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de la Consolation » et surtout celle de madame de La Chanterie atteint, si elle ne les dépasse, les limites extrêmes du renoncement chrétien. Que peut-on inventer de plus poignant? Rien. L'imagination seule de l'auteur est ici un prodige. Les alternatives de deux destinées également terribles confondent dans le drame le touchant et l'horrible. Le parallèle entre les infortunes du baron Bourlac et de madame de La Chanterie est d'un effet sans pareil. Les détails de l'intrigue ne sont plus rien maintenant à côté de la scène du dénouement où le magistrat, revenu au bonheur et à la fortune, est montré se traînant aux pieds de madame de La Chanterie pour implorer sa grâce.

Qu'on se représente l'incomparable génie de Balzac appliquant à l'action son extraordinaire puissance et ses vivantes couleurs de réalisme, et l'on se rendra compte combien doit être belle une pareille œuvre!... Que de peintures du vice sont rachetées par de tels exemples de vertu!... Après le juge Popinot et la baronne Hulot d'Ervy, un des plus purs diamants de la Comédie humaine est madame de La Chanterie, précédant l'abbé Brossette, le docteur Benassis et Joséphine Claës. N'est-ce pas un triomphe audessus de tous les autres que d'avoir su peindre la vertu, avec cette auréole divine dont le charme tout-puissant attire d'ici-bas les grands cœurs vers les régions d'en haut. Ah! la charité chrétienne doit une fameuse couronne à Balzac, pour l'inénarrable découverte qu'il a faite de ses secrets trésors, dans le coin terrestre qui passe pour le plus corrompu de l'univers. On peut donc affirmer, après avoir lu de telles choses, qu'au sein de notre société avilie et gangrenée le bien existe quand même. N'est-ce pas une douce consolation ainsi donnée à nos âmes inquiètes? Que Balzac soit donc loué pour le bien immense qu'a dù faire son livre. L'Envers de l'Histoire contemporaine est un chapitre des préceptes de saint Paul appliqués à notre temps; c'est l'histoire de l'action constante de Dieu sur les hommes. Il n'appartenait qu'à l'auteur de la Comédie humaine d'en raconter les miracles sous la forme si saisissante du roman.

Des digressions philosophiques, fort intéressantes à méditer, ont été écrites par Balzac dans cette première scène de la vie

politique; ce sont d'abord les opinions émises sur le but, les origines et les droits des associations en général. L'écrivain dit très justement que l'égoïsme individuel, s'il n'est combattu par l'esprit de religion, qui recommande l'effacement de soi-même, empêche l'abnégation collective de gens syndiqués pour faire le bien. C'est un coup droit porté aux idées contemporaines sur l'association, où chacun, personne ne peut le nier, cherche à exploiter à son profit personnel les ressources de la communauté. Définissant plus loin l'esprit de charité, Balzac développe avec le talent de Fénélon ou de Lamennais le thème évangélique de l'Imitation de Jésus-Christ. Les discours du bonhomme Alain sur la charité sont un chef-d'œuvre de la morale divine en action. Enfin, dans la voie plus positive des faits humains, le romancier déploie les plus hautes facultés de son génie pour nous faire une étude saisissante de la misère. En cela, Balzac n'a été, croyons-nous, dépassé par personne. Tout ce que peut enfanter de hideux, de cruel, de lugubre, l'imagination la plus fièvreuse du plus malheureux des hommes, Balzac l'a conçu, pour nous raconter les souffrances surhumaines du baron Bourlac et de son petit-fils. La légion des Gobseck de Paris s'attendrirait devant d'aussi belles pages! Ce n'est pas le vice qui provoque ici l'infortune; c'est le sort, qui semble s'acharner sans réflexion au martyre des victimes de son caprice. Aussi peut-on dire que, dans l'ensemble des Études de mœurs, l'Envers de l'Histoire contemporaine est comparable à cette partie exceptionnelle d'un chef-d'oeuvre de théâtre que l'on appelle le « clou»; c'est la scène maîtresse, où le génie du dramaturge arrache au parterre bouleversé un cri soudain d'admiration, et provoque l'explosion délirante des bravos les plus frénétiques.

UNE TENÉBREUSE AFFAIRE

Balzac entre véritablement ici dans le domaine de la politique. Une Ténébreuse Affaire n'est pas seulement la chronique, merveilleusement racontée sous la brillante fiction du roman, d'un des plus singuliers procès du premier Empire; c'est encore

un jugement remarquable, porté avec l'autorité sûre d'un vieil historien, sur le caractère et les actes de quelques ministres et faux amis de Napoléon.

Le personnage qui sert de pivot à cette étude, le citoyen Malin de Gondreville, fils d'un serviteur du marquis de Simeuse, successivement conventionnel, thermidorien, tribun, comte de l'Empire, sénateur et conseiller d'État, pair de France sous Louis XVIII et sous le gouvernement de Juillet, est la représentation exacte de cette race méprisable d'opportunistes faux, sans conscience et sans principes, n'ayant souci que de leurs intérêts matériels, qui ont constamment trahi de 1789 à 1848 tous les gouvernements et tous les partis auxquels ils ont appartenu. Au point de vue politique, Malin est à la fois un Fouché et un Talleyrand en miniature. Montagnard en 93 et régicide, il a fait partie de la Chambre introuvable sous le ministère Villèle. Cette monstrueuse individualité, née de certaines appétences grossières et avides de la Révolution, est extrêmement répandue. Notre temps a, hélas! considérablement hérité de la morale de ces gens-là, et c'est pour cette raison que Balzac, s'érigeant en moraliste au sein de la politique, chose des plus hardies, a exhumé sous des dehors originaux ce type fort connu de comédien de gouvernement. Les petits hommes d'Etat du jour qui ont au fond d'eux-mêmes la duplicité malhonnête du personnage de Balzac ne se comptent plus; aussi la physionomie de Malin de Gondreville est-elle fort intéressante à connaître, elle a plus d'actualité qu'on ne pense.

