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voyant décliner et tomber une forme de la société, il croit fermement que la forme future, quelles que soient les apparences, sera meilleure que toutes les autres: telle est la consolation, l'espérance, la foi sereine et profonde du philosophe.

Les crises de l'humanité s'annoncent par de tristes symptômes et de sinistres phénomènes. Les peuples qui perdent leur forme ancienne aspirent à une forme nouvelle qui est moins distincte à leurs yeux, et les agite bien plus qu'elle ne les console par les vagues espérances qu'elle leur donne et les perspectives lointaines qu'elle leur découvre. C'est surtout le côté négatif des choses qui est clair; le côté positif est obscur. Le passé qu'on rejette est bien connu; l'avenir qu'on invoque est couvert de ténèbres. De là ces troubles de l'âme qui souvent, dans quelques individus, aboutissent au scepticisme. Contre le trouble et le scepticisme, notre asile inviolable est la philosophie, qui nous révèle le fond moral et l'objet certain de tous les mouvements de l'histoire, et nous donne la vue distincte et assurée de la vraie société dans son éternel idéal.

Oui, il y a une société éternelle, sous des formes qui se renouvellent sans cesse. De toutes parts on se demande où va l'humanité. Tâchons plutôt de reconnaître le but sacré qu'elle doit poursuivre. Ce qui sera peut nous être obscur: grâce à Dieu, ce que nous devons faire ne l'est point. Il est des principes qui subsistent et suffisent à nous guider parmi toutes les épreuves de la vie et dans la perpétuelle mobilité des affaires humaines. Ces principes sont à la fois très-simples et d'une immense portée. Le plus pauvre d'esprit, s'il a en lui un cœur d'homme, peut les comprendre et les pratiquer; et ils contiennent toutes les obligations que peuvent rencontrer, dans le développement le plus élevé, les individus et les États. C'est d'abord la justice, le respect inviolable que la liberté d'un homme doit avoir pour celle d'un autre homme; c'est ensuite la charité, dont les inspirations vivifient les rigides enseignements de la justice, sans les altérer. La justice est le frein de l'humanité, la charité en est l'aiguillon. Otez l'une ou l'autre, l'homme s'arrête ou se précipite. Conduit par la charité, appuyé sur la justice, il marche à sa destinée d'un pas réglé et soutenu. Voilà l'idéal qu'il s'agit de réaliser dans les lois, dans les mœurs, et avant tout dans la pensée et dans la philosophie. L'antiquité, sans méconnaître la charité, recommandait surtout la justice, si nécessaire aux démocrates. La gloire du christianisme est d'avoir proclamé et répandu la charité, cette

lumière du moyen âge, cette consolation de la servitude, et qui apprend à en sortir. Il appartient aux temps nouveaux de recueillir le double legs de l'antiquité et du moyen âge, et d'accroître ainsi le trésor de l'humanité. Fille de la Révolution française, la philosophie du xix® siècle se doit à elle-même d'exprimer enfin dans leurs caractères distinctifs, et de rappeler à leur harmonie nécessaire, ces deux grands côtés de l'âme, ces deux principes différents, également vrais, également sacrés, de la morale éternelle.

Justice et charité.

XVIII. Sur la déclaration des droits.

La Révolution française a fait bien mieux que d'accorder à un grand nombre de citoyens des droits politiques; elle a assuré à tous la jouissance égale de ces droits, sans lesquels il n'y a pour l'homme en société ni sécurité ni dignité.

Elle a établi la liberté individuelle la plus entière; elle a consacré, non l'égalité politique, qui est une chimère et une absurdité, mais l'égalité civile, qui peut être réalisée puisqu'elle doit l'être. Sans doute elle a fait de grandes fautes, et je les ai plus d'une fois signalées; mais ses fautes ont été passagères, et ses services sont immortels.

