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Dans un monde où il y a tant qui doive intéresser, tant dont on peut jouir, et tant aussi à corriger et à améliorer, tout individu doué de cette modeste et indispensable somme de bienfaits moraux et intellectuels, est susceptible d'une existence qu'on peut qualifier d'enviable; et, à moins que, par le fait de lois mauvaises ou de son asservissement à la volonté d'autrui, il ne soit privé de puiser aux sources de bonheur qui sont à sa portée, il ne manquera pas de jouir de cette existence enviable, pourvu qu'il échappe aux maux positifs de la vie, aux grandes causes de souffrance physique et morale, telles que la pauvreté, la maladie, et la dureté du cœur, l'indignité ou la perte prématurée des objets de son affection. Le point essentiel du problème consiste donc à lutter contre ces calamités.

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Insuffisance finale de la morale de Bentham. Son effet décourageant sur la volonté.

Depuis l'hiver de 1821, époque à laquelle j'avais lu pour la première fois Bentham, j'avais un objectif, et ce qu'on peut appeler un but dans la vie je voulais travailler à réformer le monde. L'idée que je me faisais de mon propre bonheur se confondait entièrement avec cet objet. Les personnes dont je recherchais l'amitié étaient celles qui pouvaient concourir avec moi à l'accomplissement de cette entreprise. Je tâchais de cueillir sur la route le plus de fleurs que je pouvais, mais la seule satisfaction personnelle sérieuse et durable sur laquelle je comptais pour mon bonheur était la confiance en cet objectif ; je me flattais de la certitude de jouir d'une vie heureuse si je plaçais mon bonheur en quelque objet durable et éloigné, vers lequel le progrès fût toujours possible, et que je ne pusse épuiser en l'atteignant complétement. Cela alla bien quelques années, pendant lesquelles la vue du progrès qui s'opérait dans le monde, l'idée que je prenais part moimême à la lutte, et que je contribuais pour ma part à le faire avancer, me semble suffire pour remplir une existence intéressante et animée. Mais vint le jour où cette confiance s'évanouit comme un rêve. C'était dans l'automne de 1826; je me trouvais dans cet état d'engourdissement nerveux que tout le monde est susceptible de traverser, insensible à toute jouissance comme à toute sensation agréable, dans un de ces malaises où tout ce qui plaît à d'autres moments devient insipide et indifférent. J'étais dans cet état d'esprit, quand il m'arriva de me poser directement

cette question: « Supposé que tous les objets que tu poursuis dans la vie soient réalisés, que tous les changements dans les opinions et les institutions pour lesquels tu consumes ton existence, puissent s'accomplir sur l'heure, en éprouveras-tu une grande joie? seras-tu bien heureux ? Non!» me répondit nettement une voix intérieure que je ne pouvais réprimer. Je me sentis défaillir; tout ce qui me soutenait dans la vie s'écroula. Tout mon bonheur, je devais le tenir de la poursuite incessante de cette fin. Le charme qui me fascinait était rompu: insensible à la fin, pouvais-je encore m'intéresser aux moyens ? Il ne me restait plus rien à quoi je pusse consacrer ma vie..........

