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V. De l'école de l'idéal et de l'école de la réalité. Point de départ de l'école de l'idéal. Son procédé effacer les formes. Application à la peinture, à la statuaire, à la musique, à la littérature, à l'art théâtral. Caractère de la poésie de Racine. - Point de départ et procédé de l'école de la réalité respect de la forme. École intermédiaire.

L'invisible peut-il nous émouvoir esthétiquement, s'il n'est pas revêtu des formes par lesquelles il se manifeste actuellement à nous? Haute et vaste question pour l'art; qu'on y réponde affirmativement ou négativement, et l'artiste, musicien, peintre, statuaire, ou poëte, suivra différentes règles dans l'idéalisation et dans la représentation des hommes et des choses.

Nous verrons bientôt comment la différence de la solution qu'on donne au problème proposé fait la différence des règles à suivre quant aux compositions littéraires et quant aux productions des arts plastiques.

Faute de pouvoir vérifier par l'expérience si l'invisible, dépouillé de formes, agissait sur nous esthétiquement, on est resté dans l'indécision.

Les uns ont pensé que, puisqu'il était évident que dans les objets extérieurs c'était l'invisible qui agissait sur nous, il fallait en conclure qu'en dépouillant l'invisible de ses formes extérieures, cet invisible continuerait d'agir, et même agirait sur nous d'une manière plus énergique.

D'après ce principe, ont procédé dans l'art un certain nombre d'artistes en tous genres; ces artistes composent l'école de l'idéal.

D'autres, au contraire, préoccupés de la pensée que le beau, vu la condition de l'émotion esthétique, était nécessairement un mélange de la forme et du fond, ont procédé dans l'art d'après un principe tout différent; ceux-ci composent l'école de l'imitation de la nature.

Arrêtons-nous un peu sur les principes de ces deux écoles et sur les conséquences de ces principes.

S'il est vrai que, dans la figure de l'Apollon du Belvédère, ce qui nous émeut n'est pas le marbre que nous voyons, ni ses formes, ni sa couleur, mais ce que ce marbre exprime, l'âme cachée sous sa figure, il s'ensuit que, plus cette œuvre nous apparaîtra clairement, plus elle s'exprimera d'une manière nette et décidée sur la figure de l'Apollon, plus elle produira sur nous une émotion forte.

Dans cette hypothèse, ou plutôt à ce point de vue, les formes sont un obstacle à l'émotion esthétique, et non pas un auxiliaire de cette émotion. C'est malgré les formes que l'invisible apparaît et agit sur nous; en sorte que si l'on supprimait les formes, l'âme de l'Apollon agirait sur la mienne d'une manière beaucoup plus forte et plus nette.

Il s'ensuit qu'il faut effacer les formes le plus possible, ou les abstraire au point qu'elles expriment l'invisible le plus nettement possible; et, si on ne peut pas s'en passer dans les arts plastiques, il faut du moins les rendre si transparentes, qu'on les fasse oublier en quelque sorte, de manière que le fond seul et l'invisible paraissent agir sur nous.

Cela posé, l'on en a conclu que, dans l'art il fallait d'abord simplifier le plus possible les signes naturels ; car, en les simplifiant, on les rend plus clairs et plus nets, puisqu'on leur permet ainsi de donner une idée plus précise, et qu'on les débarrasse en outre des détails qui les surchargent dans la nature et qui pourraient distraire l'attention de l'esprit.

On en a conclu pareillement que, pour obtenir la plus grande clarté possible, il fallait se borner à exprimer un seul sentiment, parce que, l'attention étant ainsi concentrée sur la seule chose exprimée, cette chose agit avec plus d'énergie.

Il est résulté de là que dans un tableau, par exemple, on a cru qu'il ne fallait chercher à reproduire qu'une action, et par un seul groupe, ou même par une seule figure, si cela était possible, supprimer tous les détails, se borner à la seule chose exprimée, la rendre par les traits les moins nombreux et les plus simples, rejeter les signes naturels et vagues pour s'attacher aux signes les plus précis et les plus clairs. Telle a été la règle qu'on a posée.