Laissez là la constitution de 1791, et portez vos regards vers cette admirable déclaration des droits et des devoirs de l'homme et du citoyen, la page la plus grande, la plus sainte, la plus bienfaisante qui ait paru dans le monde depuis l'Évangile. Est-il besoin que je vous rappelle cette déclaration, à vous, enfants comme moi de la Révolution française? Lisez-la et relisez-la sans cesse. Elle contient ce qu'il y a d'impérissable dans les travaux de l'Assemblée constituante. La constitution de 1791 a passé. La déclaration des droits a traversé toutes les constitutions, elle est dans la dernière comme dans la première; c'est elle qui est destinée à faire le tour du monde et à renouveler les sociétés humaines. La Philosophie sensualiste.

JOUFFROY.

Jouffroy (Théodore) naquit dans le Jura en 1796, entra à l'Ecole normale en 1814, et y fut nommé en 1817 élève répétiteur pour la philosophie. Après la suppression de l'Ecole normale en 1822, il ouvrit dans sa maison des cours particuliers, que suivit une jeunesse d'élite. Collabo

rateur du journal le Globe, il y fit paraître son fameux article: Comment les dogmes finissent. En 1826, il publie une traduction des Esquisses de philosophie morale de Dugald-Stewart, en 1828 et 1836 celle des œuvres de Reid. Suppléant à la faculté des lettres de Paris en 1829, il fut nommé après 1830 maître de conférences à l'Ecole normale. Le cours de droit naturel qu'il fit vers ce temps à la faculté des lettres ne fut publié que plus tard. Membre de l'Académie des sciences morales et politiques en 1833, il devint membre du Conseil supérieur de l'Université en 1840. 11 fut député de l'arrondissement de Pontarlier depuis 1831 jusqu'à 1838. Il mourut en 1842. On a encore de lui des Nouveaux Mélanges et un Cours d'esthétique.

Psychologie.

I. Distinction de la psychologie et de la physiologie.

Une pierre tombe, voilà un phénomène; donc il a une cause, voilà la conséquence que l'intelligence en tire. Quelle est cette cause? Nous la nommons, mais nous ne la connaissons pas.

L'arbre végète, voilà un autre phénomène. Que ce phénomène ait une cause, cela est incontestable, et nous appelons cette cause «< force végétative ». Mais je n'entends exprimer par là que ce que je sais, c'est-à-dire que le phénomène a une cause.

Je remue le bras, voilà un troisième phénomène; ce phénomène a une cause, nul doute; quelle est cette cause? L'enfant même répond que cette cause c'est moi. Le mot moi n'est-il, comme le mot gravitation, qu'un signe représentant une cause inconnue? Examinons.

Quand une pierre tombe, je vois le phénomène; puis ma raison me force de croire qu'il a une cause; puis je donne un nom à cette cause, qui m'échappe voilà tout. Quand je remue le bras, j'ai pareillement connaissance du mouvement de mon bras; ma raison m'avertit pareillement que ce mouvement doit avoir une cause; je puis pareillement donner un nom à cette cause. Mais est-ce là tout? et ne se passe-t-il rien de plus ? Il se passe autre chose assurément, et si vous voulez vous en convaincre, répétez l'expérience, et examinez attentivement ce qui se passe en vous. Vous trouverez qu'avant la production du mouvement vous aviez conscience d'une cause que vous appeliez moi, et que vous saviez capable de produire ce phénomène; vous trouverez qu'au moment où le phénomène s'est produit, vous avez eu conscience de l'action de cette cause, et de l'énergie par laquelle elle l'a produit ; vous trouverez enfin qu'après la production du phénomène, vous con

tinuez d'avoir conscience de cette cause et de sa capacité à le reproduire encore, s'il le fallait. Cette troisième expérience contient donc d'autres faits que les deux premières : dans celles-ci je ne connaissais que le phénomène, la cause m'échappait; dans le mouvement du bras, je connais également le phénomène, mais avant sa production je connaissais, pendant sa production j'ai connu, après sa production je continue de connaître la cause qui l'a mis au monde. Les cas ne sont pas identiques. Là je ne saisis qu'un des termes du rapport, l'effet; quant à la cause, elle me demeure inconnue; seulement l'effet me l'annonce, et je crée un mot pour la représenter. Ici les deux termes m'apparaissent; je ne conclus pas la cause de l'effet; je saisis l'un et l'autre, la cause d'abord, l'effet ensuite; et non-seulement l'un et l'autre, mais la production de l'un par l'autre. L'effet est passager, il disparaît; la cause est permanente, elle reste; aussi je continue de sentir la cause après que l'effet s'est évanoui, comme j'avais commencé par la sentir avant que l'effet fût produit. La double perception des deux termes est amplement témoignée par toutes ces circonstances; il est bien constant que ce n'est pas une illusion, et que, tandis que toutes les autres causes naturelles m'échappent, en voici une dont l'existence individuelle n'est pas comme la leur une hypothèse, mais un fait.

