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Existence et providence de Dieu.

Je raconterai l'entretien qu'un jour, en ma présence, Socrate eut sur la Divinité avec Aristodème. Il savait qu'Aristodème ne sacrifiait jamais aux dieux, qu'il ne consultait pas les oracles, et que même il raillait ceux qui observaient ces pratiques religieuses. « Réponds, Aristodème, lui dit-il y a-t-il quelques hommes dont tu admires le talent? Sans doute. Nomme-les. J'admire surtout Homère dans la poésie épique, Mélanippide (1) dans le dithyrambe, Sophocle dans la tragédie, Polyclète dans la statuaire (2), Zeuxis (3) dans la peinture. Mais quels artistes trouves-tu les plus admirables, de ceux qui font les figures dénuées de pensée et de mouvement, ou de ceux qui produisent des êtres animés et doués de la faculté de penser et d'agir? Ceux qui créent des êtres animés, si cependant ces êtres sont l'ouvrage d'une intelligence et non pas du hasard. Des ouvrages dont on ne reconnaît pas la destination, ou de ceux dont on aperçoit manifestement l'utilité, lesquels regarderas-tu comme la création d'une intelligence ou comme le produit du hasard? Il est raisonnable d'attribuer à une intelligence les ouvrages qui ont un but d'utilité.

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Ne te semble-t-il donc pas que celui qui a fait les hommes dès le commencement leur a donné des organes parce qu'ils leur sont utiles les yeux, pour voir les objets visibles; les oreilles, pour entendre les sons?... N'est-ce pas une merveille de la providence, que nos yeux, organe faible, soient munis de paupières qui, comme deux portes, s'ouvrent au besoin et se ferment durant le sommeil; que ces paupières soient garnies de cils qui, pareils à des cribles, les défendent contre la fureur des vents; que des sourcils s'avancent en forme de toit au-dessus des yeux, pour empêcher que la sueur ne les incommode en découlant du front; que l'ouïe reçoive tous les sons sans se remplir jainais ?.....

Toi-même crois-tu qu'il existe en toi une intelligence, et que hors de toi il n'y en a plus? Considère surtout que ton corps n'est qu'une faible portion de cette immense étendue de terre, qu'il ne contient qu'une des innombrables gouttes de ce grand amas d'eau,

1. Mélanippide l'Aneien, né à Mélos, florissait vers l'an 500. Il fut célèbre comme poète dithyrambique et comme compositeur de musique. 2. Sculpteur célèbre dans l'antiquité.

3. Né à Héraciée, le rival de Parrhasius.

qu'une petite partie des vastes éléments. Crois-tu avoir eu le bonheur de ravir l'intelligence qui ne se trouve nulle part en particulier ? Et tant de choses magnifiques, si bien multipliées, si bien ordonnés, te semblent-elles l'ouvrage d'un aveugle hasard? Oui; car enfin je ne vois pas les créateurs, comme je connais les artisans de ce qui est sur la terre. Tu ne vois pas non plus ton âme, qui est la souveraine de ton corps: d'après ton raisonnement, dis donc aussi que tu fais tout par hasard, et rien avec intelligence....

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Sache, mon ami, que ton esprit, tant qu'il est uni à ton corps, le gouverne à son gré. Il faut donc croire aussi que la sagesse qui vit dans tout ce qui existe gouverne ce grand tout comme il lui plaît. Quoi ! ta vue peut s'étendre jusqu'à plusieurs stades, et l'œil de la Divinité ne pourra tout embrasser! Ton esprit peut en même temps s'occuper des événements d'Athènes, de l'Égypte et de la Sicile, et l'esprit de Dieu ne pourra songer à tout en même temps !

En servant les hommes tu apprends à connaître s'ils sont susceptibles de reconnaissance; en les obligeant, s'ils sont disposés à t'obliger à leur tour; en les consultant, s'ils ont de la prudence. Révère donc les dieux; tu sauras alors s'ils veulent t'éclairer sur ce qu'ils ont caché à notre faible raison; alors tu reconnaîtras que telle est la grandeur de l'Etre suprême, qu'il voit tout d'un seul regard, qu'il entend tout, qu'il est partout, qu'il porte en même temps tous ses soins sur toutes les parties de l'univers (1).

