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pensées qui s'agitent dans son sein. On a dit qu'il n'y a point d'homme supérieur sans quelque grain de folie; mais cette folielà, comme celle de la croix, est la partie divine de la raison. Cette puissance mystérieuse, Socrate l'appelait son démon. Voltaire l'appelait le diable au corps; il l'exigeait même d'une comédienne pour être une comédienne de génie. Donnez-lui le nom qu'il vous plaira, il est certain qu'il y a un je ne sais quoi qui inspire le génie et qui le tourmente aussi jusqu'à ce qu'il ait épanché ce qui le consume, jusqu'à ce qu'il ait soulagé en les exprimant ses peines et ses joies, ses émotions, ses idées, et que ses rêveries soient devenues des œuvres vivantes. Ainsi deux choses caractérisent le génie; d'abord la vivacité du besoin qu'il a de produire, ensuite la puissance de produire ; car le besoin sans la puissance n'est qu'une maladie qui simule le génie, mais qui n'est pas lui. Le génie, c'est surtout, c'est essentiellement la puissance de faire, d'inventer, de créer. Le goût se contente d'observer et d'admirer. Le faux génie, l'imagination ardente et impuissante, se consume en rêves stériles et ne produit rien ou rien de grand. Le génie seul a la vertu de convertir ses conceptions en créations.

VIII.

Du vrai, du beau et du bien, ibid., v.

L'art n'est pas une imitation de la nature.

Sans doute, en un sens, l'art est une imitation; car la création absolue n'appartient qu'à Dieu. Où le génie peut-il prendre les éléments sur lesquels il travaille, sinon dans la nature dont il fait partie ? Mais se borne-t-il à les reproduire tels que la nature les lui fournit, sans y rien ajouter qui lui appartienne ? N'est-il que le copiste de la réalité ? Son seul mérite alors est celui de la fidélité de la copie. Et quel travail plus stérile que de calquer des œuvres essentiellement inimitables pour en tirer un simulacre médiocre ? Si l'art est un écolier servile, il est condamné à n'être jamais qu'un écolier impuissant.

L'idéal est l'objet de la contemplation passionnée de l'artiste. Assidûment et silencieusement médité, sans cesse épuré par la réflexion et vivifié par le sentiment, il échauffe le génie et lui inspire l'irrésistible besoin de le voir réalisé et vivant. Pour cela, le génie prend dans la nature tous les matériaux qui le peuvent servir, et leur appliquant sa main puissante, comme MichelAnge imprimait son ciseau sur le marbre docile, il en tire des

EXT. GR. PHILOS.

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œuvres qui n'ont pas de modèle dans la nature, qui n'imitent pas autre chose que l'idéal rêvé ou conçu, qui sont en quelque sorte une seconde création inférieure à la première par l'individualité et la vie, mais qui lui est bien supérieure, ne craignons pas de le dire, par la beauté intellectuelle et morale dont elle est empreinte.

La beauté morale est le fond de toute vraie beauté. Ce fond est un peu couvert et voilé dans la nature. L'art le dégage, et lui donne des formes plus transparentes. C'est par cet endroit que l'art, quand il connaît bien sa puissance et ses ressources, institue avec la nature une lutte où il peut avoir l'avantage.

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Établissons bien la fin de l'art : elle est là précisément où est sa puissance. La fin de l'art est l'expression de la beauté morale à l'aide de la beauté physique. Celle-ci n'est pour lui qu'un symbole de celle-là. Dans la nature ce symbole est souvent obscur: l'art en l'éclaircissant atteint des effets que la nature ne produit pas toujours. La nature peut plaire davantage, car encore une fois elle possède en un degré incomparable ce qui fait le plus grand charme de l'imagination et des yeux, la vie ; l'art touche plus, parce qu'en exprimant surtout la beauté morale il s'adresse plus directement à la source des émotions profondes. L'art peut être plus pathétique que la nature, et le pathétique, c'est le signe et la mesure de la grande beauté.

