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gens du monde momentanément atteints. Les indices de cette misère ne sont visibles qu'au microscope de l'observateur le plus exercé. Ces gens constituent l'ordre équestre de la misère, ils vont encore en cabriolet. Dans le second ordre se trouvent les vieillards à qui tout est indifférent, qui mettent au mois de juin la croix de la Légion d'honneur sur une redingote d'alpaga. C'est la misère des vieux rentiers, des vieux employés qui vivent à Sainte-Périne, et qui du vêtement extérieur ne se soucient guère. Enfin la misère en haillons, la misère du peuple, la plus poétique d'ailleurs, et que peignent Callot, Hoyart, Murillo, Charlet, Raffet, Gavarni, Meissonnier, que l'art adore et cultive, au carnaval surtout! » Suit un portrait de Philippe le jour où, sortant de l'hôpital, il est rencontré par sa mère. « L'homme en qui la pauvre Agathe crut reconnaître son fils était à cheval sur les deux derniers ordres. Elle aperçut un col horriblement usé, un chapeau galeux, des bottes éculées et rapiécées, une redingote filandreuse à boutons sans moule, dont les capsules béantes ou recroquevillées étaient en parfaite harmonie avec des poches usées et un col crasseux. Des vestiges de duvet disaient assez que, si la redingote contenait quelque chose, ce ne pouvait être que de la poussière. L'homme sortit des mains aussi noires que celles d'un ouvrier, d'un pantalon gris de fer, décousu. Enfin, sur la poitrine, un gilet de laine tricotée, bruni par l'usage, qui débordait les manches, qui passait au-dessus du pantalon, se voyait partout et tenait sans doute lieu de linge. Philippe portait un garde-vue en taffetas vert et en fil d'archal. Sa tête presque chauve, son teint, sa figure hâve, disaient assez qu'il sortait du terrible hôpital du Midi. Sa redingote bleue, blanchie aux lisières, était toujours décorée de la rosette. Aussi les passants regardaient-ils « ce brave », sans doute une victime du gouvernement, avec une curiosité mêlée de pitié; car la rosette inquiétait le regard et jetait l'ultra le plus féroce en des doutes. honorables pour la Légion d'honneur. »

Atroce! n'est-ce pas ? mais sublime! C'est le cas de dire que la plume de Balzac dépasse bien le crayon de Gavarni.

A côté de ces grandes beautés, il y a dans la Rabouilleuse quelques longueurs et des points faibles, tels que l'histoire des <<< Chevaliers de la Désœuvrance », réunion de jeunes gens qui faisaient de sinistres farces nocturnes aux habitants d'Issoudun; la tentative de meurtre de Fario sur Maxence Gilet; l'arrestation de Joseph Bridau, accusé de ce crime. Toujours ennemi du bourgeois, Balzac a voulu nous montrer, même à Issoudun, si près de Paris pourtant, les ridicules solennels de la province. Rien n'est plus amusant; c'est à croire que ces ridicules sont inamovibles. « Que voulez-vous? dit l'écrivain en manière d'indulgence, l'épicier est entraîné vers son commerce par une force attractive égale à la force de répulsion qui en éloigne les artistes. On n'a pas assez étudié les forces sociales qui constituent les diverses vocations. »Ne pas oublier, à ce propos, que l'auteur de la Comédie humaine a bel et bien failli se faire épicier, au temps où il pensait que gagner de l'argent est la chose capitale en ce monde. Un de nos critiques classiques n'a pas omis de reprocher à Balzac l'invention des « Chevaliers de la Désœuvrance ». Il y a, à coup sûr, trop de fantaisie dans cette idée; mais on ne doit y attacher guère d'importance; le critique, lui, prend la chose de façon telle qu'on croirait qu'il est né d'entre les bourgeois d'Issoudun.

Après le duel qui termine la lutte entre Bridau et Maxence, scène décrite avec une sobriété d'images saisissante, dans un cadre admirable de couleur locale, un des faits les plus surprenants du livre est l'espèce de domination réactive exercée par Philippe sur la Rabouilleuse. La mort du seul homme aimé de Flore donne à cette phase du roman un étrange cachet d'horreur. C'est ici que se révèle, sous la touche habile de l'impitoyable analyste, le caractère essentiellement subjectif de la femme en général et de la courtisane amoureuse en particulier. Voyons comment Balzac traduit sa pensée à ce sujet : « Ne prenez aucune détermination sans moi, je connais les femmes, »> fait-il dire par Bridau à Rouget, le jour où Flore fait semblant de quitter Issoudun en compagnie de Maxence. « J'en ai payé une qui m'a coûté plus cher que Flore ne vous coûtera jamais!...

Aussi m'a-t-elle appris à me conduire comme il faut, pour le reste de mes jours, avec le beau sexe. Les femmes sont des enfants méchants; c'est des bêtes inférieures à l'homme, et il faut s'en faire craindre, car la pire condition pour nous est d'être gouvernés par ces brutes-là. » De telles paroles suffisent à expliquer tous les incompréhensibles mystères de ce que l'on pourrait appeler l'Alphonsisme. La phrase de Bridau résume évidemment le code du parfait souteneur qu'applique avec succès Maxence Gilet en province, digne émule en cela du Maxime de Trailles des Scènes de la vie parisienne. Puisque nous en sommes aux rapprochements, disons tout de suite que la Rabouilleuse est un peu la « Madame Marneffe » de la province.

