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Si toutes les facultés étaient réduites à la sensation et à ses divers modes, l'habitude exercerait donc sur elles la plus funeste influence. Hors des besoins naturels, et dans tous les intervalles qui sépareraient leurs paroxysmes, l'être sensitif, ne recevant plus des impressions accoutumées cette action stimulante qui fait la vie, demeurerait affaissé dans un état de sommeil ou d'engourdissement; tout exercice deviendrait pour lui principe d'altération et, pour ainsi dire, de mort; au sein de modifications toujours variables, qui finiraient loin de lui et disparaîtraient sans retour, où seraient, je ne dis pas les occasions et les moyens de perfectibilité, mais même la chaîne commune qui unirait les diverses périodes, les divers instants de sa passive existence ? C'est à l'habitude que nous devons la facilité, la précision et la rapidité extrêmes de tous nos mouvements et opérations volontaires; mais c'est elle aussi qui nous en cache la nature, le nombre : elle nous cache la part qu'elle y prend, précisément parce qu'elle y domine au plus haut degré.

Fondements de la Psychologie. OEuvres inédites. p. 55 et suiv.

VI. Différence entre le désir et le vouloir.

Il s'agit maintenant d'établir les titres essentiels de distinction qui séparent le désir du vouloir; car, comme le dit si bien Locke, sans paraître lui-même se douter de tout ce qu'il y a de profondément vrai dans ses paroles, le vouloir de l'homme s'arrête aux choses dont il dispose, c'est-à-dire aux choses qu'il sait ou qu'il sent immédiatement être en son pouvoir, et ne va pas plus loin. Le désir s'étend aux choses qui sont hors du moi et indépendantes de lui, c'est-à-dire du vouloir et de l'effort qui le constitue. Entrons plus avant dans l'analyse de ce sujet.

Le vouloir est un acte simple, pur et instantané de l'âme, en qui ou par qui cette force intelligente et active se manifeste au dehors et à elle-même intérieurement. Aussi l'effort est-il le mode permanent de l'âme (moi) tant que la veille dure : cet effort cessant, l'âme cesse de se manifester, et la personne ou le moi s'enveloppe dans le sommeil.

Le désir est un mode mixte ou composé, où l'action et la passion se combinent et se succèdent l'une à l'autre. Si le vouloir est l'attribut essentiel d'un être simple, le désir, comme toute passion, ne peut être que l'attribut d'un être mixte, ou composé de deux natures qui se limitent en s'opposant

l'une à l'autre. Les affections qui prédominent toujours dans le désir sont attachées au jeu de certains organes sensitifs qui, loin de servir l'intelligence, ne font guère qu'obscurcir sa lumière et absorber son activité. Dans le vouloir, ou dans l'action directe exercée sur les parties du corps qui lui sont soumises, l'âme s'approprie véritablement ces parties par l'action immédiate, instantanée, qui la manifeste intérieurement à elle-même. Dans le désir, ou sous l'influence sympathique exercée par l'imagination sur les organes sensitifs et involontaires, ce sont plutôt les organes sensitifs qui s'approprient l'âme, l'attirent à eux et peuvent absorber dans leurs impressions toutes les facultés de sa nature....

Continuons à bien marquer cette différence qui vient d'être établie entre le désir (ou toute tendance passionnée de l'âme vers des objets quelconques hors d'elle ou de son pouvoir) et la volonté, ou le mode essentiellement et purement actif de l'âme, en qui ou par qui seul l'âme se manifeste à elle-même. Tandis que le plus haut degré de clarté de cette manifestation du moi est précisément le plus haut point d'énergie du vouloir ou de l'effort luttant contre une résistance; au contraire, l'enveloppement et l'absorption la plus complète de la personne ou du moi correspondent au plus haut point d'exaltation du désir ou de la tendance de l'âme à s'identifier avec un objet idéal, ou imaginaire et sensible, qui n'est pas elle. Comment donc serait-il possible que la personnalité prît sa source, ou son caractère individuel de conscience, dans le même mode de l'âme où elle s'absorbe et s'évanouit à un tel degré ?