Deux extrémités également dangereuses: un idéal mort, ou l'absence d'idéal. Ou bien on copie le modèle, et on manque la vraie beauté; ou bien on travaille de tête, et on tombe dans une idéalité sans caractère. Le génie est une perception prompte et sûre de la juste proportion dans laquelle l'idéal et le naturel, la forme et la pensée se doivent unir. Cette union est la perfection de l'art les chefs-d'œuvre sont à ce prix.

ll importe, à mon sens, de suivre ce principe dans l'enseignement des arts. On demande si les élèves doivent commencer par l'étude de l'idéal ou du réel. Je n'hésite point à répondre par l'un et par l'autre. La nature elle-même n'offre jamais le général sans l'individuel, ni l'individuel sans le général. Toute figure est composée de traits individuels qui la distinguent de toutes les autres et font sa physionomie propre, et en même temps elle a des traits généraux qui constituent ce qu'on appelle la figure

humaine. Ce sont ces linéaments constitutifs, c'est ce type qu'on donne à retracer à l'élève qui débute dans l'art du dessin. Il serait bon, aussi, je crois, pour le préserver du sec et de l'abstrait, de l'exercer de bonne heure à la copie de quelque objet naturel, surtout d'une figure vivante. Ce serait mettre les élèves à la vraie école de la nature. Ils s'accoutumeraient ainsi à ne jamais sacrifier aucun des deux éléments essentiels du beau, aucune des deux conditions impérieuses de l'art.

Mais, en réunissant ces deux éléments, ces deux conditions, il les faut distinguer et savoir les mettre à leur place. Il n'y a pas d'idéal vrai sans forme déterminée, il n'y a pas d'unité sans vérité, de genre sans individus ; mais enfin le fond du beau, c'est l'idée; ce qui fait l'art, c'est avant tout la réalisation de l'idée, et non pas l'imitation de telle ou telle forme particulière.

... L'illusion est si peu le but de l'art, qu'elle peut être complète et n'avoir aucun charme. Ainsi, dans l'intérêt de l'illusion, on a mis au théâtre un grand soin dans ces derniers temps à la vérité historique du costume. A la bonne heure; mais ce n'est pas là ce qui importe. Quand vous auriez retrouvé et prêté à l'acteur qui joue le rôle de Brutus le costume que porta jadis le héros romain, le poignard même dont il frappa César, cela toucherait assez médiocrement les vrais connaisseurs. Il y a plus : lorsque l'illusion va trop loin, le sentiment de l'art disparaît pour faire place à un sentiment purement naturel, quelquefois insupportable. Si je croyais qu'Iphigénie est en effet sur le point d'être immolée par son père à vingt pas de moi, je sortirais de la salle en frémissant d'horreur. Si l'Ariane que je vois et que j'entends était la vraie Ariane qui va être trahie par sa sœur, à cette scène pathétique où la pauvre femme, qui déjà se sent moins aimée, demande qui donc lui ravit le cœur jadis si tendre de Thésée, je ferais comme ce jeune Anglais qui s'écriait en sanglotant et en s'efforçant de s'élancer sur le théâtre : « C'est Phèdre, c'est Phèdre ! » comme s'il eût voulu avertir et sauver Ariane.

Mais, dit-on, le but du poëte n'est-il pas d'exciter la pitié et la terreur? Oui, mais d'abord en une certaine mesure; ensuite il doit y mêler quelque autre sentiment qui tempère ceux-là ou les fasse servir à une autre fin. Si celle de l'art dramatique était seulement d'exciter au plus haut degré la pitié et la terreur, l'art erait le rival impuissant de la nature. Tous les malheurs repré

sentés à la scène sont bien languissants devant ceux dont nous pouvons tous les jours nous donner le triste spectacle. Le premier hôpital est plus rempli de pitié et de terreur que tous les théâtres du monde. Que doit faire le poëte dans la théorie que nous combattons? Transporter à la scène la réalité le plus possible, et nous émouvoir fortement en ébranlant nos sens par la vue de douleurs affreuses. Le grand ressort du pathétique serait alors la représentation de la mort, surtout celle du dernier supplice. Tout au contraire, c'en est fait de l'art dès que la sensibilité est trop excitée. Pour reprendre un exemple que nous avons déjà employé, qui constitue la beauté d'une tempête, d'un naufrage? qui nous attache à ces grandes scènes de la nature ? Ce n'est certes pas la pitié et la terreur: ces sentiments poignants et déchirants nous éloigneraient bien plutôt. Il faut une émotion toute différente de celles-là, et qui en triomphe, pour nous retenir sur le rivage; cette émotion, c'est le pur sentiment du beau et du sublime, excité et entretenu par la grandeur du spectacle, par la vaste étendue de la mer, le roulis des vagues écumantes, le bruit imposant du tonnerre. Mais songeons-nous un seul instant qu'il y a là des malheureux qui souffrent et qui peut-être vont périr? Des lors ce spectacle nous devient insupportable. Il en est ainsi de l'art quelques sentiments qu'il se propose d'exciter en nous, ils doivent toujours être tempérés et dominés par celui du beau. Produit-il seulement la pitié et la terreur au delà d'une certaine limite, surtout la pitié ou la terreur physique, il révolte, il ne charme plus; il manque l'effet qui lui appartient pour un effet étranger et vulgaire.

