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dant le cours d'une longue vie, à la conception du problème de la destinée. Car, ne croyez pas qu'il faille être savant pour s'élever jusque-là: le pâtre, sur le sommet de la montagne, est aussi en face de la nature; il songe aussi, dans ses longs loisirs, et à ce qu'il est, et à ce que sont ces êtres qui habitent à ses pieds; il a aussi des ancêtres, descendus au tombeau les uns après les autres, et il se demande aussi pourquoi ils sont nés, et pourquoi, après avoir traîné leur vie sur cette terre pendant quelques années, ils sont morts pour céder la place à d'autres qui ont disparu à leur tour, et toujours ainsi sans fin ni raison. Le pâtre rêve comme nous à cette infinie création dont il n'est qu'un fragment; il se sent comme nous perdu dans cette chaîne d'êtres dont les extrémités lui échappent; entre lui et les animaux qu'il garde, il lui arrive aussi de chercher le rapport; il lui arrive aussi de se demander si, de même qu'il est supérieur à eux, il n'y aurait pas d'autres êtres supérieurs à lui; et quand il sent sa misère, il conçoit facilement des créatures plus parfaites, plus capables de bonheur, entourées d'une nature plus propre à le donner; et de son propre droit, de l'autorité de son intelligence qu'on qualifie d'infime et de bornée, il a l'audace de poser au Créateur cette haute et mélancolique question: « Pourquoi m'as-tu fait, et que signifie le rôle que je joue icibas ? >>

Mélanges philosophiques (1842), p. 454.

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S'il y a des êtres intelligents et libres au monde, évidemment la loi de leur liberté, c'est de concourir à la réalisation de la fin universelle, d'y concourir en eux et hors d'eux autant qu'il est possible, et pourquoi cela ? C'est que s'il est évident que tout être a une fin, il ne l'est pas moins que le bien de cet être est une fin lui-même; c'est que, s'il est évident que la création en a une, il ne l'est pas moins que le bien absolu, c'est cette fin même. C'est, en un mot, qu'il y a aux yeux de la raison une équation parfaite, absolue, nécessaire, entre l'idée de fin et l'idée de bien, équation qu'elle ne peut pas ne pas concevoir dès que le principe de finalité lui est apparu, et qui transforme toutes les vérités spéculatives qui sortent de ce principe en autant de vérités pratiques ou autant de vérités morales correspondantes.

Cours de droit naturel (1842), t. III, p. 125.

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La fin de l'homme, telle qu'elle résulte de sa nature, telle que l'implique sa nature, ne s'accomplit pas parfaitement dans cette vie... Savez-vous ce que c'est que la satisfaction d'une tendance de notre nature? C'est pour l'intelligence, la connaissance absolue; pour la sympathie, l'union absolue et l'harmonie complète des êtres entre eux. Or, il est très-évident, pour m'arrêter à ces deux exemples, que la science absolue et cette harmonie, et cette union parfaite des êtres entre eux, sont absolument irréalisables dans l'organisation du monde tel qu'il est. Et qu'on ne dise pas que cela tient à l'organisation de la société, et qu'en organisant autrement la société on arriverait à la complète et parfaite satisfaction des tendances de notre nature, comme le prétend une secte très-moderne. Il n'y a pas d'organisation de la société qui puisse aboutir à la science absolue; il n'y a pas d'organisation de la société qui puisse aboutir à l'union complète des êtres entre eux dans ce monde... Tout le travail de l'humanité tend vers cette fin, vers ses différents éléments; mais il y tend avec une éternelle résistance de la part des choses. Il avance, mais le but est impossible à atteindre; le but est au delà de toute la portée de ses efforts... Aussi l'obstacle est le caractère de la condition humaine; l'obstacle rencontré par toutes nos facultés travaillant toutes à la satisfaction de nos tendances, l'obstacle est là, il est dans la condition de ce monde. Cet univers, organisé comme il l'est, est, pour me servir de ma formule, la mise en opposition des différentes destinées. Tout être en borne un autre, et est borné par tous les autres; nous ne faisons que nous borner mutuellement, et tout l'art de la civilisation ne consiste, pour l'espèce humaine, qu'à mettre en harmonie, à rendre parallèles des forces qui naturellement ne l'étaient pas du tout... Il suit de là que la fin absolue de l'homme telle qu'elle résulte de sa nature n'est pas réalisable dans ce monde; par conséquent, que l'homme et l'espèce n'ont pas été mis en ce monde pour arriver à la réalisation de cette fin; car s'ils y avaient été mis pour cela, le monde aurait été organisé pour que cela fût possible. Or, cela ne l'est pas, donc ce n'est pas pour cela qu'ils y ont été mis. Il est donc évident que la fin de la vie présente n'est pas cette fin absolue, qu'elle en est distincte. Reste à savoir quelle est la fin de la vie présente.