Dans tout vouloir, l'exécution ne peut être qu'immédiate, actuelle et instantanée, comme nous le savons par les faits mêmes de conscience. La force manifestée et son produit sensible, externe ou interne, coexistent donc en un seul point indivisible du temps et sont inséparables, quoique distincts, dans la dualité pri= mitive qui constitue l'existence même du moi. Admettez le moindre intervalle ou le plus simple intermédiaire sensible entre un acte de vouloir et son effet, vous dénaturez cet acte, vous détruisez la force même dans son principe, ou dans son mode essentiel de manifestation.

Au contraire, dans cette tendance de l'âme appelée désir, ce qui se manifeste à l'âme ou au moi, ce sont les bornes de sa force propre et constitutive, c'est le temps, la succession des moyens employés pour atteindre l'objet désiré. Composé d'éléments hétérogènes où la passion prédomine nécessairement sur l'action,

le désir n'est jamais la cause efficace, mais l'occasion à la suite de laquelle arrivent tels phénomènes éventuels, tels effets sensibles internes ou externes, toujours involontaires par leur nature. Ibid., p. 60.

VII. L'imagination passive et active. Châteaux en Espagne, songes, romans.

L'être sentant obéit à des lois d'association ou d'agrégation passive, qu'il ne fait pas et ne peut connaître; l'être intelligent se prescrit à lui-même des lois d'association dont il se rend compte; il choisit librement les éléments qu'il veut réunir, tire de son sein les modèles de ses propres combinaisons, forme ainsi ces idées archétypes d'ensemble, d'harmonie, de beauté, sous lesquelles l'esprit humain contemple les phénomènes d'une nature extérieure, qu'il a souvent pressentis et dominés par la pensée, avant de les avoir perçus par les sens. La faculté de se créer des idées archétypes, qui porte l'unité dans le vaste champ des idées, est l'attribut le plus éminent de l'intelligence.

Dans le sommeil de la pensée, lorsque toute faculté active de combinaison est suspendue, diverses images ou fantômes viennent assiéger le sens intérieur, s'y succèdent, s'y remplacent et s'y agrégent de toutes les manières, et forment des tableaux mobiles, irréguliers, disparates dans toutes leurs parties, sans plan, sans liaison, sans unité de sujet ni d'objet. On peut observer seulement, dans cet exercice de l'imagination passive, qui fait les rêves de l'homme endormi ou même éveillé, que l'espèce des images ou leurs couleurs sombres ou gracieuses, dépendent toujours d'un certain ton sur lequel se trouve montée actuellement la sensibilité intérieure, par la prédominance de tels organes intérieurs disposés de telle manière. Tels sont les rêves pénibles occasionnés par la plénitude de l'estomac, les embarras de la circulation, etc.

Dans tous ces cas, plus fréquents que ne le pensent peut-être les métaphysiciens, accoutumés à faire abstraction des causes. physiologiques qui mettent en jeu l'imagination ou tel mode de son exercice, dans tous ces cas, dis-je, il y a une affection interne dominante qui éveille le sens interne des images, lui communique une certaine impulsion qui se propage ou se continue d'une manière spontanée et plus ou moins irrégulière, suivant les lois d'association organique ou d'agrégation fortuite.

