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traîner à nos penchants: car, dans l'un et l'autre cas, nous suivons irrésistiblement notre notre dernière idée, et cette dernière idée est nécessaire; donc je fais nécessairement ce qu'elle me dicte. Il est étrange que les hommes ne soient pas contents de cette mesure de liberté, c'està-dire du pouvoir qu'ils ont reçu de la nature de faire en plusieurs cas ce qu'ils veulent; les astres ne l'ont pas: nous la possédons, et notre orgueil nous fait croire quelquefois que nous en possédons encore plus. Nous nous figurons que nous avons le don incompréhensible et absurde de vouloir, sans autre raison, sans autre motif que celui de vouloir. . . . L'ignorant qui pense ainsi n'a pas toujours pensé de même, mais il est enfin contraint de se rendre.68

XIV.-TOUT EST-IL ÉTERNEL?

Je me sens subjugué par cette maxime de toute l'antiquité: "Rien ne vient du néant, rien ne peut retourner au néant." Cet axiome porte en lui une force si terrible qu'il enchaîne tout mon entendement sans que je puisse me débattre contre lui. Aucun philosophe ne s'en est écarté; aucun législateur, quel qu'il soit, ne l'a contesté. . . . Il faut bien que la matière soit éternelle, puisqu'elle existe; si elle était hier, elle était auparavant. Je n'aperçois aucune vraisemblance qu'elle ait commencé à être, aucune cause pour laquelle elle n'ait pas été, aucune cause pour laquelle elle ait reçu l'existence dans un temps plutôt que dans un autre.

XV.-INTELLIGENCE

Mais, en apercevant l'ordre, l'artifice prodigieux, les loist mécaniques et géométriques qui règnent dans l'univers, les

68 With praiseworthy candor, Voltaire admits his change of view. His earlier attitude is to be found particularly in his Traité de métaphysique and his Discours sur l'Homme. Likewise in his earlier correspondence with Frederick the Great, Voltaire had opposed determinism, while Frederick defended it.

moyens, les fins innombrables de toutes choses, je suis saisi d'admiration et de respect. Je juge incontinent que si les ouvrages des hommes, les miens même, me forcent à reconnaître en nous une intelligence, je dois en reconnaître une bien supérieurement agissante dans la multitude de tant d'ouvrages. J'admets cette intelligence suprême sans craindre que jamais on puisse me faire changer d'opinion. Rien n'ébranle en moi cet axiome: "Tout ouvrage démontre un ouvrier."

XVI.—ÉTERNITÉ

Cette intelligence est-elle éternelle? Sans doute, car soit que j'aie admis ou rejeté l'éternité de la matière, je ne peux rejeter l'existence éternelle de son artisan suprême; et il est évident que, s'il existe aujourd'hui, il a existé toujours. . . .

XXIII.-UN SEUL ARTISAN SUPRÊME

Une grande partie des hommes, voyant le mal physique et le mal moral répandus sur ce globe, imagina deux êtres puissants, dont l'un produisait tout le bien, et l'autre tout le mal. S'ils existaient, ils seraient nécessaires; ils seraient éternels, indépendants, ils occuperaient tout l'espace; ils existeraient donc dans le même lieu; ils se pénétreraient donc l'un l'autre : cela est absurde. L'idée de ces deux puissances ennemis ne peut tirer son origine que des exemples qui nous frappent sur la terre; nous y voyons des hommes doux et des hommes féroces, des animaux utiles et des animaux nuisibles, de bons maîtres et des tyrans. On imagina ainsi deux pouvoirs contraires qui présidaient à la nature; ce n'est qu'un roman asiatique. Il y a dans toute la nature une unité de dessein manifeste; les lois du mouvement et de la pesanteur sont invariables; il est impossible que deux artisans suprêmes, entièrement contraires l'un à l'autre, aient suivi les mêmes lois. Cela seul,

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à mon avis, renverse le système manichéen, et l'on n'a pas besoin de gros volumes pour le combattre.

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Déjà convaincu que, ne connaissant pas ce que je suis, je ne puis connaître ce qu'est mon auteur, mon ignorance m'accable à chaque instant, et je me console en réfléchissant sans cesse qu'il n'importe pas que je sache si mon maître est ou non dans l'étendue, pourvu que je ne fasse rien contre la conscience qu'il m'a donnée. De tous les systèmes que les hommes ont inventés sur la Divinité, quel sera donc celui que j'embrasserai? Aucun, sinon celui de l'adorer.

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XXIX.-DE LOCKE

Après tant de courses malheureuses, fatigué, harassé, honteux d'avoir cherché tant de vérités, et d'avoir trouvé tant de chimères, je suis revenu à Locke, comme l'enfant prodigue qui retourne chez son père; je me suis rejeté entre les bras d'un homme modeste, qui ne feint jamais de savoir ce qu'il ne sait pas; qui, à la vérité, ne possède pas des richesses immenses, mais dont les fonds sont bien assurés, et qui jouit du bien le plus solide sans aucune ostentation. Il me confirme dans l'opinion que j'ai toujours eue, que rien n'entre dans notre entendement que par nos sens.

