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qu'un mystérieux inconnu, maître d'Esther, en veut à sa bourse; et, pour déjouer les plans de l'ennemi, il lance à ses trousses les plus fins limiers de la police de Paris, d'anciens sous-ordres de Fouché qui ont fait preuve, comme espions, de qualités excep. tionnelles. La bande de Vautrin, composée de Fil-de-Soie, Lafouraille, puis Asie et Europe, l'une cuisinière, l'autre femme de chambre d'Esther, engage une formidable lutte contre la police, représentée par la Peyrade, Corentin et Constenson, trois hommés qui ont su les secrets de toutes les cours de l'Europe, et ont jadis organisé la magnifique police asiatique de Napoléon. L'étude de ces différents types est une des plus surprenantes de la Comédie humaine. La victoire reste à Vautrin qui cause successivement par ses manœuvres la mort de la Peyrade et de sa fille Lydie; le forçat tue lui-même Constenson; il est enfin parvenu à faire donner un million à Esther. Mais l'éternelle entrave qu'opposent les sentiments aux conceptions de l'intérêt matériel faites dans un but de crime ou de politique se dresse tout à coup devant Vautrin. Esther, plutôt que de se livrer à Nucingen, s'empoisonne. On vole, sous l'oreiller de la morte, le titre qui lui assurait la possession du million. Vautrin et Lucien de Rubempré, dénoncés par le seul survivant des policiers, le fameux Corentin, sont accusés d'avoir non seulement volé mais encore assassiné Esther. On les arrête et ils sont écroués à la Conciergerie.

Après l'étude sur la police, se produit le tableau non moins artistique du caractère de la magistrature sous la Restauration. L'instruction du procès criminel, intenté à Lucien et à son complice, a fourni au romancier l'occasion de peindre avec beaucoup d'art, sous un aspect quelque peu terrifiant, le Palais de Justice et la physionomie des gens qui le fréquentent. C'est Camusot, ancien juge d'Alençon, qui est chargé d'instruire l'affaire Vautrin-Rubempré. Le forçat n'a pas de peine à se faire passer pour innocent; il est de taille à lutter de finesse avec son terrible interrogateur. Cette scène de l'interrogatoire de Vautrin qui passe toujours pour l'abbé Carlos Herrera est inénarrable. Balzac y a déployé toutes les ressources d'une imagi

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nation savante qui transforme en réalités les choses les plus invraisemblables. Lucien de Rubempré lui, se trahit devant Camusot. Tout innocent qu'il est, et peut-être même à cause de son innocence, il ne sait pas éviter les pièges que lui tend le juge. Il trahit Vautrin. La culpabilité des prévenus devient presque évidente; mais au faubourg Saint-Germain on a appris avec une stupeur mêlée d'effroi l'arrestation de M. de Rubempré. Mesdames de Sérizy et de Maufrigneuse interviennent auprès du procureur général, M. de Grandville, pour faire mettre Lucien en liberté. Madame de Sérizy, qui adore le jeune homme, jette au feu la feuille où Camusot a écrit l'interrogatoire. Manœuvre inutile! Voulant aller porter elle-même à son ancien amant la nouvelle de la levée d'écrou, la pauvre femme trouve le prisonnier pendu dans sa cellule. Lucien n'a pu supporter l'idée du déshonneur suprême qui l'attendait sur les bancs de la cour d'assises en faisant la fatale rencontre de Vautrin, il n'avait donc fait que retarder son suicide.

Ici se terminent les trois premières parties de Splendeurs et Misères des courtisanes, dont nous ne pouvons analyser, au milieu des complications du récit, les scènes exceptionnelles.

Le point capital du roman est le développement des rêves formés par Vautrin pour faire de son Lucien un grand homme. Lucien mort, la vie du forçat est à jamais brisée. A côté de ce dévouement du criminel, que nous avons cherché à expliquer d'après la pensée de Balzac, se trouve la peinture de l'amour d'Esther et l'histoire des mœurs de la courtisane.

L'auteur de la Comédie humaine a été un des premiers à concevoir l'étendue sans bornes de l'amour de la « fille » quand elle aime. Il a résumé dans son œuvre tous les romans, écrits ou à écrire, sur cet inépuisable sujet. L'amour d'Esther a pour solution la mort. Telle est l'extrême limite du sentiment humain ici-bas; impossible d'aller au delà. La fille, sachant tout de l'homme et rien de l'amour, aussi vierge de cœur que prostituée à l'action des sens, aime un jour; et, subissant les atteintes de la passion pure avec d'autant plus de violence qu'elle en a jusqu'alors ignominieusement dénaturé les lois, elle préfère mourir que perdre

l'estime de l'homme aimé; l'idée qu'un soupçon peut naitre dans l'esprit de ce dernier lui cause un désespoir sans remède. Cette idée la tue plus sûrement qu'un poison. Voilà le thème de l'amour des courtisanes. La rareté de ce sentiment est excessive, car il dépasse les forces humaines, mais, quand il se produit, nous sommes de l'avis de Balzac sur sa nature, cet amour est immense. Maintenant, rachète-t-il les fautes de la femme? Au point de vue religieux ou aux yeux de Dieu, oui; mais il serait téméraire, humainement parlant, d'accorder à la courtisane, franchement dépravée dans sa jeunesse et réhabilitée sur le tard par l'amour, un pardon absolu. Même après le repentir, la société réclame une expiation.