Par exemple, dans ces combinaisons d'images ou ces châteaux

en Espagne que fait l'homme éveillé, lorsqu'il se laisse aller au mouvement naturel de son imagination, il y a toujours un certain ton de la sensibilité qui détermine l'apparition des premiers fantômes. Suivant que l'individu se trouve monté au ton de la crainte ou de l'espérance, qu'il a un sentiment instinctif de force ou de faiblesse radicale, son imagination produit des fantômes divers qu'il repousse ou caresse, qu'il tend à fuir ou à combattre, voilà le canevas du château en Espagne ou du roman. La faculté de combinaison s'empare de ce canevas et se propose de le remplir. Elle fait un choix d'images analogues entre elles et au plan proposé, écarte toutes celles qui sont disparates ou hors de son but, et parvient ainsi à former un tableau plus ou moins composé, dont toutes les parties s'harmonisent entre elles et concourent dans une véritable unité de dessein de plan ou d'action. Il n'y a assurément rien de pareil dans les agrégations fortuites des songes et dans tous les cas où l'imagination se trouve livrée à elle-même, ou à l'impulsion vague d'une sensibilité dont les modes composés et variables à chaque instant excluent par eux-mêmes toute forme constante et proprement une. Le principe de l'unité qui caractérise toutes les combinaisons de l'intelligence ne réside donc point dans notre nature sentante, mais se fonde et se rattache au premier déploiement de cette même activité perceptive qui constitue le « un dans le multiple » (1). La faculté de combinaison n'est point limitée aux images et particulièrement à celles que fournit le sens de la vue, toujours prédominant sur tous les autres. Son champ bien plus étendu que celui de l'imagination proprement dite, embrasse toutes les idées de l'esprit où elle trouve des matériaux et tous les sentiments du cœur qui lui fournissent des excitants, et que l'exercice de cette faculté contribue singulièrement à développer. Tantôt elle emprunte les éléments de ses combinaisons des objets de la nature extérieure tels qu'ils se manifestent aux sens, en réunissant dans un autre ordre leurs modes ou qualités abstraites; tantôt elle va chercher ses matériaux hors du cercle des objets réels, dans un monde de possibles où elle trouve des types d'une perfection idéale qu'elle aspire à réaliser. Quelquefois elle crée en voulant imiter; d'autres fois elle imite même en créant; mais quelle que soit la sphère où s'exerce cette faculté active,

1. Expression des platoniciens pour désigner l'unité introduite par l'intelligence dans la multiplicité des sensations.

toujours elle imprime le sceau de l'unité à ses productions les plus variées, et souvent elle leur communique cette teinte particulière du sentiment qui l'inspira.

Ibid., p. 102.

VIII.

Les vrais signes sont volontaires.

Dans l'être sentant, les impressions affectives se manifestent au dehors par des mouvements ou des voix qu'elles déterminent, mais on ne peut pas dire que cet être se serve lui-même de tels signes pour exprimer ce qu'il sent. Là où il n'y a point d'intention ni de volonté, il n'y a point de signes proprement dits. Nous pouvons bien attacher à une interjection, à un cri qu'arrache la douleur, le sens d'une proposition complète, telle que celle-ci : Je sens, je juge, je veux, exprimée en un seul terme; mais c'est nous qui instituons ici arbitrairement le signe et lui créons une valeur qu'il n'a pas et ne peut avoir pour l'être sensitif. Si le mouvement, le cri involontaire, la simple agitation mécanique avaient déjà, dans le sens intime, la valeur qu'on leur attribue, il ne faudrait plus chercher l'origine de l'institution des signes, pas plus que celle de la pensée ou de l'individualité personnelle. Tout serait inné, et l'homme penserait ou parlerait dès le ventre de sa mère. L'enfant ne commence vraiment à avoir des signes que lorsqu'il transforme lui-même ses cris ou ses interjections en signes de réclame, ou qu'il s'en sert pour appeler à lui. Ce n'est qu'alors qu'il a une intention et qu'il l'exprime au dehors, par des mouvements ou des voix dont il dispose ou dont il se sent cause. Bientôt il aperçoit que cette volonté exprimée a une influence sur d'autres volontés qui lui obéissent ou concourent avec elle: tel est le premier sentiment d'une puissance morale, lié au premier acte de réflexion. C'est aussi de cette première association d'un signe volontaire et d'une idée que part l'individu pour imposer des noms aux choses, et exercer ultérieurement sur ses propres idées l'empire qu'il a par sa voix ou ses mouvements sur des êtres extérieurs à lui.

IX. Sur l'origine du langage.

Ibid., p. 123.

Il est bien évident que ces sons inarticulés, comme ces mouvements quelconques que l'enfant, en commençant à devenir homme, s'approprie à titre de personne agissante et institue par

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