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XXXVIII.—MORALE UNIVERSELLE

La morale me paraît tellement universelle, tellement calculée par l'Être universel qui nous a formés, tellement destinée à servir de contre-poids à nos passions funestes, et à soulager les peines inévitables de cette courte vie, que, depuis Zoroastre jusqu'au lord Shaftesbury, je vois tous les philosophes enseigner la même morale, quoiqu'ils aient tous des idées différentes sur les principes des choses. Nous avons vu que 69 Cf. supra, pp. 310, 367.

Hobbes, Spinosa, et Bayle lui-même, qui ont ou nié les premiers principes, ou qui en ont douté, ont cependant recommandé fortement la justice et toutes les vertus.

Chaque nation eut des rites religieux particuliers, et très souvent d'absurdes et de révoltantes opinions en métaphysique, en théologie; mais s'agit-il de savoir s'il faut être juste, tout l'univers est d'accord. . . .

LVI.-COMMENCEMENT DE LA RAISON

Je vois qu'aujourd'hui, dans ce siècle qui est l'aurore de la raison, quelques têtes de cette hydre du fanatisme renaissent encore. Il paraît que leur poison est moins mortel, et leurs gueules moins dévorantes. Le sang n'a pas coulé pour la grâce versatile, comme il coula si longtemps pour les indulgences plénières qu'on vendait au marché; mais le monstre subsiste encore quiconque recherchera la vérité risquera d'être persécuté. Faut-il rester oisif dans les ténèbres? ou faut-il allumer un flambeau auquel l'envie et la calomnie rallumeront leurs torches? Pour moi, je crois que la vérité ne doit pas plus se cacher devant ces monstres que l'on ne doit s'abstenir de prendre de la nourriture dans la crainte d'être empoisonné. (Moland, XXVI, 47-95.)

THE NEED OF PUBLIC HOSPITALS AND ASYLUMS (1767):

This passage is taken from a Fragment des Instructions pour le Prince royal de *** In this work one prince gives his counsel to another. The supposed speaker is doubtless Frederick of Prussia addressing the twenty-three-year-old royal prince, Frederick William.

Ne souffrez pas chez vous la mendicité. C'est une infamie qu'on n'a pu encore détruire en Angleterre, en France, et dans une partie de l'Allemagne. Je crois qu'il y a en Eu

70 Grâce versatile, gratia versatilis, converting grace. Cf. also Dictionnaire philosophique, article Grâce (Moland, XIX.).

rope plus de quatre cent mille malheureux, indignes du nom d'hommes, qui font un métier de l'oisiveté et de la gueuserie. Quand une fois ils ont embrassé cet abominable genre de vie, ils ne sont plus bons à rien; ils ne méritent pas même la terre où ils devraient être ensevelis. Je n'ai point vu cet opprobre de la nature humaine toléré en Hollande, en Suède, en Danemark; il ne l'est pas même en Pologne. La Russie n'a point de troupes de gueux établis sur les grands chemins pour rançonner les passants. Il faut punir sans pitié les mendiants qui osent se faire craindre, et secourir les pauvres avec la plus scrupuleuse attention. Les hôpitaux de Lyon et d'Amsterdam sont des modèles; ceux de Paris sont indignement administrés. Le gouvernement municipal de chaque ville doit seul avoir le soin de ses pauvres et de ses malades. C'est ainsi qu'on en use dans Lyon et dans Amsterdam. Tous ceux que la nature afflige y sont secourus; tous ceux à qui elle laisse la liberté des membres y sont forcés à un travail utile. Il faut surtout commencer à Lyon par l'administration de l'hôpital pour arriver aux honneurs municipaux de l'Hôtel de Ville: c'est là le grand secret. L'Hôtel de Ville de Paris n'a pas des institutions si sages, il s'en faut beaucoup; le corps de ville 71 y est ruiné, il est sans pouvoir et sans crédit.

Les hôpitaux de Rome sont riches, mais ils ne semblent destinés que pour recevoir des pèlerins étrangers. C'est un charlatanisme qui attire des gueux d'Espagne, de Bavière, d'Autriche, et qui ne sert qu'à encourager le nombre prodigieux des mendiants d'Italie. Tout respire à Rome l'ostentation et la pauvreté, la superstition et l'arlequinade.

(Moland, XXVI, 447-448.)

La Voix du Curé sur le Procès des Serfs du Mont-Jura (1772)

This is the fifth plea of Voltaire in favor of the freeing of the serfs of Mont-Jura, who were owned by the monks of Saint-Claude only a 71 Cf. supra, p. 184, n.

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