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humaine, et qui la rendent atroce. Elles sont partout moins barbares que les hommes.

Il paraît donc que nos coutumes, nos usages, ont rendu l'espèce mâle très méchante.

Si cette vérité était générale et sans exception, cette espèce serait plus horrible que ne l'est à nos yeux celle des araignées, des loups et des fouines. Mais heureusement les professions qui endurcissent le cœur et le remplissent de passions odieuses sont très rares. Observez que, dans une nation d'environ vingt millions de têtes, il y a tout au plus deux cent mille soldats. Ce n'est qu'un soldat par deux cents individus. Ces deux cent mille soldats sont tenus dans la discipline la plus sévère. Il y a parmi eux de très honnêtes gens qui reviennent dans leur village achever leur vieillesse en bons pères et en bons maris.

Les autres métiers dangereux aux mœurs sont en petit nombre.

Les laboureurs, les artisans, les artistes, sont trop occupés pour se livrer souvent au crime.

La terre portera toujours des méchants détestables. Les livres en exagéreront toujours le nombre, qui, bien que trop grand, est moindre qu'on ne le dit.

Si le genre humain avait été sous l'empire du diable, il n'y aurait plus personne sur la terre.

Consolons-nous; on a vu, on verra toujours de belles âmes depuis Pékin jusqu'à La Rochelle; et, quoi qu'en disent des licenciés et des bacheliers, les Titus, les Trajan, les Antonins, et Pierre Bayle, ont été de fort honnêtes gens.

De l'homme dans l'état de pure nature.-Que serait l'homme dans l'état qu'on nomme de pure nature? Un animal fort au-dessous des premiers Iroquois qu'on trouva dans le nord de l'Amérique.

Il serait très inférieur à ces Iroquois, puisque ceux-ci sa

vaient allumer du feu et se faire des flèches. Il fallut des siècles pour parvenir à ces deux arts.

L'homme abandonné à la pure nature n'aurait pour tout langage que quelques sons mal articulés; l'espèce serait réduite à un très petit nombre par la difficulté de la nourriture et par le défaut des secours, du moins dans nos tristes climats. Il n'aurait pas plus de connaissance de Dieu et de l'âme que des mathématiques; ses idées seraient renfermées dans le soin de se nourrir. L'espèce des castors serait très préférable.

C'est alors que l'homme ne serait précisément qu'un enfant robuste; et on a vu beaucoup d'hommes qui ne sont pas fort au-dessus de cet état.

Les Lapons, les Samoyèdes,1 les habitants du Kamtschatka, les Cafres, les Hottentots, sont, à l'égard de l'homme en l'état de pure nature, ce qu'étaient autrefois les cours de Cyrus et de Sémiramis en comparaison des habitants des Cévennes. Et cependant ces habitants du Kamtschatka et ces Hottentots de nos jours, si supérieurs à l'homme entièrement sauvage, sont des animaux qui vivent six mois de l'année dans des cavernes, où ils mangent à pleines mains la vermine dont ils sont mangés.

En général l'espèce humaine n'est pas de deux ou trois degrés plus civilisée que les gens du Kamtschatka. La multitude des bêtes brutes appelées hommes, comparée avec le petit nombre de ceux qui pensent, est au moins dans la proportion de cent à un chez beaucoup de nations.

Entre les hommes à pur instinct et les hommes de génie flotte ce nombre immense occupé uniquement de subsister. . . .

Cependant plus de la moitié de la terre habitable est encore peuplée d'animaux à deux pieds qui vivent dans cet horrible état qui approche de la pure nature, ayant à peine le vivre et le vêtir, jouissant à peine du don de la parole,

1 Inhabitants of the Steppes of Siberia.

s'apercevant à peine qu'ils sont malheureux, vivant et mourant sans presque le savoir.2

Réflexion générale sur l'homme.3-Il faut vingt ans pour mener l'homme de l'état de plante où il est dans le ventre de sa mère, et de l'état de pur animal, qui est le partage de sa première enfance, jusqu'à celui où la maturité de la raison commence à poindre. Il a fallu trente siècles pour connaître un peu sa structure. Il faudrait l'éternité pour connaître quelque chose de son âme. Il ne faut qu'un instant pour le

tuer.

(Moland, XIX, 381, 382, 383, 384, 385.)

IDÉE 4

Comment tout est-il action de Dieu?-Il n'y a dans la nature qu'un principe universel, éternel, et agissant; il ne peut en exister deux: car ils seraient semblables ou différents. S'ils sont différents, ils se détruisent l'un l'autre; s'ils sont semblables, c'est comme s'il n'y en avait qu'un. L'unité de dessein dans le grand tout infiniment varié annonce un seul principe; ce principe doit agir sur tout être, ou il n'est plus principe universel.