On reconnaît cette école dans la statuaire antique; on la reconnaît aussi dans la musique antique; car cette musique ne songe qu'à être claire; par une mélodie simple, elle exprime aussi clairement que possible les sentiments naturels de l'homme. On retrouve cette école en peinture dans l'école de Raphaël et dans celle de David, quoiqu'il y ait entre elles d'ailleurs de grandes différences. On la retrouve dans la musique de Grétry, musique à la manière des anciens, qui méprise l'harmonie, et s'attache à rendre la mélodie si claire, que l'on comprenne avec une netteté parfaite les sentiments qu'elle veut exprimer.

Le principe de cette école n'a pas pu, dans les arts plastiques,

être poussé jusqu'à ses dernières conséquences, parce que les arts ne peuvent pas se passer des signes naturels ils les simplifient, mais ils ne peuvent pas les détruire. Le statuaire, par exemple, ne peut pas se passer des formes, des lignes, des signes par lesquels l'invisible se manifeste. Le statuaire idéaliste les simplifie, les rend aussi clairs que possible, en ne laissant rien de vague dans le sentiment qu'il veut rendre; mais il ne peut les supprimer.

Il n'en est pas de même dans la littérature.

Au moyen des mots, on peut exposer également et l'invisible et le visible. On peut séparer l'invisible de ses formes naturelles pour le présenter tout nu, comme on peut aussi ne présenter que l'extérieur, ou le mélange de l'extérieur et de l'invisible. Avec la langue qui exprime tout, on peut pousser jusqu'à ses dernières conséquences le principe de l'idéal.. On peut donner à l'art pour but de représenter l'invisible pur et dégagé des formes qu'il revêt dans la nature. Quelques-uns ont tenté de le faire : ils ont retracé la métaphysique du cœur humain. Écarter l'idée de l'extérieur de l'homme pour ne présenter que l'intérieur, tel a été leur objet constant; et, quand il leur est arrivé de peindre les passions, d'en reproduire les formes extérieures, ils l'ont fait au moyen de traits simples et généraux, sans tomber dans aucun détail. Ainsi procède Racine. Quand un de ses personnages parle, on ne voit que l'état intérieur de son âme; il n'y a rien qui représente les formes naturelles par lesquelles s'exprime extérieurement la passion qu'éprouve le personnage mis en scène. Figurez-vous une femme réelle dans la situation de Phèdre cette femme ne parlera jamais comme Phèdre; car Phèdre s'occupe à analyser ce qui se passe en elle, au profit du spectateur. L'auteur n'a pas songé à nous représenter une femme qui parle une certaine passion; il n'a songé qu'à nous représenter l'état intérieur de cette femme agitée de cette passion. Un homme que cette passion agiterait la rendrait naturellement par une forme de langage; mais cette forme de langage ne serait pas la description de la passion intérieure. Jamais cela n'arrive dans la nature; jamais le langage de l'homme passionné n'est l'analyse de ce qui se passe en lui. Eh bien! au lieu de faire parler Phèdre comme parlerait une femme agitée de la passion de Phèdre, Racine fait décrire à Phèdre ce qui se passe en elle. Il sépare le fond de la forme: il prend le fond tout seul. Tel est le caractère de l'école idéaliste en littérature.

De même que dans les arts plastiques, de même que dans la littérature, il y a pareillement sur la scène une école idéaliste; il y a une manière idéaliste de jouer la tragédie ou la comédie.

