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cette magnifique division de l'œuvre de Balzac en trois parties principales.

La première, la plus considérable de toutes, qui est comme le fondement des deux autres, porte le nom d'Études de mœurs. D'une manière générale on peut dire que ces études sont l'histoire à peu près complète de la société moderne dans la multiplicité de ses effets.

La deuxième partie de la Comédie humaine comprend les Études philosophiques. Après nous avoir peint la vie humaine dans toutes ses phases, l'auteur a jugé nécessaire de chercher à en expliquer les causes. Dans les études philosophiques, tout en conservant à ses livres la forme de l'étude de mœurs, Balzac s'attache plus spécialement à nous montrer quels rapports existent entre le fait humain et l'idée qui l'a produit. Là se découvrent les raisons hypothétiques de presque tous les phénomènes accomplis par la pensée, la volonté et le travail de l'homme.

Les Études analytiques forment la troisième partie de l'œuvre. Des causes qui produisent la vie, Balzac remonte aux principes mêmes de ces causes, aux lois éternelles de la nature qui régissent tous les actes, créent les rapports entre l'homme et la société; lois immuables qui émanent de Dieu même. Les études analytiques sont la Métaphysique de la Comédie humaine dont les études de mœurs sont la Morale, les études philosophiques, la Psychologie, et le génie de l'auteur la Logique.

Ainsi se trouve édifiée cette œuvre immense, à laquelle Balzac a cru devoir donner le nom de Comédie humaine. C'est « histoire humaine » qu'il eût fallu dire. Ne voyons-nous pas s'agiter dans. tous les recoins de l'édifice, dans ses bas-fonds comme aux sommets les plus élevés, les principaux types de l'humanité tout entière? Comédie humaine! Balzac avait bien des raisons pour nommer ainsi son œuvre. En effet, pour ne citer qu'un exemple, de même que l'ambition des hommes d'État se cache derrière les nécessités de la politique, de même les passions en général, qui sont le vrai mobile des actions de l'homme, sont presque toujours tenues secrètes dans chaque individu, sous les

dehors de mille espèces qu'a créés la formation des sociétés et qu'a proportionnellement augmentés le degré de civilisation des peuples. Dans l'œuvre profondément philosophique de Balzac, où sont analysés les caractères des peuples et des individus, toutes les passions humaines sont vues derrière leur masque 1. Telle est la raison du titre de l'œuvre.

La Comédie humaine est donc un monde fictif, image vivante du réel, mis en parallèle avec lui, qui a, selon le mot de l'auteur, ses espèces sociales comme le monde animal a ses espèces zoologiques, avec leur vie, leur caractère, leurs mœurs, leurs lois, leur histoire propres. C'est le drame le plus attachant de tous, joué sur la scène terrestre par les trois ou quatre mille «< personnages-lypes » qui composent le fond de la société dans une grande époque. Et avec quelle vigueur sont créés tous ces rôles, avec quel art et quelle vérité ils sont remplis, depuis les plus grands jusqu'aux plus infimes, depuis les rôles uniques de héros dépassant le niveau de la foule, jusqu'à ceux de ces masses mouvantes qui se ruent les unes sur les autres et que dirigent en tout temps les lois secrètes de la Providence. C'est la remarquable unité de composition de ce drame qui fait produire à l'auteur ces personnages logiques revenant à chaque instant se mêler aux actions des différents livres, caractères bien définis, toujours semblables à eux-mêmes dans le moule que leur a fabriqué le créateur, vivant conséquents avec leur nature sans dévier d'une ligne de la voie qu'ils se sont tracée. Ici, les gens sont classés en bons ou mauvais, riches ou pauvres, heureux ou malheureux, intelligents ou bêtes, honnêtes ou gredins, ambi

tieux ou

du

philosophes; et successivement défilent sous les yeux spectateur ébloui, nobles, bourgeois et roturiers, hommes des villes ou campagnards, et toute la série des rôles sociaux : prêtres, magistrats, militaires, artistes, savants, poètes, commerçants, ouvriers, domestiques, tous marqués dès leur entrée en

1. Le premier titre donné, en 1833-1837, par Balzac à ses œuvres réunies, fut Études de mœurs au XIXe siècle. C'est le marquis Auguste de Belloy, son ami, qui trouva, pour l'ensemble de ses ouvrages, ce titre la Comédie humaine, par opposition à la Divine Comédie du Dante.

scène par le génie de Balzac du sceau indélébile de l'influence professionnelle, comme s'ils sortaient vivants des mains d'un Dieu créateur.

Et, au-dessus du dogme religieux et des enseignements des philosophes, règne dans les lois sociales et la conduite de l'individu, en même temps que l'éternelle idée de morale et de justice divine, le principe du combat pour la vie dont le premier élément est « l'argent ». L'argent, ce grand mot l'argent, le plus fort de tous, est dans toutes les bouches et dans tous les cœurs. Même pour ceux qui veulent faire le bien, l'argent est à peu près indispensable; que dire de ceux dont les vices ne peuvent se satisfaire que par lui! Devenu, par une convention éternelle comme . le monde, le représentant de tous les produits terrestres qui assurent la vie matérielle, l'argent est le principal objet de la lutte pour l'existence, dont l'instinct égoïste est sans relâche combattu et vaincu par la mort. En partant du principe qu'un morceau de métal ou de papier représente son équivalent de satisfaction des besoins de l'homme, grâce à une entente tacite entre tous les êtres, les sociétés sont arrivées à faire de l'argent. l'axe du monde, en lui donnant d'innombrables modes de possession et d'échange. Ceci est un fait indéniable qui, grâce à l'inégalité de répartition de l'argent et à son insuffisance, tendrait à prouver l'immoralité de l'existence même, si la vertu et la charité n'équilibraient le vice et l'injustice de la fortune. Balzac a été le premier qui ait osé parler dans un livre de l'influence de l'argent ; nous disons qui a osé, parce que la passion de l'argent, commune à tous les hommes avec des degrés de force différents, les conduit à faire le mal et à aimer le vice, quand elle n'est pas dominée ou tout au moins corrigée par le sentiment du devoir. Il est donc répugnant d'en parler. Mais, pour faire une histoire de mœurs complète, Balzac n'a pas hésité à découvrir l'immense plaie d'égoïsme qui dévore le monde et qui a pour origine l'argent. La plupart des crimes ont pour mobile le vol de l'argent. Tout le monde sait cela, mais il serait curieux d'observer si, dans les châtiments infligés au crime, la société a plutôt pour but de se défendre contre les voleurs que d'appliquer