S'il agit sur tout être, il agit sur tous les modes de tout être. Il n'y a donc pas un seul mouvement, un seul mode, une seule idée qui ne soit l'effet immédiat d'une cause universelle toujours présente.

La matière de l'univers appartient donc à Dieu tout autant que les idées, et les idées tout autant que la matière.

2 From the foregoing, it is evident that Voltaire is under no illusions regarding the State of Pure Nature so much admired by a certain school of thinkers in the eighteenth century. Cf. his poem of Le Mondain for an expression of the same point of view. Cf. also his witty letter to Rousseau in which he acknowledged the receipt of the latter's Discours sur l'inégalité.

3 1774.

41769.

Dire que quelque chose est hors de lui, ce serait dire qu'il y a quelque chose hors du grand tout. Dieu étant le principe universel de toutes les choses, toutes existent donc en lui et par lui.5

(Moland, XIX, 399.)

LES IGNORANCES 6

J'ignore comment j'ai été formé, et comment je suis né. J'ai ignoré absolument pendant le quart de ma vie les raisons de tout ce que j'ai vu, entendu et senti; et je n'ai été qu'un perroquet sifflé par d'autres perroquets.

Quand j'ai regardé autour de moi et dans moi, j'ai conçu que quelque chose existe de toute éternité; puisqu'il y a des êtres qui sont actuellement, j'ai conclu qu'il y a un être nécessaire et nécessairement éternel. Ainsi, le premier pas que j'ai fait pour sortir de mon ignorance a franchi les bornes de tous les siècles.

Mais quand j'ai voulu marcher dans cette carrière infinie ouverte devant moi, je n'ai pu ni trouver un seul sentier, ni découvrir pleinement un seul objet; et du saut que j'ai fait pour contempler l'éternité, je suis retombé dans l'abîme de mon ignorance.

J'ai vu ce qu'on appelle de la matière depuis l'étoile Sirius, et depuis celles de la voie lactée, aussi éloignées de Sirius que cet astre l'est de nous, jusqu'au dernier atome qu'on peut apercevoir avec le microscope, et j'ignore ce que c'est que la matière.

La lumière qui m'a fait voir tous ces êtres m'est inconnue : je peux, avec le secours du prisme, anatomiser cette lumière, et la diviser en sept faisceaux de rayons; mais je ne peux di

5 This passage is a commentary on the Biblical statement from Paul's sermon at Athens: "For in him we live, and move, and have our being." Acts, xvii, 28.

6 1765.

viser ces faisceaux; j'ignore de quoi ils sont composés. La lumière tient de la matière, puisqu'elle a un mouvement et qu'elle frappe les objets; mais elle ne tend point vers un centre comme tous les autres corps: au contraire, elle s'échappe invinciblement du centre, tandis que toute matière pèse vers son centre. La lumière paraît pénétrable et la matière impénétrable. Cette lumière est-celle matière? ne l'est-elle pas? qu'est-elle de quelles innombrables propriétés peut-elle être revêtue? je l'ignore.

Cette substance si brillante, si rapide et si inconnue, et ces autres substances qui nagent dans l'immensité de l'espace, sont-elles éternelles comme elles semblent infinies? Je n'en sais rien. Un être nécessaire, souverainement intelligent, les a-t-il créées de rien, ou les a-t-il arrangées? a-t-il produit cet ordre dans le temps ou avant le temps? Hélas! qu'est-ce que ce temps même dont je parle? je ne puis le définir. O Dieu! il faut que tu m'instruises, car je ne suis éclairé ni par les ténèbres des autres hommes, ni par les miennes.

O atomes d'un jour! ô mes compagnons dans l'infinie petitesse, nés comme moi pour tout souffrir et pour tout ignorer, y en a-t-il parmi vous d'assez fous pour croire savoir tout cela? Non, il n'y en a point; non, dans le fond de votre cœur vous sentez votre néant comme je rends justice au mien. Mais vous êtes assez orgueilleux pour vouloir qu'on embrasse vos vains systèmes; ne pouvant être les tyrans de nos corps, vous prétendez être les tyrans de nos âmes."

(Moland, XIX, 424, 425, 427.)

MORALE 8

Bavards prédicateurs, extravagants controversistes, tâchez de vous souvenir que votre maître n'a jamais annoncé que le

7 The above selections show a side of Voltaire too often overlooked. Here he is neither flippant nor superficial. Like Pascal, he is overwhelmed by man's infinite ignorance.

8 The first paragraph is of 1771, the second of 1766.

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