Images de page
PDF
ePub

guerrier y puise des inspirations héroïques, le solitaire des inspirations religieuses. Sans doute les paroles déterminent l'expression musicale, mais le mérite alors est à la parole, non à la musique; et quelquefois la parole imprime à la musique une précision qui la tue et lui ôte ses effets propres, le vague, l'obscurité, la monotonie, mais aussi l'ampleur et la profondeur, j'allais presque dire l'infinitude. Je n'admets nullement cette fameuse définition du chant une déclamation notée. Une simple déclamation bien accentuée est assurément préférable à des accompagnements étourdissants; mais il faut laisser à la musique son caractère, et ne lui enlever ni ses défauts ni ses avantages. Il ne faut pas surtout la détourner de son objet et lui demander ce qu'elle ne saurait donner. Elle n'est pas faite pour exprimer des sentiments compliqués et factices, ou terrestres et vulgaires. Son charme singulier est d'élever l'âme vers l'infini. Elle s'allie donc naturellement à la religion, surtout à cette religion de l'infini qui est en même temps la religion du cœur ; elle excelle à transporter aux pieds de l'éternelle miséricorde l'âme tremblante sur les ailes du repentir, de l'espérance et de l'amour...

Entre la sculpture et la musique, ces deux extrêmes opposés, est la peinture, presque aussi précise que l'une, presque aussi touchante que l'autre. Comme la sculpture, elle marque les formes visibles des objets, mais en y ajoutant la vie; comme la musique, elle exprime les sentiments les plus profonds de l'âme, et elle les exprime tous. Dites-moi quel est le sentiment qui ne soit pas sur la palette du peintre ? Il a la nature entière à sa disposition, le monde physique et le monde moral, un cimetière, un paysage, un coucher de soleil, l'océan, les grandes scènes de la vie civile et religieuse, tous les êtres de la création, par-dessus tout le visage de l'homme, et son regard, ce vivant miroir de ce qui se passe dans l'âme. Plus pathétique que la sculpture, plus claire que la musique, la peinture s'élève, selon moi, au-dessus de toutes deux, parce qu'elle exprime davantage la beauté sous toutes ses formes, l'âme humaine dans toute la richesse et la variété de ses sentiments.

Mais l'art par excellence, celui qui surpasse tous les autres, parce qu'il est incomparablement le plus expressif, c'est la poésie.

La parole est l'instrument de la poésie; la poésie la façonne à son usage et l'idéalise pour lui faire exprimer la beauté idéale. Elle lui donne le charme et la puissance de la mesure; elle en

fait quelque chose d'intermédiaire entre la voix ordinaire et la musique, quelque chose à la fois de matériel et d'immatériel, de fini, de clair et de précis, comme les contours et les formes les plus arrêtées, de vivant et d'animé comme la couleur, de pathétique et d'infini comme le son. Le mot en lui-même, surtout le mot choisi et transfiguré par la poésie, est le symbole le plus énergique et le plus universel. Armée de ce talisman qu'elle a fait pour elle, la poésie réfléchit toutes les images du monde sensible, comme la sculpture et la peinture; elle réfléchit le sentiment comme la peinture et la musique, avec toutes ses variétés, que la musique n'atteint pas, et dans leur succession rapide que ne peut suivre la peinture, aussi arrêtée et immobile que la sculpture; et elle n'exprime pas seulement tout cela, elle exprime ce qui est inaccessible à tout autre art, je veux dire la pensée, entièrement séparée des sens et même du sentiment, la pensée qui n'a pas de formes, la pensée qui n'a pas de couleur, la pensée qui ne laisse échapper aucun son, qui ne se manifeste dans aucun regard, la pensée dans son vol le plus sublime, dans son abstraction la plus affirmée.

Songez-y. Quel monde d'images, de sentiments, de pensées à la fois distinctes et confuses, suscite en vous ce seul mot: la patrie! et cet autre mot, bref et immense: Dieu! Quoi de plus clair et tout ensemble de plus profond et de plus vaste!

Dites à l'architecte, au sculpteur, au peintre, au musicien même, d'évoquer ainsi d'un seul coup toutes les puissances de la nature et de l'âme ! Ils ne le peuvent, et par là ils reconnaissent la supériorité de la parole et de la poésie.

