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d'art, fait partie du beau. N'est-ce pas là une démonstration victorieuse du grand principe du divin Platon Le beau est la splendeur du vrai? Mais Balzac a peint le vice, c'est-à-dire le laid, sous des couleurs brillantes. Le vice est fort laid pour la morale, nous en convenons; mais dans la vie réelle, quand il découle des passions, on ne saurait l'empêcher de revêtir ces couleurs brillantes, et de prendre une forme d'autant plus aimable qu'il veut être plus sûr du succès de ses séductions. Balzac ne fait certes pas l'apologie du vice, mais il ne peut le montrer autrement qu'il n'est, suivant les situations dans lesquelles il joue un rôle. Quant à s'abstenir de parler du vice et du mal en général, la chose est impossible à un écrivain consciencieux. Sous le vain prétexte de tort à la morale, on ne doit jamais en littérature oublier la loi des contrastes, loi nécessaire, d'après laquelle la vertu ne ressort que par la peinture vraie du vice. L'opposition de deux forces en présence fait, au gré de l'auteur, triompher l'une ou l'autre, et nous aurons le soin de constater, en parcourant la Comédie humaine, que, dans la pensée de l'auteur, la peinture du vice, avec ou sans masque, porte peu atteinte aux lois éternelles de Dieu, de la morale et de l'intelligence, qui sont le résumé des principes mêmes de l'œuvre. Si la morale est l'âme de la littérature, la nécessité des contrastes en est la première loi, et la critique ne saurait l'oublier sous peine de passer pour stupide. Il n'y a que les esprits chagrins ou envieux qui puissent faire à Balzac le reproche d'immoralité. Certes, la Comédie humaine ne doit pas, plus qu'un traité de philosophie, être donnée en lecture à l'intelligence précoce mais inexpérimentée de l'adolescent. L'exposition nécessaire de certains tableaux impurs, de même que l'enseignement des principes de toute chose, agissant sur un esprit encore neuf, que n'a pas formé la vue des réalités de l'existence, peuvent inspirer la tentation de mal faire. Mais, en dehors de ce cas soumis à l'autorité de ceux qui dirigent l'éducation, la lecture de la Comédie humaine ne peut être que très profitable, car elle est la science même de la vie, et l'auteur ne néglige jamais d'y définir la morale des actes.

Balzac est (pardonnez-nous ce barbarisme) un des plus forts ouvreurs d'intelligence qui soit au monde. Quand on l'a lu, on a acquis, en même temps que le plaisir d'émotions fortes ou généreuses, une somme considérable d'expérience, de laquelle on peut se servir pour améliorer sa conduite d'après les grands enseignements philosophiques qui abondent dans l'œuvre.

Qu'on nous permette d'établir à présent un semblant de comparaison entre le réalisme contemporain et celui de Balzac. La différence est grande, malgré bien des points communs qui sont les principes mêmes édictés par le maître, ou bien encore les moyens de composition indiqués par lui pour les œuvres du même genre. Cette comparaison achèvera de faire ressortir le caractère général de la Comédie humaine, que nous venons d'esquisser.

C'est en proclamant Balzac chef d'école, et en remontant jusqu'à lui, que plusieurs critiques arrivent le plus naturellement du monde à le rendre responsable des erreurs et des exagérations d'un certain nombre d'écrivains qui veulent passer à tout prix pour ses continuateurs ou ses élèves. Certes, nous l'avons déjà prouvé, l'influence de Balzac sur le roman contemporain est indéniable, mais cette influence, que l'on retrouve plus ou moins chez tous nos jeunes romanciers, a généralement été bien comprise. Actuellement, un groupe nombreux d'écrivains sympathiques s'inspirent, pour étudier les mœurs nouvelles et les progrès de la deuxième moitié de notre siècle, de la méthode de Balzac améliorée par la critique. Gracieux poètes ou profonds moralistes (ils sont quelquefois l'un et l'autre), ils ont des qualités de forme supérieures peut-être à celles du maître, et dans lesquelles l'élégance et l'harmonie du style l'emportent sur la force. Quelques-uns même, plus amoureux d'idéal que d'autres, tout en continuant à observer les faits de la vie réelle, se rapprochent un peu plus de la nature à la manière de Bernardin de Saint-Pierre et nous racontent les plus gracieuses idylles que puisse produire le sol ingrat de la réalité. Mais, à côté de cette noble phalange d'esprits éclairés que guide vraiment le sentiment du beau, nous subissons les œuvres odieuses de ceux