On peut en dire autant de Vautrin que semble devoir sauver sa grande idée de dévouement. Où en serait le monde, si l'on devait gracier tous ceux qui, sans remords et sans pudeur, en ont violé pendant des années les lois les plus légitimes? Comme Balzac le fait dire lui-même à un de ces personnages : « Vouloir revenir dans le monde d'où l'on est volontairement sorti par la porte de l'infamie, c'est vouloir rentrer sous un toit qu'on a ébranlé et qui vous écraserait. » On voit que le romancier satisfait largement par ces paroles à la morale publique, qui, pas plus pour la femme que pour l'homme, n'admettra jamais le principe de la réhabilition sociale du déshonneur.

La quatrième et dernière partie de Splendeurs et Misères des courtisanes porte un titre pompeux qui attire l'attention; c'est la Dernière Incarnation de Vautrin. L'ancien forçat devient à Paris chef de la police de sûreté, et, par son flair prodigieux, il arrive à rendre de grands services. Deux scènes sont à signaler dans ce roman la première est celle de la reconnaissance de Vautrin par ses anciens compagnons de chaîne dans le préau de la Conciergerie. Balzac a fait là une remarquable exposition des mœurs du bagne; il est allé jusqu'à en faire parler l'argot sinistre, où reviennent à chaque instants les terribles expressions de gerbé à la passe, fauché, abbaye de Monte-à-Regret ou la veuve, qui signifient condamné à mort, exécuté et guillotine. Le bagne est appelé le pré. Jacques Collin voit une

seconde fois proclamer sa royauté dans cette épouvantable société du crime. La police n'est pas encore sûre d'avoir trouvé en Carlos Herrera le fameux « Trompe-la-Mort »>. Vautrin se dénonce alors lui-même à M. de Granville, le procureur général, juste au moment où Corentin vient essayer de perdre à jamais son ennemi.

Le tête-à-tête de Jacques Collin et du magistrat est la seconde scène qui mérite une mention spéciale. Le caractère en est sûre. ment invraisemblable. « Mais quel artiste !... » ne peut-on s'empêcher de dire en pensant à l'auteur, quand on a lu ces pages renversantes. On y voit le galérien lutter de grandeur d'âme avec le magistrat et, à certains moments, l'emporter sur lui.

Les juges se sont rendu compte que Vautrin n'est pour rien dans la mort mystérieuse d'Esther Gobseck. Pas plus que Lucien il n'a volé la courtisane: il ne peut donc être arrêté que pour ses crimes antérieurs. Jacques Collin dévoile à M. de Granville le secret de son dévouement sans bornes pour Lucien de Rubempré; le procureur général est ému, mais il a des raisons graves pour avoir fait appeler devant lui le forçat. Lucien a reçu de nombreuses lettres de mademoiselle Clotilde de Grandlieu, sa fiancée, de madame de Sérizy et de la duchesse de Maufrigneuse. Vautrin doit savoir où sont ces lettres. Qu'il les donne, qu'on puisse les détruire et il aura la vie sauve; on lui offre même une place dans la seule administration secrète où l'on puisse employer un ancien forçat, la contre-police. Jacques Collin accepte. Il demande qu'on le laisse libre, pour qu'il lui soit permis d'accompagner le convoi de Lucien au Père-Lachaise. Au retour, il rapportera les lettres. Le procureur général fait renvoyer les gendarmes qui lui ont amené le prisonnier, et ce dernier reste écrasé devant la sublime et généreuse confiance du magistrat.

Il est enfin libre. Dans la tombe de Lucien il ensevelit à jamais le passé et toutes ses espérances. En sortant du cimetière, où on l'a trouvé évanoui, il redevient un autre homme, décidé à réparer le mieux qu'il pourra le mal qu'une destinée fatale l'a poussé à faire. Un des derniers actes de Vautrin est de guérir la folie de

la comtesse de Sérizy, folie produite par le remords d'être la cause indirecte du suicide de Lucien de Rubempré.

La dernière partie de Splendeurs et Misères des courtisanes renferme au sujet de quelques femmes du grand monde, que Lucien a aimées, de terribles accusations, marquant d'une flétrissure indélébile ces créatures, vraies fleurs du vice, qui sont plus coupables et plus viles que la courtisane de profession.

Vautrin, constatant au cœur de M. de Sérizy une indulgence sans bornes pour les fautes de la comtesse, se dit : « Les fantaisies d'une femme réagissent donc sur tout l'État. Oh! combien de force acquiert un homme quand il s'est soustrait comme moi à cette tyrannie d'enfant, à ces probités renversées par la passion, à ces méchancetés candides, à ces ruses de sauvage! La femme avec son génie de bourreau, ses talents pour la torture, est et sera toujours la perte de l'homme. Procureur général, ministre, les voilà tous aveuglés, tordant tout pour des lettres de duchesses ou de petites filles, ou pour la raison d'une femme qui sera plus folle avec son bon sens qu'elle ne l'était sans sa raison. »

Ces sinistres paroles sur les désastres de l'action de la femme, quand elle est malfaisante, sont à méditer.

Ne résument-elles pas toute une moitié des événements de la vie humaine?

LES SECRETS DE LA PRINCESSE DE CADIGNAN

On peut rattacher les Secrets de la Princesse de Cadignan à Splendeurs et Misères des courtisanes, en ce sens que l'au teur continue dans ce livre son étude des mœurs de la femme, placée au plus haut degré de l'échelle sociale et vivant au faite des splendeurs de la vie aristocratique par excellence. La princesse de Cadignan, que nous avons déjà pu juger dans le Cabinet des antiques, est une femme de mœurs plus que légères, qui a reçu, comme on dit, « l'Europe chez elle ».

Balzac nous présente ici la courte et heureuse histoire de la dernière passion de cette singulière créature. Arthez, le grand

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