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sont-ils taillés à l'emporte-pièce dans leur fond de granit! Nous n'avons pas besoin de revenir sur le portrait du cauteleux Corentin, revu pour la deuxième fois dans Une Ténébreuse Affaire, après Splendeurs et Misères des Courtisanes. Ici, en plein Directoire, le policier est en incroyable; ses petits yeux verts de basilic donnent déjà le frisson; ils incommodent singulièrement Hulot autant que mademoiselle de Verneuil. Corentin fonde tout son avenir politique sur un projet d'union avec l'espionne. Une femme aussi remarquable doit être le point d'appui de son ambition, l'élever peut être plus haut que Fouché! Mais le drame est dominé par la poétique passion de Montauran et de sa femme.

Une grande analogie existe entre Marie de Verneuil et Félicité des Touches, car toutes les deux sont du nombre des femmes qui ont rêvé de s'offrir vierges à l'amour et dont la dissimulation, si elles ne le sont pas, est toujours un hommage qu'elles rendent à leurs amants. On se figure volontiers la célèbre Camille Maupin à la place de l'héroïne des Chouans. Ce sont deux natures d'un romanesque identique. La Révolution a beaucoup produit de ces sortes de femmes, dont le caractère un peu masculin s'est mis à la hauteur des événements. Les grandes héroïnes n'ont pas été rares en ce temps troublé d'où est sortie, avec l'exaltation passionnée des sentiments féminins, toute la littérature romantique. Aussi le personnage de Marie de Verneuil, dans lequel le courage enthousiaste de madame Roland semble s'unir à la coquetterie de la superbe madame Tallien, est-il attachant au dernier degré, beaucoup plus, sans aucun doute, que celui de son mari.

Çà et là se trouvent semées dans le livre quelques considérations politiques. En général, Balzac n'a pas l'air tendre pour les chouans. Il commence par dire que la chouannerie restera comme un mémorable exemple du danger de remuer les masses peu civilisées d'un pays. Marie de Verneuil se trouvant en présence des principaux chefs de l'insurrection leur accorde généralement de la finesse et de l'esprit; mais elle remarque chez eux une absence complète de cette simplicité, de ce grandiose, aux

quels l'ont habituée les triomphes et les hommes de la République. Au château de la Vivetière, les deux officiers républicains, Merle et Gérard, dominent l'assemblée par le caractère imposant de leurs physionomies; aussi Balzac fait-il dire à la jeune femme: «< Oh! là est la nation, la liberté! et là, un homme, un roi, des privilèges!» Par la bouche du commandant Hulot, dont Balzac a sûrement entendu quelque part le langage pour le si bien reproduire, l'écrivain exprime les causes qui vont amener le 18 Brumaire. Le chef de demi-brigade parle avec ses lieutenants de la situation politique. Toutes ces conversations, tous ces apartés sont autant de passages à méditer en raison de leur justesse et de leur profondeur. Plus loin, c'est Corentin qui a la parole: «Trahir la France, dit ce drôle, est encore un de ces scrupules que nous autres gens supérieurs laissons aux sots! >>> Toute la pensée secrète d'un Fouché n'est-elle pas traduite dans cette phrase?

Quelques scènes sont, malgré leur longueur, dignes d'être citées. C'est d'abord le combat d'Ernée, où se déploient le coup d'œil, la solide bravoure du commandant Hulot et de ses lieutenants. C'est bien là la vraie première étude de la vie militaire prise sur le vif. L'esprit absolu de discipline, le lien mystérieux qui unit le cœur des soldats à celui des chefs, sont admirablement rendus à cette heure solennelle du danger commun. Balzac nous montre en quelques phrases concises, frappées au coin d'une irréprochable observation, les soldats serrant les coudes, tandis que Beaupied lâche un bon mot et que Hulot fait la grimace, prélude d'un ordre grave à donner. « C'est dans ces moments, dit le romancier, que se jugent les hommes en dernier ressort. » Le massacre des républicains à la Vivetière forme un épisode d'une remarquable intensité dramatique; l'attitude des victimes atteint au sublime. Plus loin, la façon silencieuse dont Marche-à-Terre et Pille-Miche, se posant en justiciers, tranchent la tête à Galope-Chopine, inspire l'épouvante. Ces deux bourreaux non patentés sont d'un calme effrayant dans l'accomplissement de leur sinistre besogne; cette simplicité d'action dans l'égorgement d'un malheureux innocent forme

un tableau d'un réalisme un peu outré, mais probablement exact chez de tels personnages.

Enfin, comme dans tout roman d'action, le dénouement forme la scène principale, sur l'impression troublante de laquelle doit rester longtemps le lecteur. Toute cette fin d'acte du drame serait à reproduire. On y juge la première qualité de Balzac, la force écrasante avec laquelle il provoque l'émotion :

((

Pauvre Alphonse, où crois-tu donc que je t'ai mené? demande Marie de Verneuil.

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— ((

Va, je t'aime toujours! dit ensuite le marquis en devi

nant tout.