Ils la proclament eux-mêmes, car ils prennent la poésie pour la mesure de la beauté de leurs œuvres ; ils les estiment à proportion qu'elles se rapprochent davantage de l'idéal poétique. Et le genre humain fait comme les artistes. Quelle poésie! s'écriet-on, à la vue d'un beau tableau, d'une noble mélodie, d'une statue vivante et expressive. Ce n'est pas là une comparaison arbitraire, c'est un jugement naturel qui fait de la poésie le type de la perfection de tous les arts, l'art par excellence, qui comprend tous les autres, auquel tous aspirent, auquel nul ne peut atteindre.

Et cela ne veut pas dire que les arts doivent imiter servilement la poésie, et copier ses chefs-d'œuvre; loin de là, quand ils le tentent, la plupart du temps ils s'égarent, ils perdent leur propre génie, sans dérober celui de la poésie. Mais la poésie bâtit à son

gré comme l'architecture; elle les fait simples ou magnifiques; tous les ordres lui obéissent ainsi que tous les systèmes; les différents âges de l'art lui sont égaux ; elle reproduit, s'il lui plaît, le classique ou le gothique, le beau ou le sublime, le mesuré ou l'infini. Lessing a pu comparer, avec la justesse la plus exquise, Homère au plus parfait sculpteur, tant les formes que ce ciseau merveilleux donne à tous les êtres sont déterminées avec netteté ! Et quel peintre aussi qu'Homère, et, dans un genre différent, le Dante ! La musique seule a quelque chose de plus pénétrant que la poésie, mais elle est vague, elle est bornée, elle est fugitive. Outre sa netteté, sa variété, sa durée, la poésie a aussi les plus pathétiques accents. Rappelez-vous les paroles que Priam laisse tomber aux pieds d'Achille en lui redemandant le cadavre de son fils, plus d'un vers de Virgile, des scènes entières du Cid et de Polyeucte, la prière d'Esther agenouillée devant Dieu, les chœurs d'Esther et d'Athalie. Dans le chant célèbre de Pergolèse, Stabat mater dolorosa, on peut demander ce qui émeut le plus de la musique ou des paroles. Le Dies iræ, dies illa, récité seulement, est déjà de l'effet le plus terrible. Dans ces paroles formidables, tous les coups portent, pour ainsi dire; chaque mot renferme un sentiment distinct, une idée à la fois profonde et déterminée. L'intelligence avance à chaque pas, et le cœur s'élance à sa suite. La parole humaine, idéalisée par la poésie, a la profondeur et l'éclat de la note musicale; et elle est lumineuse autant que pathétique; elle parle à l'esprit comme au cœur; elle est en cela inimitable, unique; elle rassemble en elle tous les extrêmes et tous les contraires, dans une harmonie qui redouble leur effet, et où tour à tour paraissent et se développent toutes les images, tous les sentiments, toutes les idées, toutes les facultés humaines, tous les replis de l'âme, toutes les phases des choses, tous les mondes réels et tous les mondes intelligibles !

Du vrai, du beau et du bien, ibid.

[blocks in formation]

Saint-Lambert a défini la justice: « Une disposition à nous conduire envers les autres comme nous désirons qu'ils se conduisent envers nous. »

Mais ce n'est pas seulement parce que nous désirons que les autres nous respectent, que nous devons les respecter; nous les devons respecter parce qu'ils sont respectables en eux-mêmes,