.... Les phénomènes psychologiques sont saisis en nous immédiatement par la conscience, tandis que, pour saisir les autres, il faut que nous sortions de nous, et que, par des expériences détournées et difficiles sur le corps humain ou sur celui des animaux, nous rendions visible à nos sens cette vie qui n'est pas la nôtre, et dont notre conscience ne nous dit rien. Cette double diversité achève de jeter entre les deux sciences une séparation profonde; il est impossible que deux études qui ont des objets si différents, qui exigent des aptitudes et procèdent par des moyens si divers, s'identifient jamais. Leur essentielle diversité ne se fait jamais mieux sentir que dans les excursions obligées de chacune de ces sciences dans le domaine de l'autre. Quand il arrive à un physiologiste d'introduire sur la scène de la vie animale un phénomène psychologique, ou réciproquement, à un psychologue sur la scène de la vie intellectuelle et morale, un phénomène physiologique, dans ces deux cas ce phénomène a l'air d'un étranger qu'on appelle d'un pays dont on ne connaît ni la langue, ni les mœurs, et qu'on traite avec embarras.

Nouveaux Mélanges, p. 167-185.

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Je crois que, si on étudiait bien l'état de l'âme pendant le sommeil, d'après les faits très-nombreux et très-variés qu'on peut recueillir, on arriverait à cette conclusion qu'il y a fort peu de différence entre cet état et ceux de rêverie et de châteaux en Espagne pendant la veille. Quand on est jeune et qu'on a quelque vie dans l'âme, on se livre volontiers à ces rêves charmants où l'imagination arrange le monde comme on l'aimerait et comme on le voudrait. Qui ne se rappelle d'avoir joui de ces rêves comme de la réalité même, et d'avoir oublié, en s'y abandonnant, la nature fantastique de la compagnie dont on s'était entouré? Qui ne se souvient d'avoir ressenti une bonne fois, au milieu d'aventures idéales et de personnages imaginaires, toutes les émotions que la réalité même aurait données ? Et quand quelque circons tance interrompait ces rêves, ne demeurait-on pas un moment surpris, comme on l'est lorsqu'on s'éveille au milieu d'un songe, l'esprit ne pouvant revenir si vite de ses illusions et distinguer tout à coup l'ombre de la réalité. N'éprouvait-on pas alors tout le désappointement qu'on ressent quand on est éveillé dans le cours d'un rêve agréable? Entre ces circonstances que produit aussi la lecture d'un roman intéressant et celles de l'état de rêve, tout est identique à deux différences près. Dans le château en Espagne, l'esprit est artiste, il gouverne ses imaginations et les enchaîne, parce qu'il a un but, ce qui n'arrive pas dans le rêve. De plus. dans le château en Espagne, l'illusion n'est que très-rarement, peut-être jamais aussi complète.

Cette dernière différence s'explique aisément : quand nous rêvons éveillés, nos sens ne sont pas, les uns fermés, les autres engourdis, comme dans le sommeil. Ils apportent donc de l'extérieur des sensations plus nombreuses et plus vives. Bien que l'esprit préoccupé n'y fasse pas grande attention, cependant elles l'entretiennent sourdement dans la conscience de sa situation. Cette conscience nous revient aussi de temps en temps dans les rêves, surtout quand le sommeil n'est pas très-profond, comme il arrive le matin dans le voisinage du réveil, ou lorsque nous sommes indisposés. Mais dans le sommeil profond, au milieu du silence de la nuit, ou lorsque ce silence n'est interrompu que par des bruits qui nous sont familiers, les sensations de l'extérieur sont si sourdes, si rares ou si indifférentes, que rien ne distrait l'espri

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