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autre forme. Nous sommes tout à fait incapables de concevoir que le contingent d'existence puisse augmenter ou diminuer. D'une part, nous sommes incapables de concevoir que rien devienne quelque chose, et d'autre part, que quelque chose devienne rien. Quand on dit que Dieu crée de rien, nous nous représentons la proposition en supposant qu'il tire l'être de soi-même ; nous considérons le Créateur comme la cause de l'univers. L'aphorisme: Ex nihilo nihil, in nihilum nil posse reverti, exprime dans sa forme la plus nette le phénomène intellectuel de la causalité.

On conçoit donc qu'un effet et ses causes sont absolument la même chose. Nous croyons que les causes contiennent tout ce qui est dans l'effet, et que l'effet ne renferme rien de plus que ce qui était contenu dans les causes. Exemple: un sel neutre est un effet de la combinaison d'un acide et d'un alcali. Nous ne pouvons pas concevoir que dans cette combinaison une nouvelle existence ait été ajoutée, et nous ne pouvons pas non plus concevoir qu'une existence ait été supprimée. Autre exemple: la poudre à canon est l'effet d'un mélange de soufre, de charbon et de nitre, et ces trois substances sont aussi des effets, des résultats de constituants plus simples dont on connaît, ou dont on peut concevoir, l'existence. Or, dans cette série de combinaisons, nous ne pouvons pas concevoir que quoi que ce soit commence à exister. Nous sommes forcés d'admettre que la poudre à canon contient la même quotité d'existence que ses constituants élémentaires en contenaient avant la combinaison. Mettons le feu à la poudre. Pouvonsnous concevoir que l'existence ait été diminuée par la destruction d'un seul élément existant auparavant, ou accrue par l'addition d'un seul élément qui jusque-là n'existait pas dans la nature ? Omnia mutantur; nihil interit, c'est ce que nous pensons, ce que nous devons penser. C'est là le phénomène mental de la Causalité nous nions nécessairement que l'objet qui semble commencer d'être, commence en réalité; et nous identifions nécessairement son existence présente avec son existence passée.

Nous sommes incapables de concevoir qu'un atome puisse absolument être ajouté à l'ensemble des existences ou en être absolument retranché. Faites l'expérience. Formez-vous une notion de l'univers; pouvez-vous après cela concevoir que la quantité d'existence dont l'univers est la somme est augmentée ou amoindrie ? Vous pouvez concevoir la création du monde aussi

clairement que vous pouvez concevoir celle d'un atome. Mais qu'est-ce qu'une création? Ce n'est point le passage de rien à quelque chose. Loin de là, la création n'est connue et concevable par nous que comme dégagement d'une nouvelle forme d'exis tence, par le fiat de la Divinité. Supposons l'instant même de la création. Pouvons-nous nous figurer qu'un instant après que l'univers est devenu un être manifeste, il y ait eu un plus grand contingent d'existence dans l'univers et son Auteur pris ensemble, qu'il n'y en avait un moment auparavant dans la Divinité toute seule ? Nous ne pouvons pas nous le figurer. Ce que je viens de dire de nos conceptions de création est vrai de nos conceptions de l'anéantissement. Nous ne pouvons pas concevoir d'anéantissement réel, nous ne pouvons pas nous figurer qu'une chose tombe à l'état de rien.