Mes études m'avaient conduit à croire que toutes les qualités, tous les sentiments moraux de l'esprit, bons ou mauvais, étaient le résultat de l'association; que nous aimons une chose et que nous en haïssons une autre, que nous prenons plaisir à un genre d'action ou de contemplation, et de la peine à un autre genre, par l'effet de l'association d'idées agréables ou pénibles avec ces choses, d'après le cours de l'éducation et de l'expérience. Comme corollaire de cette doctrine, j'avais toujours entendu affirmer par mon père, et j'étais convaincu moi-même, que l'éducation devait tendre à former les associations les plus fortes qu'il est possible de constituer dans l'ordre des idées salutaires, c'est-à-dire des associations de plaisir avec toutes les choses qui concourent au bien de la généralité, et des associations de peine avec toutes les choses qui y font obstacle. Cette doctrine me semblait inexpugnable; mais je voyais bien, en jetant un regard en arrière, que mes maîtres ne s'étaient occupés que d'une façon superficielle des moyens de former et d'entretenir ces associations salutaires. Il me paraissait qu'ils avaient compté absolument sur les vieux moyens vulgaires, l'éloge et le blâme, la récompense et le châtiment. Je ne doutais pas que ces moyens, appliqués de bonne heure et sans relâche, ne créassent de fortes associations de peine et de plaisir, surtout de peine, et qu'ils ne pussent produire des désirs et des aversions susceptibles de durer avec toute leur force jusqu'à la fin de la vie. Mais il doit toujours y avoir quelque chose d'artificiel et d'accidentel dans les associations qu'on fait naître par ce procédé. Les peines et les plaisirs qui s'associent par ce moyen à certaines choses, n'y sont pas attachés par un lien naturel; je crois donc qu'il est essentiel, pour rendre ces associations durables, de faire en sorte qu'elles soient très-fortes et déjà invétérées, et pour ainsi dire réellement indissolubles, avant

que la faculté de l'analyse commencer à s'exercer. En effet, je m'apercevais alors ou je croyais m'apercevoir d'une vérité que j'avais auparavant toujours accueillie avec incrédulité : je reconnaissais que l'habitude de l'analyse tend à ruiner les sentiments, ce qui est vrai quand nulle autre habitude d'esprit n'est entretenue et que l'esprit d'analyse reste seul, dépourvu de ses compléments naturels et de ses correctifs. Ce qui constitue l'excellence de l'analyse, me disais-je, c'est qu'elle tend à affaiblir, à saper toutes les opinions qui dérivent de préjugés ; qu'elle nous donne les moyens de disjoindre les idées qui ne sont associées qu'accidentellement: nulle association, quelle qu'elle soit, ne saurait résister indéfiniment à cette force dissolvante; mais en revanche nous devons à l'analyse ce qu'il y a de plus clair dans la connaissance des successions permanentes de la nature, des relations réelles qui subsistent entre les choses, indépendamment de notre volonté et de nos sentiments, c'est-à-dire de lois de la nature en vertu desquelles, dans beaucoup de cas, une chose est inséparable d'une autre, de lois qui, dans la mesure où elles sont clairement comprises et représentées par l'imagination, font que nos idées des choses qui sont toujours unies ensemble dans la nature contractent dans la pensée des liens, de plus en plus étroits. C'est par là que l'esprit d'analyse peut avoir pour effet de fortifier les associations entre les causes et les effets, les moyens et les fins; mais il tend invariablement à affaiblir les associations qui, pour me servir d'une expression familière, ne sont que de pures questions de sentiment. Je croyais que l'esprit d'analyse était favorable à la prudence et à la clairvoyance, mais qu'il ruine sans relâche les fondements de toutes les passions comme de toutes les vertus, et surtout qu'il sape avec une persévérance effrayante tous les désirs et tous les plaisirs qui sont les effets de l'association, c'est-à-dire, suivant la philosophie que je professais, tout ce qui n'est pas purement physique ou organique; et personne n'était plus convaincu que moi-même de l'insuffisance radicale de cet ordre de plaisir pour faire aimer la vie. Telles étaient les lois de la nature humaine, en vertu desquelles, à ce qu'il me semblait, j'avais été amené à l'état dont je souffrais. Toutes les personnes auxquelles je pensais croyaient que le plaisir de la sympathie pour les hommes, et les sentiments qui font du bien d'autrui, surtout du bien de l'humanité conçu en grand, l'objectif de la vie, étaient la source la plus abondante, et la plus intarissable du bonheur. J'étais convaincu de cette vérité, mais

j'avais beau savoir qu'un certain sentiment me procurerait ce bonheur, cela ne me donnait pas ce sentiment.....

