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aux affaires publiques; les autres dans leurs boutiques débitent plus de mensonges que de marchandises. Je ne puis considérer sans étonnement tant d'arts et tant de métiers avec leurs ouvrages divers, et cette quantité innombrable de machines et d'instrumens que l'on emploie en tant de manières. Cette diversité confond mon esprit : si l'expérience ne me la faisoit voir, il me seroit impossible de m'imaginer que l'invention humaine fût si abondante.

D'autre part je regarde que la campagne n'est pas moins occupée : personne n'y est de loisir, chacun y est en action et en exercice; qui à bâtir, qui à faire remuer la terre, qui à l'agriculture, qui dans les jardins celui-ci y travaille pour l'ornement et pour les délices, celui-là pour la nécessité ou pour le ménage. Et qu'est-il nécessaire que je vous fasse une longue énumération de toutes les occupations de la vie rustique? La mer même, que la nature sembloit n'avoir destinée que pour être l'empire des vents et la demeure des poissons, la mer est habitée par les hommes : la terre lui envoie dans des villes flottantes comme des colonies de peuples errans, qui sans autre rempart que d'un bois fragile, osent se commettre à la fureur des tempêtes sur le plus perfide des élémens. Et là que ne vois-je pas? que de divers spectacles! que de durs exercices? que de différentes observations! Il n'y a point de lieu où paroisse davantage l'audace tout ensemble et l'industrie de l'esprit humain.

Vous raconterai-je, Fidèles, les diverses inclinations des hommes? Si je regarde de près les secrets ressorts qui les font mouvoir, c'est là qu'il se pré

sente à mes yeux une variété bien plus étonnante. Les uns d'une nature plus remuante ou plus généreuse se plaisent dans les emplois violens : tout leur contentement est dans le tumulte des armes; et si quelque considération les oblige à demeurer dans quelque repos, ils prendront leur divertissement à la chasse, qui est une image de la guerre. D'autres d'un naturel plus paisible, aiment mieux la douceur de la vie; ils s'attachent plus volontiers à cette commune conversation, ou à l'étude des bonnes lettres, ou à diverses sortes de curiosités, chacun selon son humeur. J'en vois qui sont sans cesse à étudier de bons mots pour avoir l'applaudissement du beau monde. Tel aura tout son plaisir dans le jeu ce qui ne devroit être qu'un relâchement de l'esprit, ce lui est une affaire de conséquence, à laquelle il occupe dans un grand sérieux la meilleure partie de son temps: il donne tous les jours de nouveaux rendez-vous, il se passionne, il s'impatiente. Et d'autres qui passent toute leur vie dans une intrigue continuelle ; ils veulent être de tous les secrets, ils s'empressent, ils se mêlent partout, ils ne songent qu'à faire toujours de nouvelles connoissances et de nouvelles amitiés. Celui-là est possédé de folles amours, celui-ci de haines cruelles et d'inimitiés implacables, et cet autre de jalousies furieuses. L'un amasse, et l'autre dépense. Quelques-uns sont ambitieux et recherchent avec ardeur les emplois publics, et les autres plus retenus se plaisent dans le repos et la douce oisiveté d'une vie privée; l'un aime les exercices durs et violens, l'autre les secrètes intrigues. Et quand aurois-je fini ce discours,

si j'entreprenois de vous raconter toutes ces mœurs différentes et ces humeurs incompatibles? Chacun veut être fou à sa fantaisie; les inclinations sont plus dissemblables que les visages; et la mer n'a pas plus de vagues, quand elle est agitée par les vents, qu'il ne naît de pensées différentes de cet abîme sans fond et de ce secret impénétrable du cœur de l'homme. C'est à peu près ce qui se présente à mes yeux, quand je considère attentivement les affaires et les actions qui exercent la vie humaine.