Dans l'intrigue même de Une Ténébreuse Affaire, l'action du sénateur de l'Empire est laissée au second plan pour donner surtout du relief à celle de Michu, régisseur de Gondreville, un type d'honnête homme, victime de son inébranlable foi politique, ce qui est l'antithèse de la destinée de Malin. A côté de la grande figure de Michu, le roman se revêt d'une poésie à la fois forte et touchante, en retraçant l'héroique histoire de Laurence de Cinq-Cygne, la dernière descendante de la branche cadette. des Chargebœuf, la plus vieille famille de Champagne alliée aux Simeuse. Cette intrépide jeune fille d'un royalisme fana

tique, qui rappelle l'héroïne du magnifique roman Rob Roy, de Walter Scott, a pris une certaine part à la conspiration de .1803 contre le premier Consul, en aidant à la rentrée en France des deux frères Simeuse, ses cousins, gentilshommes de l'armée de Condé, affiliés de MM. de Polignac, Rivière et Moreau. Fouché, ministre de la police, qui préparait déjà peut-être l'arrestation du duc d'Enghien, envoie alors au château de CinqCygne dans l'Aube, ses deux meilleurs espions : les fameux Corentin et La Peyrade, autant pour déterminer la part prise au complot par mademoiselle de Cinq-Cygne et les Simeuse, que pour surveiller à Gondreville le conseiller d'État Malin, soupçonné à juste titre de correspondre avec Louis XVIII. Là se joue le premier drame qui sert de prologue à Une Ténébreuse Affaire. Les lieutenants de Fouché sont roulés par Michu, le régisseur de Gondreville, qui sauve adroitement les gentilshommes conspirateurs. C'est uniquement pour venger leur échec, que Corentin et La Peyrade ourdiront plus tard la trame de ce fait prodigieux qui fit grand tapage en Europe : l'enlèvement du sénateur Malin et sa séquestration temporaire dans un caveau, au centre de la forêt de Nodesme. Accusés de ce crime, audacieusement accompli par des gens de la police masqués, Michu, Laurence et les Simeuse passent en cour d'assises. Malgré leur parfaite innocence, ils sont accablés sous des preuves de culpabilité tellement vraisemblables, grâce aux dispositions habiles de Corentin qui n'a négligé aucun détail, qu'il devient impossible aux juges de ne pas les condamner. Les éblouissantes plaidoiries du vieux procureur Bordin et de son meilleur élève, M. de Granville, qui se fit une réputation dans ce début, sont impuissantes à éclairer le jury sur le dangereux mystère qu'offre ce procès. La déposition de Malin, sorti comme par miracle de son cachot juste le dernier jour des débats, renverse aux yeux du public l'échafaudage de la défense. qui a su remarquablement opposer un roman probable à la fable de l'accusation. Michu, qui avait conçu dans le temps le projet de tuer Malin pour rendre Gondreville à ses maîtres légitimes, est condamné à mort et exécuté. Les deux Simeuse et MM. d'Hauteserre leurs

prétendus complices, punis des travaux forcés, n'obtiennent leur grâce qu'en faisant, sur le conseil de M. de Talleyrand, leur soumission à l'Empereur, aux pieds duquel va se jeter la fière Laurence de Cinq-Cygne, la veille de la bataille d'léna. Les frères Simeuse, qui aimaient l'un et l'autre leur cousine et devaient tirer au sort pour désigner celui qu'elle épouserait, ayant pris du service dans la garde impériale, meurent tous deux au combat de Sommo-Sierra sous les yeux de Napoléon, en prononçant leur devise « Cy meurs! » L'aîné des Hauteserre est tué dans la redoute de Borodino. Laurence de Cinq-Cygne épouse alors le cadet, Adrien, devenu général de brigade sous la Restauration et depuis longtemps amoureux d'elle. En vertu d'un privilège nobiliaire jadis octroyé par le roi de France aux Cinq Cygne, l'époux de Laurence prend le nom, les titres et le blason de sa femme. Le retour des Bourbons est accueilli sans enthousiasme par celle qui a rêvé autrefois de tuer Bonaparte et de détruire les conséquences de la Révolution. Son cœur abattu par les événements ne vit plus que pour les joies de la famille. Après 1830, la marquise de Cinq-Cygne, devenue au faubourg Saint-Germain une des plus intraitables réfractaires au régime du jour, marie sa fille Berthe avec une dot considérable au jeune duc de Maufrigneuse, fils de la très prodigue princesse de Cadignan. Rencontrant un jour, dans le salon politique de la princesse, Malin devenu pair de Juillet, elle sort en emmenant sa fille. Henri de Marsay, alors premier ministre, un des faiseurs de la politique de «< bascule », l'hôte le plus assidu de la princesse de Cadignan, est amené par cet incident à raconter l'histoire de Une Ténébreuse Affaire, sur laquelle M. de Talleyrand et Louis XVIII ont gardé de parti pris un silence absolu, en raison de leur vieille amitié pour Malin, qui datait de la Terreur. Ils connaissaient pourtant la clef du mystère, c'est-à-dire l'accomplissement par Corentin du crime imputé aux Simeuse; mais ils se sont tus, sachant que l'homme de Fouché avait eu sans doute pour but en séquestrant Malin, non seulement d'exercer une vengeance personnelle contre Michu et Laurence de Cinq-Cygne, mais encore de découvrir à Gondreville les

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