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LES PAYSANS

Nous avons vu Balzac étudier, dans les précédents romans, non seulement la vie privée, mais encore la politique et l'histoire. Nous le verrons tout à l'heure, élargissant le cercle de ses pensées, étudier la philosophie et la religion. Dans son livre sur les paysans, le grand écrivain essaye, toujours dans le roman, une étude de notre législation, et transforme en drame une importante question sociale, éternelle comme le monde, à laquelle l'Assemblée constituante de 1789 seule a donné en France, jusqu'à ce jour, la solution la plus rationelle nous voulons parler du sort des prolétaires, de l'existence morale du peuple des campagnes, dont l'asservissement pendant le moyen âge a développé un grand sentiment, devenu lui-même la cause d'un grand fait social. Le sentiment, c'est l'attachement du paysan au sol qu'il cultive, vraie passion d'une force inéluctable, à laquelle la vie du mollusque sur son rocher peut seule servir de terme de comparaison. Le fait est tout simplement la lutte perpétuelle du paysan pour la conquête du sol. « Qui terre a, guerre a!» écrit Balzac en tête de son œuvre. Le paysan du XIXe siècle, aussi bien que le serf de la féodalité, est resté attaché à la glèbe. Certaines conditions morales de son existence se sont seules modifiées au gré des révolutions. Sa vie matérielle est restée à peu près la même. En raison de la loi naturelle d'inégalité qui régit le monde, il est difficile d'admettre que les progrès indéfinis de la civilisation fassent disparaître le paysan, ils ne peuvent qu'améliorer son sort. De même qu'il y aura toujours des ouvriers dans les villes pour les besoins du riche, de même il y aura toujours des paysans dans les campagnes pour labourer les champs et faire la moisson. L'égalité civile, le libre accès des enfants du peuple aux plus hautes positions sociales, l'organisation de l'instruction publique donnant aux grands hommes de modeste origine le moyen d'arriver à ces positions, sont les derniers progrès réalisés dans notre siècle en faveur du peuple. Chez les nations civilisées, il n'y a plus, Dieu merci! d'esclavage ni de servitude

honteuse ou pénible; mais il y aura toujours des riches et des pauvres, et par conséquent des serviteurs et des maîtres. Vouloir supprimer cette inégalité nécessaire dont vit le monde, car elle crée chez les hommes la réciprocité des besoins, principe de l'équilibre social, c'est tomber dans les fatales erreurs du socialisme et du communisme, deux expressions modernes des utopies du Contrat social de Rousseau.

Le roman de Balzac a donc été écrit contre les principes subversifs de la lutte intestine qui s'élève sourdement entre les deux grandes classes de la société, le riche et le pauvre, le patron et l'ouvrier, le grand propriétaire et le paysan. Cette lutte contient le germe des guerres civiles qui éclatent presque toujours au cours des révolutions. C'est ce qui donne à l'œuvre le caractère d'un roman politique. A proprement parler, c'est un roman social. On comprendra sans peine quel puissant intérêt doit exciter ce livre, dans un temps où, en dépit des progrès de nos institutions libérales, la crise ouvrière et la crise agricole sont à l'ordre du jour. On peut dire que le roman de Balzac résume encore aujourd'hui les causes de ces grandes questions, tout en tenant compte de la distance qui sépare de la Restauration la troisième République. Pour ne pas être obligé de peindre une révolution sanglante dont le théâtre eût été forcément la capitale ou la grande ville, cadre qui eùt tout à fait convenu à un drame sur le socialisme ou la crise ouvrière, Balzac a limité le champ de son étude à l'histoire de la propriété territoriale en France. Son œuvre n'est pas autre chose qu'un point de cette histoire.

Un général de l'Empire, le comte de Montcornet, sorti des rangs du peuple, s'est rendu acquéreur du château des Aygues, en Bourgogne, et de ses dépendances. Cette magnifique propriété ressemble à un ancien fief. Elle est susceptible de donner un revenu de soixante mille livres. Montcornet est une sorte de seigneur du pays d'alentour. Il apporte dans l'administration de sa terre une sévérité toute militaire; il a de nombreux gardes et, à leur tête, l'ancien maréchal des logis Michaud, qui font une guerre sans merci aux braconniers, aux halles-boteurs, à tous

les indigents pillards enfin, qui ont l'habitude de vivre des produits de la propriété, comme d'un bien légalement conquis.

Un admirable groupe de ces paysans, toujours en lutte avec les gens du château, nous est montré dans la famille de Tonsard, le cabaretier du Grand I vert. La chaumière de Tonsard, attenant aux Aygues, est le rendez-vous de tous les mécontents. C'est là que se donne libre carrière en discours violents contre le capital et le pouvoir des riches, la haine qu'excitent les rigueurs de Montcornet pour le pauvre monde. Les physionomies du cabaretier, de sa femme, de ses enfants, du père Fourchon et de son élève Mouche, sont inoubliables. Les portraits de ces deux derniers surtout, types de vagabonds paresseux, vivant de rapine et d'aumône, sont deux chefs-d'œuvre du genre. Leur action dans le roman donne lieu à des scènes inénarrables. La mystification dont est victime le Parisien Blondet, à l'occasion de la pêche d'une loutre par Fourchon et Mouche, est un épisode légendaire. L'astuce que cache le paysan, sous son air niais, y est rendue avec un art merveilleux qui saisit le lecteur. Fourchon, ancien instituteur, a été bourgeois lui; et il voit très clair dans la situation du général Montcornet vis-à-vis les paysans. Doué d'une finesse de Peau-Rouge, il fait des réflexions pleines de sens sur l'issue de la lutte engagée. Il croit que les paysans qui veulent chasser Montcornet des Aygues seront dupes de leurs efforts. Ils auront travaillé au profit des bourgeois de Soulange, Blangy, ou la Villeaux-Fayes, petites villes avoisinant les Aygues.