dans leur personne, dans leur honneur, et par conséquent aussi, dans leurs biens; et ils sont respectables parce qu'ils sont des hommes et non des choses, parce qu'ils sont des êtres intelligents et libres, d'une nature excellente qui a en elle une dignité inviolable à la passion. Oui, l'homme est digne de respect; voilà pourquoi nous le devons respecter; le désir d'un autre d'être respecté, et notre désir de l'être par lui, n'est le fondement ni de son devoir ni du nôtre. Quand même, à force de magnanimité ou d'humilité, nous serions parvenus à n'éprouver pas le désir de n'être point offensés dans notre honneur, les autres n'auraient pas pour cela le droit de nous offenser; quand nous nous serions mis, par exemple, au-dessus de la calomnie dirigée contre nous, nous n'aurions pas acquis le droit de calomnier les autres, et ils n'auraient pas celui de nous calomnier; quand nous serions assez généreux ou assez riches pour nous laisser dérober avec indifférence la moitié de notre fortune, nul autre n'aurait le droit de nous dérober une obole. Il y a plus : quand un autre aurait le désir de nous servir comme un esclave, sans conditions et sans limites, d'être pour nous une chose à notre usage, un pur instrument, un bâton, un vase, et quand nous aurions l'ardent désir de nous servir de lui en cette manière, et de le laisser se servir de nous en la même façon, cette réciprocité de désirs ne nous autoriserait ni l'un ni l'autre à cet absolu sacrifice, parce que le désir ne peut jamais être le titre d'un droit, parce qu'il y a quelque chose en nous qui est au-dessus de tous les désirs, partagés ou non partagés, à savoir, le devoir et le droit, la justice. C'est à la justice qu'il appartient d'être la règle de nos désirs, et non pas à nos désirs d'être la règle de la justice. L'humanité tout entière oublierait sa dignité, elle consentirait à sa dégradation, elle tendrait les mains à l'esclavage, que la tyrannie n'en serait pas plus légitime; la justice éternelle protesterait contre un contrat, qui, fût-il appuyé sur les désirs réciproques les plus authentiquement exprimés et convertis en lois solennelles, n'en est pas moins nul de plein droit, parce que, comme l'a très-bien dit Bossuet, il n'y a pas de droit contre le droit, c'est-à-dire point de contrats, de conventions, de lois humaines contre la loi des lois, la loi naturelle. C'est cette loi naturelle, cette justice, indépendante des désirs souvent insensés et toujours mobiles des hommes, que Saint-Lambert et son école n'ont pas connues.

Philosophie sensualiste, page 207, v leçon.

XIII. Des droits naturels de l'homme. Leur rapport avec la justice.

Relevé à ses propres yeux par le sentiment de sa liberté, l'homme se juge supérieur à toutes les choses qui l'environnent; il estime qu'elles n'ont d'autre prix que celui qu'il leur donne, parce qu'elles ne s'appartiennent point à elles-mêmes. Il se reconnaît le droit de les occuper, de les appliquer à son usage, de changer leur forme, d'altérer leur arrangement naturel, d'en faire, en un mot, ce qu'il lui plaît, sans qu'aucun remords pénètre dans son âme.

Le premier fait moral que la conscience atteste est donc la dignité de la personne relativement aux choses, et cette dignité réside particulièrement dans la liberté.

La liberté, qui élève l'homme au-dessus des choses, l'oblige par rapport à lui-même. S'il s'attribue le droit de faire des choses ce qu'il lui plaît, il ne se sent pas celui de pervertir sa propre nature; au contraire, il se sent le devoir de la maintenir et de perfectionner sans cesse la liberté qui est en lui. Telle est la loi première, le devoir le plus général que la raison impose à la liberté. Ainsi le caprice, la violence, l'orgueil, l'envie, la paresse, l'intempérance, sont des passions que la raison ordonne à l'homme de combattre, parce qu'elles portent atteinte à la liberté et altèrent la dignité de la nature humaine.

La force libre qui constitue l'homme lui est respectable à luimême ; de même, toute force libre lui est respectable, et la liberté lui paraît grande et noble en soi, partout où il la rencontre. Or, quand les hommes se considèrent, ils se trouvent, les uns comme les autres, des êtres libres.

Inégaux par tout autre endroit, en force physique, en santé, en beauté, en intelligence, ils ne sont égaux que par la liberté : car nul homme n'est plus libre qu'un autre. Ils font tous de la liberté des usages différents; ils ne sont pas plus ou moins libres, ils ne s'appartiennent pas plus ou moins à eux-mêmes. A ce titre, mais à ce titre seul, ils sont égaux. Aussitôt que ce rapport naturel se manifeste, l'idée majestueuse de la liberté mutuelle développe celle de la mutuelle égalité, et par conséquent l'idée du devoir égal et mutuel de respecter cette liberté, sous peine de nous traiter les uns les autres comme des choses et non pas comme des personnes.

Envers les choses je n'ai que des droits; je n'ai que des devoirs

« PrécédentContinuer »