Nous ne saurions terminer cet aperçu des particularités d'un ménage de garçon, sans dire quelques mots d'un type secondaire, emprunté au pavé parisien, qui complète l'ensemble de cette repoussante vermine. Ce personnage est Giroudeau, oncle de Finot le journaliste et ancien camarade de Bridau pendant la campagne de France. Après la chute de Napoléon, ce soldat de l'empire, moins mauvais que Philippe cependant, est tombé à Paris dans l'ornière des besognes douteuses. Il est éditeur responsable des articles du journal de son neveu, qu'il appelle des farces. C'est dans une conversation de Philippe avec Giroudeau, que Balzac fait définir en trois mots, par ce dernier, la puissance du journalisme :

<«< Vois tu, dit-il, le règne des pékins et des phrases est arrivé, soumettons-nous. Aujourd'hui l'écritoire fait tout. L'encre remplace la poudre, et la parole est substituée à la balle. Après tout, ces petits crapauds de rédacteurs sont très ingénieux et assez bons enfants. Viens me voir demain au journal, j'aurai dit deux mots de ta position à mon neveu. Dans quelque temps, tu auras une place dans un journal quelconque. »

Quoi de plus drôlement copié, avec une exactitude inouïe, que le langage des deux soudards: et bien mieux, leur style, lorsqu'ils s'écrivent d'Issoudun à Paris, et vice versa, pour prendre des nouvelles l'un de l'autre? Balzac n'a pas créé, Dieu merci, le type assez inepte de Ramollot; mais il a diantrement dépassé

néanmoins tous les faiseurs d'argot soldatesque. Les lettres de Philippe et les réponses de Giroudeau sont inimitables. Savezvous comment Girondeau définit l'adresse d'une jeune débutante du monde galant? « Elle sait pleurer, écrit-il; elle a une voix qui vous tire un billet de mille francs du cœur le plus granitique, et la luronne sable mieux que nous le vin de Champagne. »

En lisant cela, n'y a-t-il pas de quoi rire aux larmes? Et plus loin, lorsque la susdite luronne, pressentie au sujet de la conquête à faire du bonhomme Rouget pour remplacer la Rabouilleuse a donné sa réponse à Giroudeau, celui-ci la rapportant à Philippe << Tiens, a dit en riant la jeune femme, je n'ai jamais fricassé de bourgeois; ça me fera la main! » N'est-ce pas stupéfiant de verve à la Gavarni?

A côté du portrait de Giroudeau, il nous faut signaler, premièrement à Paris, une des quatre ou cinq meilleures silhouettes que Balzac ait faites du terrible Desroches, personnage de premier rang dans la Comédie humaine, l'homme d'affaires le plus madré et le plus retors de la capitale; puis à Issoudun, Hochon père, avare qui rend presque des points à Grandet; sa femme, madame Hochon, tante d'Agathe, et ses neveux, amis de Maxence Gilet, membres de l'« Association de la Désœuvrance ». Ce Hochon père est fort curieux; la peinture de son avarice tient dans une ligne. Un jour, à dîner, Joseph Bridau, qui a un vigoureux appétit, lui demande une seconde fois du pain. <«< M. Hochon se lève alors, dit Balzac, cherche lentement une clef dans le fond de la poche de sa redingote, ouvre une armoire derrière lui, brandit le chanteau d'un pain de douze livres, en coupe cérémonieusement une autre rouelle, la fend en deux, la pose sur une assiette et passe l'assiette à travers la table au jeune peintre avec le silence et le sang-froid d'un vieux soldat qui se dit au commencement d'une bataille. Allons, aujourd'hui, je puis être tué!» Joseph prend la moitié de cette rouelle et comprend qu'il ne doit plus redemander de pain. « Aucun membre de la famille, poursuit le romancier, ne s'étonna de cette scène si monstrueuse pour Joseph. » Inouï!... pourrat-on dire; mais comme c'est ça!... devra-t-on ajouter.

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En dehors des complications de l'intrigue, la Rabouilleuse a ceci de particulièrement intéressant que, lors de sa publication, tout le monde reconnut dans Joseph Bridau le peintre Eugène Delacroix, l'illustre élève de Gros. Dans une des premières pages du roman, Balzac raconte où et comment se décida la vocation du grand chef de l'école romantique en peinture. La scène est sublime de grandeur dans sa simplicité. « Tu veux être artiste? » dit un des élèves du sculpteur Chaudet à Joseph Bridau qui a pénétré furtivement dans l'atelier, « mais sais-tu bien qu'il faut être crâne et supporter de grandes misères? Il n'y a pas un de nous qui n'ait passé par les épreuves. Celui-là, tiens, il est resté sept jours sans manger! Voyons si tu peux être un artiste? » Et Joseph, dans sa bonne foi d'enfant de treize ans, se soumet à l'épreuve du télégraphe, qui consiste à rester un quart d'heure les bras en l'air, sans changer de position. N'est-ce pas admirable? C'est là peut-être, après la biographie de l'excellent père des Bridau, qui tient tout le commencement du livre, la seule page un peu consolante à lire au milieu des turpitudes que découvrent les autres.

<«< Puisse une société basée uniquement sur le pouvoir de l'argent, frémir en apercevant l'impuissance de la justice sur les combinaisons d'un système qui déifie le succès, en en graciant tous les moyens. » Ces mots, écrits en novembre 1842, dans la lettre-dédicace qui précède la Rabouilleuse, inspirent des réflexions aussi profondes qu'amères, quand on compare notre époque à celle que vise Balzac dans son roman. Nous les transcrivons de nouveau ici, parce qu'ils traduisent une pensée bien grande et bien vraie de morale sociale. Notre société actuelle en a réellement plus besoin que la société d'avant 1830.

LES RIVALITÉS

LA VIEILLE FILLE

Les Rivalités se divisent en deux volumes qui, sans avoir entre eux des rapports intimes au point de vue des idées qu'ils

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