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rité du christianisme réellement introduit dans le mécanisme social; c'est le « Aimez-vous les uns les autres » du Christ, enseigné et pratiqué avec une abnégation d'apôtre. Tout ce que nous avons vu de motifs de crimes et de désordres, exposé dans les Paysans, est victorieusement combattu ici par la sagesse des lois de source divine. Aussi le Médecin de Campagne formet-il un des plus beaux et des plus purs joyaux de l'immortelle couronne dont la postérité devra ceindre le front de Balzac.

Avant de fuir le monde au fond d'un pauvre village du Dauphiné, à deux pas de la Grande-Chartreuse, Benassis a été, comme M. Godefroid, un viveur de Paris. Comme Raphaël Valentin, Rastignac, Marsay, Rubempré, il a usé sa jeunesse dans les plaisirs et les passions de toutes sortes. Heureusement, l'étudiant en médecine, aussi plein de cœur que Bianchon, est de ceux qui, sentant vivement, savent réparer leurs fautes. Après avoir subi les désillusions de l'amour, avoir perdu un fils adoré, et vu rompre, par le fait d'une trahison du destin, un mariage qui devait assurer son bonheur à venir, le docteur, d'abord livré au désespoir, mais se résignant peu à peu aux volontés de la Providence, est venu se plonger dans la solitude, non pour y pratiquer comme les membres des ordres religieux contemplatifs une nouvelle forme de l'égoïsme humain, mais pour se rendre utile à ses semblables, dans les modestes limites d'une population de village, par les bienfaits que lui suggère l'expérience acquise. Un officier de la garnison de Grenoble, le commandant Genestas, ayant entendu parler de la science et de la charité du docteur Benassis, vient lui confier l'éducation de son fils adoptif, Adrien. Quelques années après avoir reçu la visite du commandant, le docteur, qui a eu le temps de faire d'Adrien un homme, meurt foudroyé comme Birotteau par la nouvelle d'un bonheur inattendu, le veuvage de son ancienne fiancée; et sur la tombe de cet homme de bien, on fait graver la parole, répétée par la foule des obligés du docteur depuis les montagnes de l'Isère jusqu'à Grenoble : « Ci-gît le bon Monsieur Benassis, notre père à tous. »>

Le Médecin de campagne n'est donc pas à proprement parler

un roman, car les faits y sont ramenés à leur expression la plus simple; c'est une magnifique étude des principes de sociologie appliquée, qui a pour cadre la vie de campagne et qui aurait sa place toute marquée aux Études philosophiques. Plusieurs histoires parallèles s'y rencontrent; ce sont celles de Benassis et des principales personnalités de la commune qu'il administre. La biographie du docteur domine simplement toutes les autres. L'entrée dans le livre du commandant Genestas n'est qu'un incident, provoqué à dessein par l'auteur, pour se donner l'occasion de dérouler l'existence pure et remplie de bienfaits sans nombre du médecin de campagne.

A Paris, la vie de l'étudiant Benassis est une sorte de préface de celle de Raphaël Valentin dans la Peau de chagrin. La fin morale du docteur, qui ressemble à celle d'Albert Savarus, est l'antithèse du lent suicide de Raphaël. Comme l'amant de Pauline et de Fodora, Benassis connaît deux fois l'amour; deux fois malheureux, il en vient à vouloir se tuer. Les raisonnements qu'il se tient à lui-même, pour se persuader la moralité du suicide, forment, comme dans la Peau de chagrin, un magnifique discours sur les grands sentiments des stoïciens de l'antiquité païenne. Au dernier moment, songeant avec effroi au lendemain de la mort, Benassis sent en lui ce je ne sais quoi d'immense qui vous met en contact avec l'infini : « Lorsque cette idée, dit-il, agit de toute sa puissance sur l'âme d'un homme, les choses changent étrangement; de ce point de vue la vie est bien grande et bien petite. » Le désespéré se rappelle heureusement ces sublimes paroles du Christ : « Heureux ceux qui souffrent »>! et alors le mot « résignation », gravé sur la croix, si intelligible pour ceux qui savent lire les caractères sacrés, lui apparait dans sa clarté divine. En se rendant au village de l'Isère qu'il habite maintenant, il est entré dans la voie du silence où il pratique tout en faisant le bien, le fuge, late, tace des chartreux. Une seule chose l'attriste encore, réveille en lui des regrets terribles, c'est la vue d'un enfant qui va mourir. Il a perdu jadis un fils de la première femme qu'il a aimée; aussi, les jolies têtes blondes, les têtes innocentes des enfants qu'il

rencontre lui parlent toujours de ses malheurs et réveillent ses tourments. Tel est l'homme que Balzac a choisi, pour en faire le propagateur et le porte-drapeau de ses propres idées sociales et religieuses.

Le commandant Genestas n'est pas moins intéressant que le docteur. Celui-ci est un Bayard sans faste, un homme de Plutarque, dont l'histoire renferme un secret terrible. Encore une superbe scène de la vie militaire que les quatre pages qui racontent l'existence de Genestas. Le Médecin de campagne contient plusieurs de ces scènes; nous en signalerons tout à l'heure les principales. Le commandant, amoureux d'une juive pendant la campagne de 1813, en Allemagne, se la voit enlever par son maréchal des logis Renard, un Parisien qui n'a pas volé son nom. A la bataille de Lutzen, le sous-officier sauve la vie à Genestas au prix de la sienne. Avant d'expirer il dit à son chef : « Nous sommes quittes, je vous ai donné ma vie, je vous avais pris Judith. Ayez soin d'elle et de son enfant, si elle en a un. »> C'est cet enfant, nommé Adrien, que le commandant a adopté après la mort de la mère et qu'il vient confier aux soins de Benassis. Une chose rapproche donc ces deux hommes faits d'ailleurs pour s'entendre, c'est leur profonde tendresse pour les enfants.