On peut ne pas étudier la physionomie et les gestes par les quels se manifeste naturellement telle passion dans l'homme, et se borner à étudier ce qui se passe, dans le cœur de l'homme à ce moment-là, pour chercher à le traduire par ses regards et så physionomie. Supposez une personne agitée par la passion de l'envie. Il y a deux manières de jouer ce personnage: c'est de composer sa figure de manière à lui donner le plus possible l'expression de l'envie, ou de remarquer quelle figure a, dans la circonstance donnée, une personne envieuse. Dans le premier cas. l'acteur ne songe qu'à faire comprendre au spectateur qu'il es envieux ; dans l'autre, il cherche à reproduire la physionomi de la personne envieuse, dans telle ou telle circonstance; ce qu n'est pas la même chose: car les gestes d'une personne agit d'une passion ne sont pas toujours les gestes les plus propres traduire cette passion; son langage n'est pas toujours l'analys de ce qu'elle éprouve; souvent même c'est tout le contraire: personne que la passion agite fait alors tous ses efforts pour la trahir ni par sa figure, ni par ses gestes, ni par ses traits. a cependant des acteurs empressés de faire connaître au spect teur leur passion, comme si jamais il n'y avait d'autre passi qui vînt à la traverse de la passion principale pour la modif Voilà la différence entre jouer dans l'idée de faire comprend par sa figure le plus clairement possible la passion éprouvée, c jouer de manière à donner à sa figure l'expression qu'a ntrellement la personne passionnée.

Or, de ces deux manières de jouer, l'une se rattache à l'é de l'idéal c'est celle dont le but est de faire comprendre ne ment au spectateur l'invisible, et non pas de revêtir l'invisi de ses formes naturelles.

A côté de l'école de l'idéal s'élève une autre école qui d'un principe opposé; qui, sans se rendre compte du prob que nous avons agité de la part qu'a l'invisible dans l'émo esthétique, ne songe qu'à imiter la nature, la forme; qui, d'être préoccupée du fond, et de modifier la forme pour re le fond plus clair, ne s'attache qu'à copier la nature telle qu

est.

Ainsi, pour peindre la figure d'un homme agité d'une cert

passion, l'école de la nature cherche une figure réelle qu'agite cette passion, et la peint dans tous ses détails. S'agit-il de mettre sur la scène tel ou tel personnage? l'école de l'idéal le simplifiera pour ne nous montrer que les circonstances principales, afin d'attirer exclusivement notre attention sur le fond; l'école de l'imitation reproduira non-seulement les circonstances principales, mais encore toutes les circonstances de détail jusqu'aux plus insignifiantes.

La nature telle qu'elle se montre même accidentellement, l'école de l'imitation la copie; le drapeau de cette école est la réalité; représenter les choses ainsi qu'elles paraissent, voilà son principe.

Elle n'est pas métaphysique comme l'école de l'idéal, qui, séparant le fond du visible, ne montre que le fond et supprime le visible; loin de là, elle ne songe qu'à rendre la forme, et la rend dans tous ses détails. Il n'y a dans ses tableaux que l'imitation plus ou moins fidèle de la nature. Elle n'a pas la prétention de faire mieux que la réalité, de manifester l'invisible à sa manière. Elle respecte ce qui est, et reproduit la forme scrupuleusement.

De deux principes différents découlent ainsi deux poétiques différentes.

Il y a des artistes qui se sont placés entre ces deux écoles. Reproduire la réalité, sans se faire cependant scrupule de la modifier, pour rendre plus claire l'expression de l'invisible; rendre l'expression de l'invisible plus claire, sans modifier toutefois la réalité au point qu'elle puisse être méconnue; adopter ainsi une méthode intermédiaire entre les méthodes exclusives des deux écoles de l'idéal et de l'imitation: tel a été le but, telle a été la pensée de ces artistes.

Ils composent une école qui a eu ses représentants dans la peinture, dans la musique, dans la littérature et dans tous les genres de littérature.

Cours d'esthétique, 26me leçon.

Morale.

VI. Le problème de notre destinée.

Il est impossible qu'aucun homme, si irréfléchi qu'on le suppose et dans quelque condition qu'on l'imagine, échappe, pen

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