Quand on y regarde de près, on trouve que cette circonstance même, que la condition présente met obstacle à la satisfaction de toutes nos tendances et au développement de toutes nos facultés, engendre en nous et y crée certaines choses qui sont de la plus haute importance pour nous et pour l'accomplissement de nos destinées. Que crée en nous l'obstacle ou la condition actuelle ? Il y crée d'abord la direction de nos facultés par la volonté et l'intelligence..., il éveille en nous la liberté et y crée la personne, c'est-à-dire l'être qui sait se posséder, qui use de ce qu'il a en lui, pour aller à sa fin, la comprend et la voit. Si l'obstacle n'eût pas existé, il n'y aurait eu pour nous, non-seulement pas de liberté, elle ne serait pas éveillée en nous; mais encore il n'y aurait ni de vertus, ni de vices, ni bien, ni mal; l'homme ne serait pas devenu un être moral. En effet, en quoi consiste le bien moral ? Dans l'accomplissement libre et intelligent, par la volonté, de la loi, c'est-à-dire de notre ordre, c'est-à-dire de notre fin dans chaque circonstance particulière. C'est là ce qui rend l'homme moral, digne. La personnalité d'une part, la moralité de l'autre, résultent de la condition actuelle... Ainsi la vie actuelle est éminemment bonne parce qu'elle est éminemment mauvaise. Sa bonté est dans le mal qu'elle contient; car au prix de ce mal est la moralité, la personnalité. Si elle est, il en résulte deux conséquences: la première, que le but de cette vie n'est pas tant dans les pas que nous pouvons faire vers notre fin absolue, c'est-à-dire, vers la connaissance, vers la puissance, vers l'union avec les êtres semblables à nous ou différents de nous; que ce but est moins dans tout cela, qu'il n'est dans la création énergique, toute-puissante, de la personnalité en nous. Nous rendre libres, c'est-à-dire maîtres de nous, nous servir de cette liberté dans la voie de notre véritable fin, ne pas agir par passion ou par calcul, mais au nom de l'ordre, voilà le vrai but de cette vie, et c'est le vrai but de cette vie parce qu'il dépend de nous de l'atteindre, tandis que l'autre but ne dépend pas de nous.

Cours de droit naturel, ibid., p. 168.

AUGUSTE COMTE.

Auguste Comte, né à Montpellier en 1798, entra en 1814 à l'Ecole polytechnique, se fit disciple de Saint-Simon, aida son maître dans la publication de son ouvrage sur l'Industrie, collabora à l'Organisateur en

1820, puis au Catéchisme des industriels et au Producteur. Il fonda ensuite l'école appelée positiviste. Répétiteur d'analyse et de mécanique en 1832, il fut destitué en 1844, et vécut avec une pension que lui faisaient ses élèves. Il mourut en 1857. Ses principaux ouvrages sont le Cours de philosophie positive (1839-1842) et la Politique positiviste (1856).

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Influence prépondérante de l'intelligence sur le progrès.
historique de la philosophie.