La Providence et l'optimisme chez Socrate.

Le Dieu suprême qui dirige et soutient cet univers, celui en qui se réunissent tous les biens et toute la beauté; qui, pour notre usage, le maintient tout entier dans une vigueur et une jeunesse toujours nouvelle; qui le force d'obéir à ses ordres plus vite que la pensée, et sans s'égarer jamais, ce Dieu est visiblement occupé de grandes choses, mais nous ne le voyons pas

gouverner.

Considérez que le soleil, qui semble exposé à tous les regards, ne permet pas qu'on l'envisage; quiconque porte sur lui un œil téméraire perd aussitôt la vue... Si dans notre faible

1. Mémorables, I, IV.

nature quelque chose nous rapproche des dieux, c'est notre âme, sans doute : il est clair qu'elle règne en nous; cependant elle n'est pas visible. Réfléchissez, et ne méprisez pas les substances invisibles; à leurs effets, reconnaissez leur puissance, et révérez la Divinité (1).

Les lois non écrites.

Connaissez-vous, Hippias, des lois non écrites? Sans doute, celles qui règnent dans tous les pays. Direz-vous que ce sont les hommes qui les ont portées ? Et comment le dirais-je, puisqu'ils n'ont pu se rassembler tous en un même lieu, et que d'ailleurs ils ne parlent pas une même langue? - Qui croyezvous donc qui ait porté ces lois? - Ce sont les dieux qui les ont prescrites aux hommes; et la première de toutes, reconnue dans le monde entier, ordonne de révérer les dieux.

Identité de la vertu et de la science selon Socrate.

Parmi ceux qui savent ce qu'il faut faire, en est-il qui croient devoir s'en dispenser? Je ne le pense pas. - Connaissez-vous des gens qui fassent autre chose que ce qu'ils croient devoir faire? — Non. — Ainsi, quand on connaît les lois qui règlent la conduite à tenir envers les hommes, on observe la justice? - Sans doute. - Et en observant la justice, on est juste ? Pourrait-on l'être autrement? Nous définirons donc le juste celui qui connaît les lois qu'il doit observer dans sa conduite avec les hommes. Il me semble qu'on doit le définir ainsi (2).

1. Mémorables, IV, III.

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2. Mémorables, IV, VI. Ainsi, pour Socrate, toutes les vertus se ramènent à la science, et si quelq'uun fait mal, c'est qu'il ne sait pas le bien. Il y a du reste beaucoup de vrai dans cette doctrine; mais Socrate l'a poussée jusqu'à la négation du libre arbitre.

CHAPITRE QUATRIÈME

PLATON.

Platon naquit dans l'île d'Egine, en 430 avant Jésus-Christ. Il eut pour père Ariston, qui descendait de Cadmus, et pour mère Périctyone, qui descendait d'un frère de Solon. Son véritable nom était Aristoclès. Il se livra aux arts et à la poésie dans sa jeunesse, et il avait mème composé des tragédies, qu'il brùla lorsqu'il eut entendu Socrate. Son premier maître fut Cratyle, disciple d'Héraclite; mais il se donna de bonne heure à Socrate, et suivit ses leçons pendant huit ans. A la mort de Socrate, il se rendit d'abord à Mégare, et de là en Italie, où il fréquenta les plus illustres pythagoriciens; puis à Cyrène, où Theodore lui enseigna à fond la géométrie, et enfin en Egypte, où il apprit l'astronomie. Il fit trois voyages en Sicile, où il se lia intimement avec Dion, et essaya inutilement d'enseigner la justice aux deux Denys. C'est au retour du premier de ces voyages qu'il fut, dit-on, vendu comme esclave, par une vengeance de Denys l'Ancien, et racheté par le philosophe cyrenaïque Annicéris. Plusieurs Etats lui demandèrent des lois. Il accorda son amitié à Archélaūs, roi de Macédoine; mais, soit ressentiment de la mort de Socrate, soit qu'il désespérât du salut d'Athènes, il refusa de prendre part au gouvernement de sa patrie. Il mourut l'an 347 avant Jesus-Christ.