La présentation des autres personnages se fait naturellement dans une tournée médicale de Benassis que Genestas accompagne. C'est la conversation du docteur et de l'officier, à laquelle viennent se mêler plus tard le curé, l'adjoint au maire, le notaire et le juge de paix du canton, qui donne lieu à l'exposé d'une foule de thèses. Les réflexions des paysans, des habitants de la commune viennent compléter de la façon la plus harmonieuse les différents discours théoriques, nés de discussions savantes sur toute espèce de sujets.

Après la description de l'intérieur de la maison du maire, où régente Jacquotte, l'ancienne gouvernante d'un curé, commence le défilé des principaux types de la commune. Le premier est Taboureau, un traité vivant de la philosophie des paysans, qui vient consulter le docteur à propos d'un procès et en prévoit

l'issue avec une sagacité remarquable. « Ce Taboureau appartient, dit le romancier, à cette classe à demi vertueuse, à demi vicieuse, à demi savante, ignorante à demi, qui sera toujours le désespoir des gouvernements. >>

Dès la première promenade, le docteur fait assister son hôte à des funérailles de paysans dans deux parties différentes du canton. Chez les uns, habitants de la plaine, la mort est prise comme un accident prévu qui n'arrête pas le cours de la vie des familles, et le deuil n'y est même point porté. Chez les autres, au contraire, dans la montagne, une pompe religieuse des plus grandioses accompagne l'expression de la douleur. Une foule de détails sur les mœurs patriarcales des montagnards sont donnés à propos de ce grand événement, la mort d'un chef de famille. La veuve du défunt se coupe les cheveux, et les met dans la main de son époux pour indiquer à tous les assistants qu'elle ne se remariera pas. Balzac nous fait observer, à ce propos, jusqu'à quel point deux pays voisins peuvent différer de nature et de sentiments, fait dont doivent tenir compte les hommes chargés d'appliquer les lois; il juge aussi de quelle importance sont les démonstrations publiques pour le maintien de l'ordre social.

Tout ce qui a trait à l'étude des mœurs de ces paysans est admirable et donne la plus haute idée de ce qu'est vraiment dans le fond le laboureur français. « Ces gens-là, dit l'écrivain, ont du cœur quand on ne le leur flétrit pas; » et il le prouve en rapprochant des explications qu'il donne, cette fameuse citation de Vauvenargues, rapportée par Chamfort. Parlant d'un vieillard du Dauphiné qui, après le partage égal de ses biens entre ses quatre enfants, venait vivre trois mois de l'année chez chacun d'eux, le célèbre moraliste, alors en garnison à Grenoble, raconte que ce père, interrogé sur l'accueil qu'il avait reçu de son fils cadet après celui de l'aîné, répondit : « Ils m'ont traité comme leur enfant. » Mot sublime, qui peint assez la grandeur d'âme de ceux qui en sont l'objet.

Successivement, le docteur nous fait faire connaissance avec Goguelat et Gondrin, deux soldats de l'Empire. Le premier est

un de ces hommes de fer qui ont roulé dans les armées. D'un caractère jovial, il a vécu comme vivent les soldats français, de balles, de coups, de victoires; il a beaucoup souffert et n'a jamais porté que des épaulettes de laine; mais, en vrai Dauphinois, il a toujours su se mettre en règle; il a sa pension de retraite et son traitement de légionnaire. Gondrin, lui, dernier pontonnier de la Bérézina, est un débris de ces soldats de bronze que Napoléon a triés dans trois générations. « C'est, dit Balzac, le plus bel échantillon de cette masse indestructible qui se brisa sans rompre. » Par suite d'une de ces cruautés administratives inexplicables, Gondrin n'a pas de pension, et cette scandaleuse injustice inspire à Benassis une sombre réflexion. « C'est là, dit-il, ce qui fomente la guerre des pauvres contre les riches. Certaines gens, qui n'ont jamais mesuré l'excès des souffrances, accusent d'excès les vengeances populaires. Mais le jour où le gouvernement a causé plus de malheurs individuels que de prospérités, son renversement ne tient qu'à un hasard; en le renversant, le peuple solde ses comptes à sa manière. Un homme d'État devrait toujours se peindre les pauvres aux pieds de la Justice, elle n'a été inventée que pour eux. » Quelle explication puissante donnée à l'éternel motif des révolutions sociales!

Toutes les individualités que l'on rencontre communément dans tout village de France se voient ici formant autour du médecin un groupe touchant. Après les portraits de vieux soldats qui ont fait la guerre, viennent ceux des paysans qui ont passé leur vie à défricher le sol, comme le père Moreau et sa femme.<< Nous avons bien gagné le droit de manger du pain! >> disent-ils gaiement, fiers de leur ouvrage dans le pays; et Benassis fait alors part à Genestas de cette maxime inoubliable : « Le travail, la terre à cultiver, voilà le Grand-Livre des pauvres. » Le sort des travailleurs, tels que le père Moreau, a depuis longtemps inquiété le docteur; aussi se propose-t-il de laisser par testament de quoi fonder dans la commune un hospice de vieillards.

Les réflexions des deux promeneurs, observant en détail chaque fait particulier de la vie des champs, sont marquées au coin de la plus haute sagesse, et la phrase suivante les résume : « La

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