>>-Oh! encore un baiser, reprend la voix tremblante de Marie, tandis que Marche-à-Terre dit doucement : Dépêchez-vous, mon général, ces crapauds de bleus se remuent. »

Ce dialogue, sur le bord d'une tombe, entre condamnés à mort, est d'un effet tragique incomparable. Quand on apporte au corps de garde des bleus les deux civières sur lesquelles gisent mourants le Gars et sa femme, Hulot ému s'écrie dans son rude langage en voyant le déguisement de l'espionne :

«Je m'en doutais, elle l'avait, sacré tonnerre! gardé trop longtemps! >>

Alphonse apercevant sa femme, continue l'écrivain, trouve la force de lui prendre la main par un geste convulsif; la mourante tourne péniblement la tête, reconnait son mari, frissonne par une secousse horrible à voir et murmure ces paroles d'une voix presque éteinte : « Un jour sans lendemain! »

-((

Commandant, dit le marquis en rassemblant toutes ses forces et sans quitter la main de Marie, je compte sur votre probité pour annoncer ma mort à mon jeune frère, qui se trouve à Londres; écrivez-lui que, s'il veut obéir à mes dernières paroles, il ne portera pas les armes contre la France sans néanmoins abandonner le service du roi.

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Ce sera fait »>! dit Hulot, en serrant la main du mourant.

Puis, prenant Corentin par le bras de manière à lui laisser l'empreinte de ses ongles dans la chair, le commandant lui dit :

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Puisque ta besogne est finie par ici, fiche-moi le camp, et regarde bien la figure du commandant Hulot pour ne jamais te trouver sur son passage, si tu ne veux pas qu'il fasse de ton ventre le fourreau de son bancal! »

Cette scène ne vaut-elle pas les plus belles de celles de Shakespeare? La vigueur de coloration n'en est-elle pas étonnante? Une nuit d'amour! et mourir! Telle est l'idée de la fin du poème, comme dans Roméo et Juliette; et l'on ne peut nier que l'écrivain n'ait su soutenir, dans l'exécution de l'œuvre, la hardiesse de sa conception ce qui nous fait dire qu'à tout prendre l'œuvre de jeunesse de Balzac n'est pas inférieure aux autres de l'âge mûr.

UNE PASSION DANS LE DÉSERT

Cette nouvelle est tout simplement une merveille. Elle ne s'analyse pas, elle se lit. C'est moins une scène de la vie militaire qu'une étude prodigieusement originale de la passion que l'homme peut inspirer à l'animal, non pas l'animal domestique tel que le chien, le cheval, mais l'animal libre, vivant en plein désert, l'indomptable bête fauve sans cesse altérée de sang. Balzac croyait à l'âme des bêtes, et les résultats surprenants auxquels arrivent les dompteurs, lui faisaient dire qu'on peut inculquer à un fauve tous les vices dus aux raffinements de notre état de civilisation.

Un Provençal, volontaire de l'armée d'Égypte, prisonnier des Maugrabins, s'égare au désert en voulant s'évader. Réfugié dans une grotte, il y aperçoit une superbe panthère, qui, loin de chercher à le dévorer, se laisse caresser comme une chatte. Une singulière intimité ne tarde pas à s'établir au sein de l'immense solitude entre le soldat et la reine des sables. Mignonne, ainsi s'appelle la jeune panthère en souvenir d'une ancienne maîtresse du Provençal, va jusqu'à sauver la vie à son compagnon près d'être englouti par des sables mouvants. Un jour, hélas! interprétant faussement un mouvement de Mignonne, le soldat lui

plonge un poignard dans le cœur; la bête meurt en jetant à son meurtrier un dernier regard sans colère. Retrouvé par ses camarades, le Provençal a depuis fait la guerre en Allemagne, en Espagne, en Russie, en France; il a bien promené son cadavre, il n'a jamais rien vu de comparable au désert. Parfois dans les jours tristes, il regrette son logement de palmiers et sa panthère.

Ce conte qu'a inventé Balzac est-il possible? Le fait est-il réel ou non? Nous ne nous attacherons pas à résoudre une question pareille; disons seulement que cette courte histoire de passion d'un nouveau genre finissant par un malentendu comme toute grande passion, est, malgré son cadre étroit, un pur chef-d'œuvre de sentiment et de style, qu'on dirait sorti de la plume alerte de Gautier ou de Mérimée. Balzac n'a rien écrit de mieux que le portrait de la panthère, vue dans mille poses avec l'expression de ses instincts. On jurerait que, pour peindre le désert et rendre le sentiment de l'infini qu'en éveille l'aspect grandiose, il a coloré sa plume des feux du soleil des tropiques. La zone torride n'avait done pas plus de secrets pour Balzac que les glaces de la Norvège? Et il sondait l'immensité du Sahara aussi aisément qu'il observait une rue de Paris. On trouverait difficilement, dans la Fille aux yeux d'or, ou Sarrasine, une scène qui vaille la fin de Une Passion dans le désert. La pensée de l'auteur y est insondable, l'effet de ses réticences indescriptible. Le dernier mot est à retenir. Nous ne connaissons pas d'image plus forte de l'écrasement moral que doit faire subir à l'âme la contemplation des splendeurs indéfinissables du désert: « Il y a tout et il n'y a rien, dit l'auteur, c'est Dieu sans les hommes. >>

Qu'aurait donc été le livre les Français en Égypte, d'où l'écrivain a détaché la présente nouvelle?... Un chef-d'œuvre immense... comme le désert, sans doute; une épopée monumentale comme les pyramides, et qui aurait perpétué dans les quarante siècles promis par Bonaparte la gloire incomparable des armes françaises. Hélas! Pourquoi l'auteur de la Comédie humaine. est-il mort si vite, à moitié d'un chemin sur lequel il aurait certainement dépassé Victor Hugo?...

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