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celles qui attirent le plus l'attention dans la Comédie humaine. Il nous reste, pour en terminer l'analyse, à faire ressortir quels principes d'histoire sociale en sont la base.

Le romancier, prenant le ton d'un savant économiste, nous expose l'état de la grande propriété sous la Restauration, comparée à ce qu'elle était avant 1789, au temps des fermiers généraux ou des grands financiers du siècle de Louis XV. Précédemment, pendant douze cents ans, la loi féodale a presque interdit au serf la possession du sol. Plus d'une fois les paysans s'étaient révoltés contre un pareil ordre de choses. Les troubles de la Jacquerie en sont la preuve. Massacrés par les nobles, vaincus par le pouvoir royal, les fils de Jacques Bonhomme, dont les descendants devaient sans doute composer en 1789 la majorité du tiers état, conçurent une haine vivace, qui se transmit de père en fils, contre les possesseurs de grands fiefs. Mais la Révolution, en confisquant les terres de la noblesse et du clergé, n'a donné les biens nationaux qu'aux bourgeois qui avaient assez d'argent pour s'en rendre acquéreurs, et le paysan pauvre, tout en devenant citoyen avec des droits égaux à ceux d'un duc et pair, est resté le paysan. Il n'a fait que changer de maitre, et contre ce nouveau maître qui, en 1827, n'est plus le noble, mais le bourgeois, se retrouve, chez le serviteur, l'esprit de haine de la Jacquerie. La conquête de l'égalité et de la liberté politiques a fait faire bien du chemin au prolétaire depuis 1830. Aujourd'hui, le plus malheureux dans le peuple n'est pas le paysan qui, grâce au morcellement indéfini du sol, a presque détruit, selon les prévisions de Balzac, la grande propriété, pour arriver à posséder un sillon de terre qui lui donne du pain. Le plus à plaindre est l'ouvrier des villes dont le travail chôme. Aussi la théorie du communisme a-t-elle maintenant peu de prise sur l'esprit du

paysan.

D'esclave du sol, le paysan en est enfin devenu le maître. Les produits de l'agriculture sont siens. Au lieu de les devoir tous à un seigneur, il n'en doit qu'une part raisonnable à l'État; et encore est-ce lui-même qui contribue par son suffrage à l'établissement légal et à la juste répartition de l'impôt foncier. Mais ce

mouvement progressif de possession de la terre par le paysan a beau donner pleine satisfaction à l'ambition de ce dernier, il ne s'obtient que par la division à l'infini de la propriété. Or, que sont, pour l'agriculture et la fortune publique, les résultats de ce morcellement dont nous n'avons pas encore vu la fin? Désastreux, disent les économistes. La disparition de la grande propriété et l'élévation de plus en plus grande du prolétaire apportent à l'exploitation du sol des difficultés insurmontables. La petite culture est incapable, faute de capitaux, de réaliser de sérieux progrès; d'où la grande diminution constatée dans le rendement des terres. La perception de l'impôt foncier est rendu inapplicable par l'avide mauvaise foi et la rouerie du paysan qui, se souvenant toujours de la dîme et de la taille, fait tout ce qu'il peut pour s'y soustraire. Le morcellement du sol aide beaucoup à l'exercice quasi légal de cette fraude. Le Trésor en souffre beaucoup, et de l'ensemble de ces faits naît le malaise des crises qui, tout en accablant le pays, provoquent l'excitation du peuple à la pratique des utopies socialistes, à la grève, à la révolte contre les lois et la constitution. Voilà tout ce que démontre le livre des Paysans de Balzac.

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Ce roman est une prophétie, un avis aux législateurs de prendre garde, afin de porter remède au mal qui menace de ruiner l'agriculture. Il y a quarante ans que le livre les Paysans a été écrit. Depuis ce jour, la souveraineté de la démocratie s'est affirmée de plus en plus. Nous ne voulons point dire, comme Balzac, d'une façon absolue et générale, que c'est un mal; mais nous sommes obligé de constater, que, de son traité sur le morcellement indéfini du sol, se dégage, dépouillée de tous ses corollaires politiques, une grande vérité, à savoir que, pour sauver l'agriculture en péril et les ressources de la contribution foncière, la reconstitution de la grande propriété, telle qu'elle existe par exemple en Angleterre, s'impose. Nous ne croyons pas qu'un pouvoir démocratique soit précisément impuissant à réaliser un tel projet.

Balzac a prédit que le prolétaire absorberait un jour la bourgeoisie, comme celle-ci a dévoré jadis la noblesse. Là, il s'est

trompé, car l'homme du peuple a, de nos jours, toutes les facilités possibles pour s'élever avec du travail et de l'intelligence au-dessus de sa condition; et comme, en France, il ne manque heureusement pas de bon sens, il préférera toujours, pour parvenir, la voie légale à l'émeute. Le bourgeois moderne sort du peuple et rentre dans le peuple; il ne peut donc, quand il est au pouvoir, s'attirer de la part du peuple la même haine implacable, jadis vouée à la noblesse, et qui a fait la Révolution. Entre le bourgeois et l'ouvrier, le propriétaire et le paysan, il n'y a plus cette distance infranchissable qui séparait le vilain de son seigneur et même le tiers état de la noblesse. Une seconde révolution en France, au profit exclusif du prolétaire, est impossible. Celle de 1789 a également profité au peuple et à la bourgeoisie. S'il en avait été autrement, ce glorieux événement ne serait qu'un non-sens. Il ne faut donc pas admettre dans toutes ses conséquences la théorie de Balzac, quand, d'une simple application à un vice presque fatal de nos lois sur la propriété, il la fait passer à la politique.