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L'Infini ou l'Absolu, ne peuvent positivement pas être saisis par l'entendement. On ne peut les concevoir qu'en faisant abstraction des conditions mêmes sous lesquelles la pensée se réalise, par conséquent la notion de l'Inconditionné n'est qu'une notion négative, négative du concevable lui-même. Par exemple: d'une part, nous ne pouvons nous représenter positivement ni un tout absolu, c'est-à-dire un tout assez grand pour que nous ne puissions pas le concevoir comme une partie relative d'un tout encore plus grand, ni une partie absolue, c'est-à-dire une partie assez petite pour que nous ne puissions pas la concevoir comme un tout relatif divisible en parties plus petites. D'autre part, nous ne pouvons positivement pas nous représenter, ou nous figurer, ou nous expliquer (puisqu'ici l'Entendement et l'Imagination coïncident) un tout infini, car nous ne pourrions le faire qu'en effectuant par la pensée la synthèse infinie des touts finis, et pour cela il faudrait un temps infini; et pour la même raison, nous ne pouvons suivre par la pensée une divisibilité infinie de parties. Le résultat est le même, que nous appliquions la méthode à une limitation dans l'espace, dans le temps ou dans le degré. La négation in conditionnelle ou l'affirmation inconditionnelle de la limitation, en d'autres termes l' Infini et l'Absolu proprement dits, sont donc inconcevables pour nous....

Kant a fait voir clairement que l'idée de l'inconditionné ne peut avoir de réalité objective, qu'elle ne fournit aucune connais

sance réelle, et qu'elle renferme les plus insolubles contradictions. Mais il aurait dû montrer que l'Inconditionné n'a pas d'application objective, parce qu'en fait il n'a aucune affirmation subjective; qu'il n'apporte aucune connaissance réelle, parce qu'il ne contient rien qui soit même concevable; et qu'il est contradictoire à luimême, parce qu'il n'est pas une notion simple ou positive, mais seulement un faisceau de négations. Négations du conditionné dans ses extrêmes opposés, unis ensemble simplement par le lien du langage et par leur caractère commun d'incompréhensibilité...

Puisque le conditionnel c'est le seul objet possible de connaissance et de pensée positive, la pensée suppose nécessairement une condition. Penser c'est conditionner, et une limitation conditionnelle est la loi fondamentale de la possibilité de la pensée. En effet, de même que le lévrier ne peut sauter par dessus son ombre et que (pour prendre un exemple plus noble) l'aigle ne peut s'envoler de l'atmosphère où il plane et qui seule le supporte, de même l'esprit ne peut dépasser cette sphère de limitation au dedans de laquelle et par laquelle se réalise exclusivement la possibilité de la pensée. La pensée ne porte que sur le conditionné, parce que, comme nous l'avons dit, penser c'est tout simplement conditionner. L'Absolu n'est conçu que comme une négation de la concevabilité, et tout ce que nous connaissons est connu comme

Conquis sur l'Infini vide et sans forme.

Certes, rien ne doit plus étonner que de voir mettre en doute que la pensée n'a rapport qu'au conditionné. La pensée ne peut s'élever au-dessus de la conscience, la conscience n'est possible que par l'antithèse du sujet et de l'objet de la pensée, connus seulement par leur corrélation et se limitant mutuellement; et, de plus, tout ce que nous savons soit du sujet, soit de l'objet, soit de l'esprit, soit de la matière, n'est jamais que la connaissance du particulier, du multiple, du différent, du modifié, du phé noménal. Pour nous, la conséquence de cette doctrine est que la philosophie, si l'on y voit quelque chose de plus que la science du conditionné, est impossible. Nous admettons qu'en partant du particulier, nous ne pouvons jamais, dans nos plus hautes généralisations, nous élever au-dessus du Fini; que notre connaissance soit de l'esprit, soit de la matière, ne peut être rien de plus

qu'une connaissance des manifestations relatives d'une existence en elle-même inaccessible à la philosophie, ce que le plus haut degré de sagesse doit nous faire reconnaître. Voilà ce qui, dans le langage de saint Augustin, cognoscendo ignoratur, et ignoratione cognoscitur.