Dans cette infinie multiplicité de désirs et d'occupations, je reste interdit et confus; je me regarde, je me considère! que ferai-je? où me tournerai-je? Cogitavi vias meas : « J'étudie mes voies ». Certes, dis-je incontinent en moi-même, les autres animaux semblent ou se conduire ou être conduits d'une manière plus réglée et plus uniforme : d'où vient dans les choses humaines une telle inégalité, ou plutôt une telle bizarrerie? Est-ce là ce divin animal dont on dit de si grandes choses? cette ame d'une vigueur immortelle n'est-elle pas capable de quelque opération plus sublime, et qui ressente mieux le lieu d'où elle est sortie? Toutes les occupations que je vois me semblent ou serviles, ou vaines, ou folles, ou criminelles; j'y vois du mouvement et de l'action pour agiter l'ame, je n'y vois ni règle, ni véritable conduite pour la composer. « Tout y est vanité et affliction » d'esprit », disoit le plus sage des hommes (1). Ne paroîtra -t-il rien à ma vue qui soit digne d'une créature faite à l'image de Dieu ? Cogitavi vias meas: Je cherche, je médite, j'étudie mes voies; et pen

(1) Eccle. 1. 14.

dant que je suis dans ce doute, Dieu me montre sa loi et ses témoignages, il m'invite à prendre parti dans le nombre de ses serviteurs. En effet, leur conduite me paroît plus égale, et leur contenance plus sage, et leurs mœurs bien mieux ordonnées : mais le nombre en est si petit, qu'à peine paroissent-ils dans le monde. Davantage, pour l'ordinaire je ne les vois pas dans les grandes places, dans le grand crédit; il semble que leur partage soit le mépris et la pauvreté souvent même ceux qui les maltraitent et les oppriment vont dans le monde la tête levée, au milieu des applaudissemens de toutes les conditions et de tous les âges; et c'est ce qui me jette dans de nouvelles perplexités. Suivrai-je le grand, ou le petit nombre? les sages, ou les heureux? ceux qui ont la faveur publique, ou ceux qui sont satisfaits du témoignage de leur conscience? Cogitavi vias meas. Mais enfin après plusieurs doutes, voici ce qui décide en dernier ressort et tranche la difficulté jusqu'au fond: Je suis né dans une profonde ignorance, j'ai été comme exposé en ce monde sans savoir ce qu'il y faut faire; et ce que je puis en apprendre est mêlé de tant de sortes d'erreurs, que mon ame demeureroit suspendue dans une incertitude continuelle, si elle n'avoit que ses propres lumières : et nonobstant cette incertitude, je suis engagé à un long et périlleux voyage; c'est le voyage de cette vie, dont presque toutes les routes me sont inconnues, où il faut nécessairement que je marche par mille sentiers détournés, environnés de toute part de précipices fameux par la chute de tant de personnes. Aveugle que je suis, que ferai-je, si quelque bonne fortune

ne me fait trouver un guide fidèle, qui régisse mes pas errans, et conduise mon ame mal assurée ? C'est la première chose qui m'est nécessaire.

Mais je n'ai pas seulement l'esprit obscurci d'ignorance; ma volonté est extrêmement déréglée : il s'y élève sans cesse des désirs injustes ou superflus; je suis presque toujours en désordre par la véhémence de mes passions, et par la violente précipitation de mes mouvemens; il faut que je cherche une règle certaine qui compose mes mœurs selon la droite raison, et réduise mes actions à la juste médiocrité : c'est la seconde chose dont j'ai besoin. Et enfin voici la troisième mon entendement et ma volonté, qui sont les deux parties principales qui gouvernent toutes mes actions, étant ainsi blessées, l'une par l'ignorance, et l'autre par le déréglement; toute mon ame en est agitée et tombe dans un autre malheur, qui est une inquiétude et une inconstance éternelle. J'erre de désirs en désirs, sans trouver quoi que ce soit qui me satisfasse je prends tous les jours de nouveaux desseins, espérant que les derniers réussiront mieux; et partout mon espérance est frustrée. De là l'inégalité de ma vie, qui n'ayant point de conduite arrêtée, est un mélange d'aventures diverses et de diverses prétentions, qui toutes ont trompé mes désirs. Je les ai manquées, ou elles m'ont manqué je les ai manquées, lorsque je ne suis pas parvenu au but que je m'étois proposé : elles m'ont manqué, lorsqu'ayant obtenu ce que je voulois, je n'y ai pas rencontré ce que je cherchois: de sorte que je vivrai désormais sans espérance de terminer mes longues inquiétudes, si je ne trouve à

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