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passions, tous moyens par lesquels nous avons établi la société.

Bien des gens sont prêts ici à me dire: Si je trouve mon bien-être à déranger votre société, à tuer, à voler, à calomnier, je ne serai donc retenu par rien, et je pourrai m'abandonner sans scrupule à toutes mes passions! Je n'ai autre chose à dire à ces gens-là, sinon que probablement ils seront pendus, ainsi que je ferai tuer les loups qui voudront enlever mes moutons; c'est précisément pour eux que les lois sont faites, comme les tuiles ont été inventées contre la grêle et contre la pluie.

A l'égard des princes qui ont la force en main, et qui en abusent pour désoler le monde, qui envoient à la mort une partie des hommes et réduisent l'autre à la misère, c'est la faute des hommes s'ils souffrent ces ravages abominables, que souvent même ils honorent du nom de vertu; ils n'ont à s'en prendre qu'à eux-mêmes,73 aux mauvaises lois qu'ils ont faites, ou au peu de courage qui les empêche de faire exécuter de bonnes lois.

Tous ces princes qui ont fait tant de mal aux hommes sont les premiers à crier que Dieu a donné des règles du bien et du mal. Il n'y a aucun de ces fléaux de la terre qui ne fasse des actes solennels de religion; et je ne vois pas qu'on gagne beaucoup à avoir de pareilles règles. C'est un malheur attaché à l'humanité que, malgré toute l'envie que nous avons de nous conserver, nous nous détruisons mutuellement avec fureur et avec folie. Presque tous les animaux se mangent les uns les autres, et dans l'espèce humaine les mâles s'exterminent par la guerre. Il semble encore que Dieu ait prévu cette calamité en faisant naître parmi nous plus de mâles que de femelles: en effet, les peuples qui semblent avoir songé de plus près aux intérêts de l'humanité, et qui tiennent des registres exacts des naissances et des morts, se sont aperçus

73 They have only themselves to blame.

que, l'un portant l'autre, il naît tous les ans un douzième de mâles plus que de femelles.

De tout ceci il sera aisé de voir qu'il est très vraisemblable que tous ces meurtres et ces brigandages sont funestes à la société, sans intéresser en rien la Divinité. Dieu a mis les hommes et les animaux sur la terre: c'est à eux de s'y conduire de leur mieux. Malheur aux mouches qui tombent dans les filets de l'araignée; malheur au taureau qui sera attaqué par un lion, et aux moutons qui seront rencontrés par les loups! Mais si un mouton allait dire à un loup: "Tu manques au bien moral, et Dieu te punira"; le loup lui répondrait: “Je fais mon bien physique, et il y a apparence que Dieu ne se soucie pas trop que je te mange ou non." Tout ce que le mouton avait de mieux à faire, c'était de ne pas trop s'écarter du berger et du chien qui pouvait le défendre.

Plût au ciel qu'en effet un Etre suprême nous eût donné des lois, et nous eût proposé des peines et des récompenses ! qu'ils nous eût dit: "Ceci est vice en soi, ceci est vertu en soi." Mais nous sommes si loin d'avoir des règles du bien et du mal, que de tous ceux qui ont osé donner des lois aux hommes de la part de Dieu, il n'y en a pas un qui ait donné la dix-millième partie des règles dont nous avons besoin dans la conduite de la vie.

Si quelqu'un infère de tout ceci qu'il n'y a plus qu'à s'abandonner sans réserve à toutes les fureurs de ses désirs effrénés, et que, n'y ayant en soi ni vertu ni vice, il peut tout faire impunément, il faut d'abord que cet homme voie s'il a une armée de cent mille soldats bien affectionnés à son service; encore risquera-t-il beaucoup en se déclarant ainsi l'ennemi du genre humain. Mais si cet homme n'est qu'un simple particulier, pour peu qu'il ait de raison, il verra qu'il a choisi un très mauvais parti, et qu'il sera puni infailliblement, soit par les châtiments si sagement inventés par les

hommes contre les ennemis de la société, soit par la seule crainte du châtiment, laquelle est un supplice assez cruel par elle-même. Il verra que la vie de ceux qui bravent les lois est d'ordinaire la plus misérable. Il est moralement impossible qu'un méchant homme ne soit pas reconnu; et dès qu'il est seulement soupçonné, il doit s'apercevoir qu'il est l'objet du mépris et de l'horreur. Or, Dieu nous a sagement doués d'un orgueil qui ne peut jamais souffrir que les autres hommes nous haïssent et nous méprisent; être méprisé de ceux avec qui l'on vit est une chose que personne n'a jamais pu et ne pourra jamais supporter. C'est peut-être le plus grand frein que la nature ait mis aux injustices des hommes; c'est par cette crainte mutuelle que Dieu a jugé à propos de les lier. Ainsi tout homme raisonnable conclura qu'il est visiblement de son intérêt d'être honnête homme. La connaissance qu'il aura du cœur humain, et la persuasion où il sera qu'il n'y a en soi ni vertu ni vice, ne l'empêchera jamais d'être bon citoyen et de remplir tous les devoirs de la vie. Aussi remarque-t-on que les philosophes (qu'on baptise du nom d'incrédules et de libertins) ont été dans tous les temps les plus honnêtes gens du monde. Sans faire ici une liste de tous les grands hommes de l'antiquité, on sait que La Mothe Le Vayer, précepteur du frère de Louis XIII, Bayle,75 Locke, Spinosa, milord Shaftesbury,76 Collins," etc., étaient des hommes d'une vertu rigide ; et ce n'est pas seulement la crainte du mépris des hommes qui a fait leurs vertus, c'était le goût de la vertu même. Un esprit droit est honnête homme par la même raison que celui qui n'a point le goût dépravé préfère d'excellent vin de Nuits à du vin de Brie, et des perdrix du

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74 La Mothe Le Vayer (1588-1672), liberal thinker of the seventeenth century.