qui ont voulu dépasser Balzac en réalisme. Ceux-là, et ils sont, hélas! les plus nombreux, ont fondé une école nouvelle à laquelle ils ont donné le nom de « naturalisme ». Cela veutil dire qu'ils se proposent de n'étudier que la nature? A ce compte-là, Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand ont été des écrivains naturalistes; mais leur genre est loin d'être celui des naturalistes du jour. Ceux-ci semblent avoir pris à tâche de peindre en effet la nature, mais dans ce qu'elle a de hideux, de répugnant et de bas, toutes choses dont on ne peut faire œuvre d'art. Tous ne revendiquent pas, et ils ont raison, la paternité. de Balzac pour l'espèce de littérature qu'ils ont inaugurée. Si l'auteur de la Comédie humaine pouvait revivre, il les désavouerait sûrement et les poursuivrait peut-être dans un complément de son œuvre d'un lourd anathème, ainsi qu'il l'a déjà fait pour ceux des écrivains de son temps qui vendaient leur plume. Nous sommes avec eux bien loin de George Sand, Stendhal, Mérimée, About. On a même dépassé Flaubert et les frères de Goncourt. Nous nous abstenons de faire la critique de ces deux derniers, car, bien qu'inférieurs à Balzac, leur talent ressemble au sien; mais nous affirmons que ce sont eux les vrais chefs d'école du naturalisme, qui par la peinture exagérée du caractère de leurs personnages ont vraiment autorisé leurs continuateurs à s'affranchir de toute règle. Certaines tendances de l'esprit du siècle sont venues s'ajouter à l'influence de Gustave Flaubert et des Goncourt pour produire le naturalisme. L'œuvre de Balzac entre donc pour bien peu dans les causes génératrices de cette partie de la littérature contemporaine, contre laquelle réagissent avec succès les écrivains psychologistes, vrais continuateurs ceux-là des traditions de la Comédie humaine que leur talent transforme et renouvelle au gré de la société actuelle.

En somme, ce sont précisément les prétentions exclusives de réalisme manifestées par les naturalistes du jour qui gàtent toutes leurs œuvres. Nous avons vu que ce réalisme pur n'est pas du tout l'idée de Balzac. L'imagination de ces nouveaux romanciers est matérialiste comme leur philosophie. Ce qui domine en eux, c'est uniquement la chaleur des sens. Leur

style coloré, sanguin, brutal, plein de crudité et d'effronterie, n'a rien de cette beauté morale et intellectuelle qui, à travers les actes, doit reproduire comme dans Balzac les plus intéressantes abstractions de l'âme. Chez eux, tout parle au corps. Ils n'ont qu'un point de commun avec Balzac : c'est que leur poétique de mise en scène prodigue la réalité jusqu'à la minutie, et encore y mêlent-ils la déclamation. Quant à leurs jugements philosophiques, ils sont outrés et dépassent la nature, en prétendant toujours y ramener. Prenant dans les intrigues de leurs romans l'insipide ou l'odieux pour le naturel, ils y ajoutent le jargon et l'emphase. En voulant faire école et créer quelque chose de nouveau dans la peinture de la vie, ils ne font que ramasser ce qu'ont précisément dédaigné Balzac et ses contemporains. Dans leurs œuvres de théâtre, ils ont transformé en théories de purs expédients, nés de leur défaut d'invention dramatique. Ce qu'il y a de plus fort, c'est qu'ils sont arrivés à ériger le naturalisme en dogme. Il semble ressortir de leurs thèses que l'action indéfinie de la matière produit seule tous les phénomènes de la vie de leurs personnages. Dans l'ordre moral, ils ne sauraient être trop blâmés, car ils font servir la chaleur même de l'imagination et un talent qu'on ne saurait leur contester au ravalement de l'homme, en faisant presque l'apologie de ses mauvaises passions, au lieu de montrer la voie du devoir pour les combattre. Sous le rapport du goût ils ne pèchent pas moins, car ils donnent l'exemple funeste de se passer à la fois de la façon la plus absolue de raison et de pudeur.

En pénétrant au cœur même de la majeure partie des romans de Balzac, nous établirons des comparaisons avec ceux des auteurs contemporains qui ont traité des sujets analogues. De ce parallèle ressortira plus vigoureusement le caractère propre de l'œuvre, en même temps que nous chercherons à découvrir la pensée intime de l'auteur dans ses principaux livres.

INTRODUCTION

A

LA COMÉDIE HUMAINE

sans se

DIVISION DE L'OEUVRE

La Comédie humaine peut être comparée à un édifice de proportions gigantesques divisé en nombreux corps de logis. Balzac n'a pas conçu le plan général de l'œuvre dès le début de sa carrière d'écrivain. Se sentant la puissance de créer, il s'inspira pour faire ses premiers romans de la même méthode que Walter Scott pour peindre le moyen âge. Il accumula dans le vaste chantier qu'embrassait son génie des matériaux sans nombre, préoccuper immédiatement de la place que chaque pierre devrait un jour occuper dans l'édifice. Plus tard, frappé manque de liens apparents dans l'œuvre du romancier écossais qu'il prenait pour modèle, Balzac conçut l'idée vraiment géniale de coordonner les différentes parties de son étude générale sur la société moderne. Il voulut établir un classement rationnel de ses œuvres suivant les principes qui les ont produites, assigner à chaque livre une place dans l'ensemble d'après la diversité des pensées intimes qui en sont la source, et donner enfin à cet ensemble un titre qui en résumât l'origine, les principes, la raison d'être et les conclusions. De là

du

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