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ALCIBIADE. Pour iouer Socrate, mes amis, j'userai de comparaisons: Socrate croira peut-être que par ce moyen je cherche à faire rire, mais ces images auront pour objet la vérité et non la plaisanterie.

Je dis d'abord que Socrate ressemble tout à fait à ces silènes qu'on voit exposés dans les ateliers des statuaires, et que les artistes représentent avec une flûte ou des pipeaux à la main: si vous séparez les deux pièces dont ces statues se composent, vous trouvez dans l'intérieur l'image de quelque divinité. Je dis ensuite que Socrate ressemble particulièrement au satyre Marsyas. Quant à l'extérieur, Socrate, tu ne disconviendras pas de la ressemblance; et quant au reste, écoute ce que j'ai à te dire: n'es-tu pas un railleur effronté? Si tu le nies, je produirai des témoins. N'es-tu pas aussi joueur de flûte, et bien plus admirable que Marsyas? I charmait les hommes par la puissance des sons que sa bouche tirait de ses instruments, et c'est ce que fait encore aujourd'hui quiconque exécute les airs de ce satyre.

Grâce à leur caractère divin, ces airs, que ce soit un artiste habile ou une méchante joueuse de flûte qui les exécute, ont seuls la vertu de nous enlever à nous-mêmes, et de faire connaître ceux qui ont besoin des initiations et des dieux. La seule différence qu'il y ait à cet égard entre Marsyas et toi, Socrate, c'est que, sans le secours d'aucun instrument, avec de simples discours, tu fais la même chose. Qu'un autre parle, fût-ce même le plus habile orateur, il ne fait, pour ainsi dire, aucune impression sur nous; mais que tu parles toi-même, ou qu'un autre répète tes discours, si peu versé qu'il soit dans l'art de la parole, tous les auditeurs, hommes, femmes ou adolescents, sont saisis et transportés. Pour moi, mes amis, si je ne craignais de vous paraître tout à fait ivre, je vous attesterais avec serment l'effet extraordinaire que ses discours ont produit et produisent encore sur moi. Quand je l'entends, le cœur me bat avec plus de violence qu'aux corybantes; ses paroles me font verser des larmes, et je vois un grand nombre d'auditeurs éprouver les mêmes émotions. En entendant Périclès et nos autres grands orateurs, je les ai trouvés éloquents; mais ils ne m'ont fait éprouver rien de semblable. Mon âme n'était point troublée, elle ne s'indignait point contre elle-même de son esclavage. Mais, en écoutant ce Marsyas, la vie que je mène m'a souvent paru insupportable. Tu ne contesteras pas, Socrate, la vérité de ce que je dis là; et je sens que, dans ce moment même, si je me mettais à prêter l'oreille à tes discours, je n'y résisterais pas, ils prod uiraient sur moi la même impression. C'est un homme qui me force de convenir que, manquant moi-même de bien des choses, je néglige mes propres affaires pour m'occuper de celles des Athéniens. Je suis donc obligé de m'éloigner de lui en me bouchant les oreilles, comme pour échapper aux sirènes (1); sinon, je resterais jusqu'à la fin de mes jours assis à côté de lui. Cet homme réveille en moi un sentiment dont on ne me croirait guère susceptible, c'est celui de la honte: oui, Socrate seul me fait rougir; car j'ai la conscience de ne pouvoir rien opposer à ses conseils; et pourtant, après l'avoir quitté, je ne me sens pas la force de renoncer à la faveur populaire. Je le fuis donc et fuis en esclave; mais, quand je le revois. je rougis à ses yeux d'avoir démenti mes paroles par ma conduite; et souvent j'aimerais mieux, je crois, qu'il n'existât pas et cependant, si cela arrivait, je sais bien que je serais plus

1. Homère. Odyssée, liv. XII, v, 47.

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