75 Pierre Bayle (1647-1706), author of the Dictionnaire historique et critique, an arsenal of rationalism upon which the eighteenth century drew heavily.

76 Shaftesbury (1671-1713), distinguished English philosopher.

77 Anthony Collins (1676-1729), English deist, author of a Discourse on Free Thinking.

Mans à de la chair de cheval. Une saine éducation perpétue ces sentiments chez tous les hommes, et de là est venu ce sentiment universel qu'on appelle honneur, dont les plus corrompus ne peuvent se défaire, et qui est le pivot de la société. Ceux qui auraient besoin du secours de la religion pour être honnêtes gens seraient bien à plaindre; et il faudrait que ce fussent des monstres de la société, s'ils ne trouvaient pas en eux-mêmes les sentiments nécessaires à cette société, et s'ils étaient obligés d'emprunter d'ailleurs ce qui doit se trouver dans notre nature. (Moland, XXII, 193–202, 224–230.)

Alzire ou les Américains (1736).

Alzire, which Voltaire mentions in his correspondence as early as 1734, was first played January 27, 1736. It had great success and ran twenty consecutive performances. Eighteenth-century critics, like La Harpe and Geoffroy, have classed it with Zaïre, Mahomet, and Mérope as one of Voltaire's four dramatic masterpieces. This classification is doubtless just, if it be admitted that Zaïre and Mérope are the two best and that the others come next in rank.

"Plot: The scene is at Lima in Peru shortly after the Spanish conquest. The old governor, Alvarez, kindly and tolerant, is turning the power over to his fierce and cruel son, Gusman. Gusman loves a native princess, Alzire, who in turn loves a chieftain of her own race, Zamore, although she supposes him to have been dead for three years. Alzire has embraced Christianity, and at the urge of her father, Montèze, and of the old governor Alvarez, she reluctantly marries Gusman. But now Zamore reappears, is jealously made captive by Gusman and his soldiers, though not until he succeeds in mortally wounding his ferocious and implacable enemy. As a result, Zamore and Alzire, who is presumed to have encouraged him in his assassination, are to die. Gusman, in the face of death, becomes, however, suddenly clement and forgiving in the true spirit of Christianity, pardons both Zamore and Alzire, urges the two to marry, requests Zamore to give up his pagan gods and become Christian, and himself at length dies.

Voltaire himself stated the purpose of this play as follows: "On a tâché dans cette tragédie, toute d'invention et d'une espèce assez neuve, de faire voir combien le véritable esprit de religion l'emporte sur les vertus de la nature. La religion . . . du chrétien véritable est de regarder tous les hommes comme ses frères, de leur faire du bien et de

leur pardonner le mal." 78 The true spirit of Christianity, in contrast to the cruel treatment by Europeans of the Indians of America, consists in the brotherhood of man, the doing of good to others, and the forgiveness of injuries. Lion compares Alzire with Corneille's Polyeucte, which also centers around the subject of religion: "Le pinceau de Voltaire a donc lutté ici sans trop de désavantage avec celui de Corneille dans Polyeucte. L'opposition des mœurs chrétiennes en des âmes différemment possédées par la religion, est présentée non sans une réelle précision et un puissant relief." 79 But Voltaire hardly succeeds in portraying exotic manners and customs. His Indians are too civilized, too European. The play, in many ways too reminiscent of Zaïre, is filled, moreover, with improbabilities, mistaken identities, recognition scenes, and coups de théâtre. As usual with Voltaire, the great weakness is in the psychological motivation of character. Alzire's struggle between love, religion, and filial entreaty, in spite of flashes of power, is insufficiently portrayed. In this respect, the play is inferior to Zaïre. Gusman, a monster, a caricature, of ferocity and cruelty, becomes in an instant a very saint with only pardon and magnanimity in his soul. The reader feels here that the author but pulls the strings of his puppets to make the dénouement he wishes.

Yet, if the play possesses few qualities of permanent appeal, it meant something to Voltaire's own age. It was a not unsuccessful preachment of a tolerance and a humanity ever needed. It put forward eloquently the essence of the Christianity of Christ and taught that God is God of the whole world, not merely of Europe. Voltaire is ever contemporaneous, actual, never "au-dessus de la mêlée," as Racine, with his more generalized problems, may seem to be. It is unfortunate that Voltaire is unable to portray character in a way to give his drama the same permanence that Racine attained, but this shortcoming seems almost inherent in the pièce à thèse.

Le Mondain (1736)

In Le Mondain Voltaire, contrary to the position later held by JeanJacques Rousseau, showed himself favorable to the existence of luxury and opposed to the so-called simple state of "la pure nature," which he regards as in no sense idyllic but as rude and barbarous. The pleasantries at the expense of Adam, somewhat coarser in the first edition, are said to have been the cause of the persecutions Voltaire underwent in consequence of this poem. At the end of 1736 he took refuge in Holland but was back in the château of Cirey by March, 1737, so that his exile was of short duration. On the Mondain and 78 Moland, III, 379.

79 H. Lion, Les Tragédies et les théories dramatiques de Voltaire, 1895, p. 106.

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