Par ce même motif je ne puis accepter une autre théorie qui, confondant le sentiment du beau avec le sentiment moral et religieux, met l'art au service de la religion et de la morale, et lui donne pour but de nous rendre meilleurs et de nous élever à Dieu. Il y a ici une distinction essentielle à faire. Si toute beauté couvre une beauté morale, si l'idéal monte sans cesse vers l'infini, l'art qui exprime la beauté idéale épure l'âme en l'élevant vers l'infini, c'est-à-dire vers Dieu. L'art produit donc le perfectionnement de l'âme, mais il le produit indirectement. Le philosophe qui recherche les effets et les causes sait quel est le dernier principe du beau, et ses effets certains, bien qu'éloignés. Mais l'artiste est avant tout un artiste ; ce qui l'anime est le sentiment du beau; ce qu'il veut faire passer dans l'âme du spectateur, 'est le même sentiment qui remplit la sienne. Il se confie à la

vertu de la beauté ; il la fortifie de toute la puissance, de tout le charme de l'idéal; c'est à elle ensuite de faire son œuvre; l'artiste a fait la sienne, quand il a procuré à quelques âmes d'élite le sentiment exquis de la beauté. Ce sentiment pur et désintéressé est un noble allié du sentiment moral et du sentiment religieux ; il les réveille, les entretient, les développe, mais c'est un sentiment distinct et spécial. De même, l'art, fondé sur Ice sentiment, qui s'en inspire et qui le répand, est à son tour un pouvoir indépendant. Il s'associe naturellement à tout ce qui agrandit l'âme, à la morale et à la religion; mais il ne relève que de lui-même.

Renfermons bien notre pensée dans ses justes limites. En revendiquant l'indépendance, la dignité propre et la fin particulière de l'art, nous n'entendons pas le séparer de la religion, de la morale, de la patrie. L'art puise ses inspirations à ces sources profondes, aussi bien qu'à la source toujours ouverte de la nature. Mais il n'en est pas moins vrai que l'art, l'État, la religion, sont des puissances qui ont chacune leur monde à part et leurs effets propres; elles se prêtent un concours mutuel; elles ne doivent point se mettre au service l'une de l'autre. Dès que l'une d'elles s'écarte de sa fin, elle s'égare et se dégrade. L'art se met-il aveuglément aux ordres de la religion et de la patrie ? en perdant sa liberté, il perd son charme et son empire. E On cite sans cesse la Grèce antique et l'Italie moderne comme des exemples triomphants de ce que peut l'alliance de l'art, de la religion et de l'État. Rien de plus vrai, s'il s'agit de leur union; rien de plus faux, s'il s'agit de la servitude de l'art. L'art en Grèce a été si peu esclave de la religion, qu'il en a peu à peu modifié les symboles, et, jusqu'à un certain point, l'esprit même, par ses libres représentations. Il y a loin des divinités que la Grèce reçut de l'Égypte à celles dont elle a laissé des exemplaires immortels. Ces artistes et ces poëtes primitifs, qu'on appelle Homère et Dédale, sont-ils étrangers à ce changement ? Et dans la plus belle époque de l'art, Eschyle et Phidias ne portèrent-ils pas une grande liberté dans les scènes religieuses qu'ils exposaient aux regards des peuples, soit au théâtre, soit au front des temples? En Italie comme en Grèce, comme partout, l'art est d'abord entre les mains des sacerdoces et des gouvernements; mais, à mesure qu'il grandit et se développe, il conquiert de plus en plus sa liberté. On parle de la foi qui alors animait les artistes et vivifiait leurs œuvres ; cela est vrai du temps de Giotto et de

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