Au point de vue purement littéraire, son roman les Paysans est un vrai chef-d'œuvre. Le réalisme des caractères y est fortement accusé. On devrait, semble-t-il, reprocher à l'auteur d'avoir oublié, en les traçant, que cet amour de la terre, chez l'homme qui en fait produire les fruits, est le premier instinct qui détermine plus tard la foi patriotique, cette force invincible des peuples et de la France en particulier. Le reproche serait injuste, car dans le Médecin de campagne, Balzac n'a pas manqué de rendre hommage à la grandeur de ce sentiment et d'en mettre en lumière les magnifiques résultats, dans l'application à un coin de la France du bienfaisant système d'administration locale du docteur Benassis. Le patriotisme a bien d'autres causes morales que l'instinct de la propriété, et il n'est nullement question dans les Paysans d'en polluer l'origine.

Dernièrement, un écrivain naturaliste a fait un livre sur les mœurs des paysans 1. Il a eu beau donner à son œuvre un titre

1. La Terre, par M. Émile Zola.

différent de celui du livre de Balzac, il est aisé de voir que la même idée principale, l'amour du paysan pour la terre, a servi de base à cet écrivain. Et, à ce propos, nous trouvons que l'obligation de lire les Paysans, de Balzac, s'impose plus que jamais, afin que la critique puisse comparer cette scène de la vie politique et de campagne au roman contemporain écrit sur le même sujet. Le résultat du rapprochement à faire n'est pas douteux. L'œuvre du naturaliste, sans parler de son style, qui insulte à tout moment la langue française, est une vulgaire étude du crime, conséquence des dissensions intimes d'une famille de paysans. Nous voulons bien que les faits racontés aient quelque vraisemblance, mais nous ne pouvons les admettre comme règle générale de la conduite du paysan. Le parricide et le fratricide, inspirés par les disputes intestines s'élevant au sujet de l'héritage d'un bien, terre ou argent, sont heureusement l'exception aussi bien à la campagne qu'à la ville, dans la chaumière du pauvre ou le palais du riche. Le roman qui en présente l'étude perd son caractère de généralité, et l'auteur n'y prouve réellement rien de ce qu'il veut. Il serait édifiant pour nous, qu'on dût exclusivement penser des gens de la campagne tout le mal qu'en a dit le romancier naturaliste !... Les trois quarts du peuple français mériteraient alors d'être traduits en cour d'assises. Balzac, en parlant de l'assassinat du garde général du château des Aygues, donne à ce crime un caractère tout politique. Les tentatives de Bonnébault contre le général de Montcornet ne sont point le fait d'une haine intime d'homme à homme; c'est comme le premier coup de canon d'une bataille livrée entre deux classes d'individus représentant des principes et des intérêts opposés. C'est, en un mot, le prélude d'une révolution sociale. Cette manière d'expliquer le crime, non d'un seul homme, mais de tout un parti, résultant des intérêts de ce parti, qui sont pour les paysans la conquête du sol, a complètement échappé à l'imitateur maladroit de Balzac. Aussi son livre, en dehors de ses autres défauts dont nous nous abstenons de parler, est-il un contresens. Les faits de l'intrigue, étant tout intimes, n'y démontrent aucune

ment l'idée générale en vue, l'amour du paysan pour la terre. Balzac, il faut le dire, a jugé avec une sévérité exceptionnelle certains côtés des mœurs de la campagne et de la bourgeoisie des petites villes; mais il s'est contenu dans les bornes d'une sage mesure et, du reste, son but s'explique parfaitement. Nous ne sommes plus, dans les Paysans, aux Scènes de la vie de province. L'étude des mœurs individuelles est ici tout à fait secondaire, et les types d'une immoralité répugnante qu'on y rencontre n'ont été créés que pour les besoins de l'idée à laquelle on doit le livre.

Si certains esprits s'effrayent du mal que Balzac dit des paysans et des petits bourgeois, qu'ils veuillent bien attendre, avant de le blâmer, d'avoir lu le Médecin de campagne et le Curé de village. Ils apprécieront, dans ces deux ouvrages, l'enthousiasme que professait l'écrivain pour la vie sobre, laborieuse et honnête des gens de la campagne, et les pensées généreuses qu'inspiraient à son âme charitable les souffrances du prolétaire. Quant à la contre-partie du roman naturaliste, mis en regard des Paysans de Balzac, elle n'a pas encore été écrite, et nous l'attendons.

LE MÉDECIN DE CAMPAGNE

Le Médecin de campagne est la sublime contre-partie des Paysans. Nous venons de voir et de juger, dans l'infâme Rigou, l'exploiteur des prolétaires; le docteur Benassis nous offre la consolante image de leur bienfaiteur. C'est le saint Vincent de Paul d'un coin du Dauphiné, un « Frère de la Consolation » qui recommence en province l'Envers de l'Histoire contemporaine. C'est encore un administrateur de génie, un philosophe, doublé d'un économiste de premier ordre, appliquant dans le cadre trop étroit de la commune dont il est maire, les principes d'ordre social les plus propres à assurer le bonheur des peuples. Benassis est enfin, suivant le mot de l'ancien voltigeur Goguelat, un de ses administrés, le «< Bonaparte de sa vallée, sauf les batailles ».

Le livre qui retrace la simple histoire du docteur est un vivant commentaire de l'Évangile; on y voit l'esprit de cha

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