour avoir de l'intérêt, doit avoir quelque nouveauté, est bien vite épuisée, et la plaisanterie devient aisément insipide. Or il n'y a pas de raisonnements qui soient mieux accueillis des personnes auxquelles d'ailleurs toute discussion subtile cause bientôt un profond ennui, et qui animent mieux une société que ceux qui portent sur la valeur morale de telle ou telle action, et ont pour but de décider du caractère de quelque personne. Ceux à qui d'ailleurs tout ce qui est subtil et raffiné dans les questions théoriques paraît sec et rebutant se mêlent à la conversation, aussitôt qu'il s'agit de juger de la valeur morale d'une action, bonne ou mauvaise, que l'on raconte, et ils montrent, dans la recherche de tout ce qui peut diminuer ou seulement rendre suspecte la pureté de l'intention, et par conséquent le degré de vertu de cette action, une exactitude, une subtilité, un raffinement d'esprit qu'on ne peut attendre d'eux en aucune matière de spéculation. On peut voir souvent se révéler, dans ces jugements portés sur autrui, le

caractère des personnes : en exerçant leur critique sur les autres, principalement sur les morts, les uns paraissent surtout enclins à défendre le bien qu'on raconte de telle ou telle action contre toutes les insinuations qui peuvent porter atteinte à la pureté de l'intention, et enfin toute la valeur morale de la personne contre le reproche de dissimulation et de malice secrète, tandis que d'autres paraissent se plaire davantage à chercher des motifs de blâme et d'accusation (1). Il ne faut pas toujours attribuer à ces derniers le dessein de bannir la vertu de toutes les actions humaines qu'on peut citer comme exemples, afin de n'en plus faire qu'un vain mot ; c'est souvent une bonne intention qui les rend sévères dans l'appréciation de la valeur morale des actions: ils jugent d'après une loi qui ne compose point, et qui, prise elle-même à la place des exemples pour terme de comparaison, rabaisse beaucoup notre présomption dans les choses morales, et n'enseigne pas seulement la modestie, mais la fait sentir à quiconque s'examine sévèrement soi-même. Cependant les défenseurs de la pureté des intentions dans les exemples donnés montrent le plus souvent que, s'ils se plaisent, partout où il y a présomption en faveur de la droiture de l'intention, à la montrer pure de toute tache, même la plus légère, c'est de peur que, en rejetant tous les exemples comme faux et en niant la pureté de toute vertu humaine, on ne finisse par regarder celle-ci comme un fantôme, et par mépriser tout effort tenté en ce sens comme une vaine affectation et comme une présomption trompeuse.

Je ne sais pas pourquoi les instituteurs de la jeunesse n'ont pas depuis longtemps déjà mis à profit ce penchant de la raison qui nous fait trouver du plaisir à soumettre à l'examen le plus subtil les questions pratiques qu'on nous propose, et pourquoi, après avoir pris pour fondement un catéchisme purement moral, ils n'ont pas cherché dans les biographies des temps anciens et modernes des exemples de tous les devoirs prescrits par ce catéchisme, afin d'exercer par l'examen de ces exemples, et surtout par la comparaison d'actions semblables faites en des circonstances diverses, le jugement des enfants à discerner le plus ou moins de valeur morale des actions. C'est là en effet un exercice où la jeunesse montre beaucoup de pénétration, alors même qu'elle n'est encore mûre pour aucune espèce de spéculation, et où elle trouve un vif intérêt, car elle y sent le progrès

1. C'est cette tendance qui fut poussée à l'excès par La Rochefoucauld

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