En effet, chose curieuse à observer, les paysans qui vivent sur la terre des Aygues ont fait un pacte d'alliance offensive et défensive avec les petits propriétaires, jaloux de la fortune de Montcornet. A la tête de cette formidable ligue se trouvent deux individus, deux types moins connus que Vautrin et Gobseck des Scènes de la vie parisienne, mais tout aussi intéressants à connaître ce sont Gaubertin et Rigou. Gaubertin est un ancien régisseur des Aygues chassé par Montcornet pour malversations. Un mot suffit à expliquer la haine spéciale de cet homme contre le général. Il en a reçu des coups de cravache, un jour qu'il essayait de mentir à son maître. Gaubertin, enrichi par le vol, occupe à

la Ville-aux-Fayes une importante situation. Il a un salon, où sa femme reçoit la haute et la petite bourgeoisie. On ne peut rendre compte de la physionomie de ce salon. Il faut lire les conversations qui s'y tiennent. C'est d'un effet comique sans pareil. Tous les petits côtés ridicules de la bourgeoisie de province y sont montrés sous le jour le plus bouffon qui se puisse voir. Nous croyons même que Balzac a singulièrement exagéré la couleur humoristique de ses tableaux. Il n'y a plus de provinciaux comme ceux de la Comédie humaine!... La centralisation absorbe de nos jours bien des choses, autrefois particulières à la province. Gaubertin est doublé du fameux Rigou, celui que Balzac appelle l'usurier des campagnes. Ce Rigou est un monstre, le pendant de Gobseck, avare et sans cœur comme lui. Il pressure abominablement le pauvre peuple des campagnes. C'est lui le vrai préleveur d'impôt illégal. Il s'engraisse de toutes les sueurs des malheureux paysans; et, comme le dit Fourchon, ces derniers ne savent pas se rendre compte que Rigou est leur véritable ennemi, et non le propriétaire des Aygues. Un complot est ourdi contre le général pour le forcer à quitter le pays. Montcornet résiste une première fois aux avertissements qui lui sont donnés. Son intendant Sibilet, âme damnée de Rigou, le trompe. Michaud, le garde général, est seul à donner à son maître de bons conseils. L'abbé Brossette et la comtesse de Montcornet perdent leur temps à combattre, par une inépuisable charité, la malveillance des paysans. Montcornet a recours aux magistrats pour frapper ceux qui continuent à lui porter préjudice; mais, depuis le sous-préfet jusqu'au procureur du roi, les fonctionnaires de la justice ou du pouvoir se montrent froids pour la cause du grand propriétaire. Ils ne peuvent, disent-ils, persécuter ouvertement le peuple. Le sous-préfet est un parfait type d'opportuniste, un de ces hommes qui suivent la politique de ménagement que leur dicte le gouvernement et de qui on dit au ministère de l'intérieur : « Nous avons un bon sous-préfet à la Ville-auxFayes. » Le général Montcornet commence à se décourager, en constatant la mauvaise volonté évidente des magistrats à le seconder. C'est que le népotisme règne en maître dans l'admi

nistration. Gaubertin dirige à son gré l'opinion dans la Ville-auxFayes. Rigou est tout-puissant de son côté à Soulange. Un jour, le garde général Michaud est tué, en pleine forêt, d'un coup de feu. On recherche vainement pendant des mois le meurtrier. Bonnébault, ancien soldat qui fréquente le cabaret des Tonsard, est chargé d'assassiner le général Montcornet; il ignore quels sont ceux qui ont ordonné le crime. Au lieu de mettre ce projet scélérat à exécution, mû par un dernier bon sentiment, il prévient le général. Ce dernier reconnaît enfin que rester plus longtemps aux Aygues serait folie, il a affaire à des ennemis puissants. Il prend la résolution de vendre les Aygues et d'aller habiter Paris. On voit alors Rigou acheter la propriété, et différents sous-acquéreurs se la partager. Le petit bourgeois et le paysan ont vaincu le grand propriétaire.

Quelques personnages, dont nous n'avons pas encore parlé, méritent une mention spéciale. Balzac, étudiant toute une région, n'a pas craint de mêler dans son œuvre toutes sortes de caractères. Nous devons citer les nobles figures de l'abbé Brossette, de la comtesse de Montcornet, d'Olympe Michaud, la femme du garde général, et du vieux paysan Niseron, l'homme le plus vertueux qu'on puisse imaginer. L'action de tous ceux-là est bienfaisante. L'abbé Brossette est le type de l'apôtre qui, selon sa sublime réponse à Émile Blondet, le journaliste parisien, spectateur du drame, ne déserte pas plus la cause de Dieu que celle d'un empereur. Niseron est un républicain intègre qui croit à la fraternité des hommes; c'est l'Aristide de la Ville-aux-Fayes. Il se rend souvent au cabaret de Tonsard, là où, comme dit Balzac, se tient le parlement du peuple; mais c'est pour y faire entendre la voix de la sagesse et de la raison. Si Fourchon craint Gaubertin et Rigou, dont le despotisme lui paraît devoir être pire que celui du général, Niseron, lui, au nom du devoir, prêche la modération et la résignation du paysan à son sort. Cette admirable figure complète les études de groupes, si bien prises sur le vif par l'écrivain, au sein du peuple. Voilà en substance l'ensemble des faits et des types qui composent le livre des Paysans. Comme on le voit, l'œuvre est d'une grande taille; c'est une de

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