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On ne saurait hésiter à placer en première ligne l'évolution intellectuelle, comme principe nécessairement prépondérant de l'ensemble de l'évolution de l'humanité. Quoique notre faible intelligence y ait, sans doute, un indispensable besoin de l'éveil primitif et de la stimulation continue qu'impriment les appétits, les passions et les sentiments, c'est cependant sous sa direction nécessaire qu'a toujours dû s'accomplir l'ensemble de la progression humaine. C'est seulement ainsi, et par l'influence de plus en plus prononcée de l'intelligence sur la conduite générale de l'homme et de la société, que la marche graduelle de notre espèce a pu réellement acquérir ces caractères de constante régularité et de persévérante continuité qui la distinguent profondément de l'essor vague, incohérent et stérile, des espèces animales les plus élevées, quoique nos appétits, nos passions, et même nos sentiments primitifs se retrouvent essentiellement chez beaucoup d'entre elles, et avec une énergie supérieure, au moins à plusieurs égards importants.

...Aussi, dans tous les temps, depuis le premier essor du génie philosophique, on a toujours reconnu, d'une manière plus ou moins distincte, mais constamment irrécusable, l'histoire de la société comme étant surtout dominée par l'histoire de l'esprit humain. La raison publique a même, depuis longtemps, profondément sanctionné cette appréciation générale, en établissant spontanément, dans toutes les langues civilisées, une synonymie caractéristique entre les termes destinés à désigner, en un genre quelconque, la principale influence directrice et les mots consacrés à l'indication spéciale de notre organe pensant.

Par une suite, moins comprise, mais également rigoureuse et indispensable, du même principe, il faudra surtout nous attacher, dans cette histoire intellectuelle, à la considération prédominante des conceptions les plus générales et les plus abstraites, qui exigent le plus spécialement l'exercice de nos facultés mentales les plus éminentes, dont les organes correspondent à la partie

EXT. GR. PHILOS.

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antérieure de la région frontale. C'est donc l'appréciation successive du système fondamental des opinions humaines relatives à l'ensemble des phénomènes quelconques, en un mot, l'histoire générale de la philosophie, quel que soit d'ailleurs son caractère effectif, théologique, métaphysique ou positif,-qui devra nécessairement présider à la coordination rationnelle de notre analyse historique.

Toute autre branche essentielle de l'histoire intellectuelle, même l'histoire des beaux-arts (y compris la poésie), malgré son extrême importance, ne pourrait, sans graves dangers, être artificiellement appelée à cet indispensable office: parce que les facultés d'expression, plus intimement liées aux facultés affectives, et dont les organes se rapprochent en effet davantage de la partie moyenne du cerveau proprement dit, ont dû être, en tout temps, subordonnées, dans l'économie réelle du mouvement social, aux facultés de conception directe, sans excepter les époques de leur plus grande influence réelle.

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Le vrai principe scientifique d'une telle théorie me paraît entièrement consister dans la grande loi philosophique que j'ai découverte, en 1822, dans la succession constante et indispensable des trois états généraux, primitivement théologique, transitoirement métaphysique, et finalement positif, par lesquels passe toujours notre intelligence, en un genre quelconque de spéculations...

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Dix-sept ans de méditation continue sur ce grand sujet, discuté sous toutes les faces, et soumis à tous les contrôles possibles, m'autorisent à affirmer d'avance, sans la moindre hésitation scientifique, que toujours on verra ces différentes explorations, partielles ou totales, convenablement opérées, converger finalement vers l'irrésistible confirmation d'une telle proposition historique, qui me semble maintenant aussi pleinement demontrée qu'aucun des faits généraux actuellement admis dans les autres parties de la philosophie naturelle. Depuis la découverte de cette loi des trois états, tous les savants positifs, doués de quelque portée philosophique, sont vraiment convenus de soc exactitude spéciale envers leurs diverses sciences respectives. quoique tous ne l'aient point explicitement proclamée jusqu'ic..

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