Mes impressions de cette période laissèrent une trace profonde sur mes opinions et sur mon caractère. En premier lieu, je conçus sur la vie des idées très-différentes de celles qui m'avaient guidé jusque-là.... Je n'avais jamais senti vaciller en moi la conviction que le bonheur est la pierre de touche de toutes les règles de conduite, et le but de la vie. Mais je pensais maintenant que le seul moyen de l'atteindre était de n'en pas faire le but direct de l'existence. Ceux-là seulement sont heureux, pensais-je, qui ont l'esprit tendu vers quelque objet autre que leur propre bonheur, par exemple vers le bonheur d'autrui, vers l'amélioration de la condition de l'humanité, même vers quelque acte, quelque recherche qu'ils poursuivent, non comme un moyen, mais comme une fin idéale. Aspirant ainsi à une autre chose, ils trouvent le bonheur chemin faisant. Les plaisirs de la vie, — telle était la théorie à laquelle je m'arrêtais, suffisent pour en faire une chose agréable quand on les cueille en passant sans en faire l'objet principal de l'existence; essayez d'en faire le but principal de la vie, et du coup vous ne les trouverez plus suffisants. Ils ne supportent pas un examen rigoureux. Demandez-vous si vous êtes heureux, et vous cessez de l'être. Pour être heureux, il n'est qu'un seul moyen, qui consiste à prendre pour but de la vie, non le bonheur, mais quelque fin étrangère au bonheur. Que votre intelligence, votre analyse, votre examen de conscience s'absorbe dans cette recherche, et vous respirerez le bonheur avec l'air sans le remarquer, sans y penser, sans demander à l'imagination de le figurer par anticipation, et aussi sans le mettre en fuite par une fatale manie de le mettre en question.

Mémoires, ch. V, trad. Cazelles.

FIN.

TABLE ANALYTIQUE

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Ame. Transmigration des âmes,
d'après les Indiens, 2 et suiv.

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L'âme, nombre ou harmonie
du corps, d'après les Pythagori-
ciens, 29. Essence de l'âme et
son immortalité, d'après Platon,
69, 56 et suiv. Existence de
l'âme, d'après Descartes, 196 et
suiv. Son essence dans la pensée,
192, 196. Distinction de l'âme et
du corps, 196. - D'après Male-
branche, 216. Rapports de
l'âme et du corps, selon Leibniz,
252, 256, 258, 259, 260. Ame
selon Locke, 279. Voir Maine
de Biran, Hume, 285, Berkeley,
281, Kant.

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tote, 89 et suiv.; Plotin; les Chré-
tiens, 160; Bruno, 176; Pascal,
207; Malebranche, 223; La Ro-
chefoucauld, 243; Leibniz, 265;
Voltaire, 310. Critique dé
Kant, 381.

Amour d'autrui, d'après Confucius,
13 et suiv. D'après Platon, 65.
- D'après Aristote, 89 et suiv.-
Amour d'autrui et de l'humanité,
d'après les Stoïciens: Voir Epic-
tète, Sénèque, Marc Aurèle.
Amour d'après les chrétiens, 160
et suiv. Amour de Dieu, 160.
Amour de l'humanité, 160.
Amour d'après Pascal, 207. D'a-
près Bossuet, 208. D'après Male-
branche, 223. Amour d'après
Spinoza, 229. Amour de Dieu
d'après Spinoza, 232.

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Amour de soi, d'après La Roche-
foucauld, 236.
Analyse. Voir Descartes.
Condillac, 292.
Anaxagore, 26.

-

D'après

Anéantissement. Voir les Bou-
dhistes et Schopenhauer.
Anglaise (Philosophie), 178.
Animaux. D'après Montaigne, 163
et suiv. Animaux-machines,
voir Descartes. Ames des
animaux, selon Leibniz, 252,

Amitié, d'après les Pythagoriciens,
29. D'après Aristote, 89 et
suiv.
cauld, 241. D'après Helvé-
tius, 329.
Amour. Son rôle dans la création,
d'après les Indiens, 4 et suiv.

256.
D'après La Rochefou-

D'après Empédocle, 35. -
Voir Platon, 65 et suiv.; Aris-

-

Anselme (Saint), 153.
Appétition. Voir Leibniz.
Arcésilas, 112.

Aristocratie, d'après Aristote, 92.
Aristote, 82.

Arts, d'après Socrate, 42. Voir

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