Premièrement, penser qu'il ne peut y avoir de connaissance que là où il y a plusieurs termes; il y a au moins un percevant et un perçu, un connaissant et un connu. Mais cette condition nécessaire de la connaissance, la différence et la pluralité est incompatible avec le sens de l'Absolu, qui étant absolument universel, est absolument un. L'Unité absolue équivaut à la négation absolue de la pluralité et de la différence... La condition sous laquelle l'absolu existe et doit être conuu, et la condition sous laquelle l'intelligence peut connaître, sont incompatibles. En effet, si nous supposons la connaissance de l'Absolu possible, il doit s'identifier: 1° avec le sujet qui connaît, ou 2° avec l'objet qui est connu, ou 3o avec la différence des deux. La première hypothèse et la seconde sont contradictoires de l'Absolu. Car, dans ce cas, l'Absolu est supposé connu ou comme distingué du sujet qui connaît, ou comme distingué de l'objet qui est connu. En d'autres termes, on affirme que l'Absolu est connu en tant qu'unité absolue, c'està-dire comme la négation de toute pluralité, tandis que l'acte même par lequel il est connu affirme la pluralité comme la condition de sa propre possibilité. D'autre part, la troisième hypothèse est la contradiction de la pluralité de l'Intelligence; en effet, si le sujet et l'objet de la conscience sont connus comme un, la pluralité des termes n'est plus la condition nécessaire de l'intelligence. L'alternative est donc inévitable: ou l'Absolu ne peut pas être connu ni conçu, ou notre auteur a tort de soumettre la pensée aux conditions de pluralité et de diffé

rence.

Deuxièmement: afin de mettre l'Absolu à la portée de notre connaissance, on est obligé de nous le présenter sous la forme d'une cause absolue: or, causation est relation, donc l'Absolu n'est qu'un relatif. De plus, ce qui existe purement comme cause, n'existe qu'en vue de quelque autre chose, n'a pas sa fin en soi et n'est qu'un moyen d'atteindre une fin... Considéré d'une manière abstraite, l'effet est donc supé rieur à la cause. Il en résulte qu'une cause absolue dépend de son effet dont elle reçoit sa perfection et même, disons-le, sa

réalité. En effet, tant qu'une chose existe nécessairement comme cause, elle ne se suffit pas entièrement avec elle-même, puisqu'alors elle dépend de l'effet, comme de la condition qui seule lui permet de réaliser son existence; et ce qui existe absolument comme cause, existe par conséquent dans une dépendance absolue de l'effet pour la réalisation de son existence. En fait, une cause absolue n'existe que dans ses effets; elle n'est jamais, elle devient toujours: car c'est un être in potentia, et non un être in actu, si ce n'est par ses effets. L'Absolu n'est donc tout au plus que quelque chose d'imparfait.

Discussions, p. 32-33.-Fragments, trad. L. Peisse, p. 47-57.

BENTHAM.

Jérémie Bentham, né à Londres en 1748, lut dès l'âge de 12 ans le livre de l'Esprit d'Helvétius et n'eut plus désormais d'autre pbilosophie. Il étudia à l'Université d'Oxford, devint un profond jurisconsulte, critiqua avec force la législation anglaise, dédia à la France la plupart de ses travaux, soumit à l'Assemblée Constituante une foule d'idées nouvelles sur l'organisation judiciaire, les colonies et les impôts, reçut de la Convention le titre de citoyen français, proposa à la Pologne, à la Russie, aux États-Unis la confection d'un code général. Il mourut en 1832. Ses principaux ouvrages sont la Théories des peines et des récompenses, le Traité de législation civile et pénale, la Déontologie ou de la science morale.

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Tout plaisir est, prima facie, un bien, et doit être recherché ; de même toute peine est un mal et doit être évitée. Quand, après avoir goûté un plaisir, on le recherche, cela seul est une preuve de sa bonté.

Tout acte qui procure du plaisir est bon, toutes conséquences à part.

Tout acte qui procure du plaisir sans aucun résultat pénible est un bénéfice net pour le bonheur; tout acte dont les résultats de peine sont moindres que ses résultats de plaisir est bon jusqu'à concurrence de l'excédant en faveur du bonheur.

Chacun est non-seulement le meilleur, mais encore le seul compétent de ce qui lui est peine ou plaisir.

C'est pure présomption et folie que de dire : « Si je fais cela, je n'aurai aucune balance du plaisir; donc, si vous le faites, vous n'aurez aucune balance de plaisir. »

EXT. GR. PHILOS.

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