que

les principes de l'éternelle justice qui n'appartient qu'à Dieu. Un simple voleur répugne plus à l'honnête homme qu'un criminel par vengeance. Un homme pardonne bien des torts à son ennemi, mais il ne pardonne jamais à celui qui le vole. Comment expliquer cela, si ce n'est par l'instinct féroce de la propriété? Or, qu'est-ce que la propriété? C'est la possession de l'argent luimême ou de ses équivalents. Cela démontre l'influence universelle de l'argent, influence d'autant plus accentuée chez un peuple qu'il est plus civilisé, plus désireux de confort et de bienêtre. Toutes ces choses, personne ne les ignore, et cependant par pudeur chacun feint de n'y prêter aucune attention. C'est parce le désir de posséder la fortune, alors même qu'il est légitime et qu'il n'exclut pas chez un homme les grands sentiments, a toujours quelque chose de vil dont on ne peut se défaire. Seuls les philosophes de l'espèce de Diogène ont le mépris de l'argent, mais ils sont bien rares, et encore sont-ils obligés de mendier pour vivre, ce qui est en contradiction avec leur fierté. Les misérables sont les plus excités non au désir d'une modeste aisance, mais à l'envie des grandes richesses et des honneurs qu'elles procurent. La haine du pauvre contre le riche, l'envie de celui qui n'a rien contre celui qui possède sont la cause indirecte des trois quarts des révolutions. La misère, c'est-à-dire le manque absolu d'argent fait oublier à l'homme ses devoirs, elle inspire la folie du crime, elle est le plus terrible ennemi de tout ordre social; aussi les gouvernements ne sauraient-ils trop la combattre et la réduire, en y apportant tous les remèdes qu'invente le génie heureusement fécond de la charité. Tout cela est pour démontrer qu'on a raison de parler sans honte de l'influence de l'argent, quelque pénible à traiter que soit parfois le sujet. Oser dire que l'argent est dans la vie courante le mobile de la plus grosse part des actions humaines et le prouver par l'histoire des mœurs, paraît être un défi porté à certaine région basse du cœur de l'homme; et cependant cette audace est nécessaire; nous dirons même plus, elle est bienfaisante de la part du philosophe qui indique combien, dans un nombre infini de cas, l'amour de l'argent est légitimé par le désir de bien faire.

Balzac est le premier de nos grands romanciers qui ait su à propos faire œuvre de moraliste, en étudiant les motifs qui poussent l'homme à faire fortune, et, pour cela seul, nous devons lui rendre hommage. Au cours de notre étude sur son œuvre, nous signalerons à l'attention du lecteur toutes les observations, toutes les réflexions de Balzac sur le pouvoir et les choses de l'argent. Partout où il en parle, la question est traitée avec une science, une finesse et une hauteur de vue vraiment admirables. Excepté quand il nous peint des avares, auxquels il est obligé d'infliger la destinée qui leur est propre, Balzac, dans ses personnages, ne nous montre pas que des hommes faisant un Dieu de l'argent. A ceux-là il fait souvent infliger quelque trahison du sort. Il essaye de prouver ainsi une chose très vraie, tellement vraie qu'elle est devenue l'axiome banal des pauvres et de beaucoup d'heureux, à savoir que « la richesse ne fait pas le bonheur ». Certes, la fortune est un moyen d'acquérir le bonheur; mais bien des gens confondent le but avec les moyens de l'atteindre, erreur grave qui cause le malheur de bien des existences, faites d'autre part pour être heureuses. Balzac démontre ensuite, dans un ordre d'idées plus élevé, l'utilité de la convention sociale qui, voulant représenter les produits de l'agriculture et de l'industrie, a créé dans l'argent un symbole d'échange. Dès le début, les sociétés ont cherché la solution de ce grand problème pour établir de la façon la plus humainement juste l'équilibre dans la vie des masses. Aujourd'hui, le problème une fois résolu, les formes de l'argent se sont avec le temps multipliées à l'infini. Si l'on voulait à présent détruire ce système ou seulement quelques-uns des faits sociaux constants qui en sont résultés, on provoquerait une anarchie sans nom. Le désir d'arriver à la fortune, dans un pays où les moyens d'accès en sont libres, empêche bien des intelligences de désirer des révolutions dans l'ordre social. En étendant plus loin ce principe, on peut dire que l'homme sage, au lieu de vouloir saper les lois fondamentales qui régissent le monde, doit vivre heureux et tranquille à l'ombre protectrice de ces lois. C'est le maître de l'univers qui a sans doute inspiré l'homme.

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