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un Cromwell de premier ordre, car, faut-il l'avouer, selon nous, tout républicain ambitieux cache un dictateur. Avant de nous contredire, qu'on lise l'histoire. L'opinion de Balzac sur le libre-échange est donc curieuse à connaître. « En fait de commerce, dit-il, encouragement ne signifie pas protection. La vraie politique d'un pays doit tendre à l'affranchir de tout tribut envers l'étranger, mais sans le secours honteux des douanes et des prohibitions. L'industrie ne peut être sauvée que par ellemême; la concurrence est sa vie. Protégée, elle s'endort; elle meurt par le monopole comme sous le tarif. Le pays qui rendra tous les autres ses tributaires sera celui qui proclamera la liberté commerciale; il se sentira la puissance manufacturière de tenir ses produits à des prix inférieurs à ceux de ses concurrents. La France peut atteindre à ce but beaucoup mieux que l'Angleterre, car elle seule possède un territoire assez étendu pour maintenir les productions agricoles à des prix qui maintiennent l'abaissement du salaire industriel: là devrait tendre l'administration en France, car là est toute la question moderne. »

Nous venons d'insister longuement sur ces superbes dissertations de Balzac, où se concentrent sous une forme claire, saisissante, et à la portée de tous, la philosophie et l'histoire des principes sociaux, y compris l'histoire morale de l'Église et de l'influence des religions. Qu'on nous pardonne ces longueurs nécessaires qui visent le point capital du livre. Voici une dernière citation. Faisant l'historique succinct des transformations du principe d'autorité, subies dans les divers gouvernements de notre monde, depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, Balzac, parvenu à son époque, dit : « Si, à Dieu ne plaise, la bourgeoisie abattait sous la bannière de l'opposition les supériorités sociales contre lesquelles sa vanité regimbe, ce triomphe serait immédiatement suivi d'un combat soutenu par la bourgeoisie contre le peuple, qui, plus tard, verrait en elle une sorte de noblesse, mesquine il est vrai, mais dont les fortunes et les privilèges lui seraient d'autant plus odieux qu'il les sentirait de plus près. Dans ce combat, la société, je ne dis pas la nation, périrait de nouveau, parce que le triomphe toujours momen

tané de la masse souffrante implique les plus grands désordres. »

Nous livrons à la méditation des chercheurs ces paroles étonnantes, d'après lesquelles l'auteur de la Comédie humaine. semble prévoir dans un avenir encore éloigné le triomphe du socialisme et du communisme, autrement dit la révolution terrible des intérêts matériels, suivant celle des intérêts purement politiques. La perspective de la révolte du pauvre contre le riche, de l'ouvrier contre le capitaliste, c'est-à-dire contre l'éternel « privilégié » effraye Balzac, au effrayé Balzac, au point de lui faire soutenir, par un excès de zèle réactif, que les prolétaires lui semblent les mineurs d'une nation et doivent toujours rester en tutelle. Sans. partager son erreur, on ne peut s'empêcher d'être frappé de sa prophétie extraordinaire à laquelle les événements quoditiens donnent, hélas! de plus en plus raison. C'est cette dernière idée trop succinctement développée ici par Balzac qu'a dû reprendre de nos jours M. Émile Zola pour faire son Germinal.

En embrassant maintenant l'ensemble des thèses de Balzac dans le présent livre, on peut dire que sa verve de penseur et d'écrivain ne s'est jamais donné libre carrière avec plus de talent que dans cette œuvre profonde d'une force vraiment incommensurable. Le Médecin de campagne, dans ses proportions évidemment trop restreintes, est à la fois une savante étude d'économie politique et un parfait traité des moyens de civilisation des masses. Le génie universel de Balzac s'y révèle dans tout l'éclat troublant de ses feux gigantesques. Il n'est pas possible d'aller dans ce sens plus haut que lui. Qu'est-ce que la Terre de M. Zola, comparée au Médecin de campagne, quant aux idées de fond sur la vie sociale des paysans? l'œuvre minuscule d'un pygmée à vue très courte, qui juge dans un coin de fumier les assises de la société française. Germinal est à coup sûr une œuvre puissante. Mais ça vaut-il le Médecin de campagne ou les Paysans? Pas · plus que l'ébauche d'un élève ne vaut l'oeuvre du maître.

Au point de vue philosophique, le Médecin de campagne forme l'antithèse des principes du Contrat social de Rousseau, dont les Paysans, nous l'avons déjà dit, sont une étude d'appli

cation partielle. L'éternel honneur de Balzac et le triomphe des écrivains du XIXe siècle en général sur ceux du xvi, seront d'avoir su enseigner par l'analyse in animâ vili, sous la forme vivante du roman, les problèmes d'ordre philosophique le plus élevé.

Pour ce fait seul, le Médecin de campagne, avec sa simplicité grandiose, restera dans la littérature de l'époque un monument d'une hauteur prodigieuse, dont les siècles futurs apercevront longtemps encore le sommet, lorsque la mer de l'oubli aura déjà passé sur tant d'autres chefs-d'œuvre le niveau inexorable de ses vagues.

LE CURÉ DE VILLAGE

Un tableau émouvant de la lutte que le sentiment religieux soutient au cœur de l'homme contre la passion. La victoire reste à la religion. Tel est le fond de la dernière des Études de mœurs le Curé de Village. Voilà une œuvre qui ne peut guère convenir à ceux qui ne partagent point la foi chrétienne de Balzac; ce n'en est pas moins un beau livre, absolument digne de toute notre attention en dehors des opinions personnelles qu'y émet l'auteur. Le Curé de Village a dans sa composition beaucoup d'analogie avec Eugénie Grandet. Véronique Sauviat est, par plus d'un côté de sa vie de souffrance, une angélique sœur de l'héroïne de Saumur. L'idéale charité de l'abbé Bonnet forme la sublime contre-partie des noirceurs de l'abbé Troubert, des Scènes de la vie de province. La mission de l'humble apôtre de Montégnac est enfin le complément de celle du médecin de campagne.

Le roman est ici divisé en plusieurs phases assez distinctes, et il est nécessaire de donner un aperçu de chacune d'elles pour en mieux faire saisir l'ensemble. Le premier chapitre est entièrement consacré à la touchante biographie de Véronique Sauviat, depuis son enfance jusqu'aux premières années de son mariage avec un banquier de Limoges, M. Graslin. Là, se servant des mêmes. pinceaux à couleurs vigoureuses qui lui ont servi à faire les Pa

rents pauvres, le romancier nous montre l'intérieur des Sauviat, braves paysans d'Auvergne, qu'une intelligente avarice a rendus millionnaires dans le commerce en apparence peu lucratif de la ferraille. Cette odyssée obscure de la fortune des Sauviat constitue dans la Comédie humaine le poème positif de ce qu'on est convenu d'appeler le progrès moderne, la conquête de l'argent par les petits moyens. L'enfance de Véronique, fille des Sauviat, les développements de sa belle nature morale au sein d'une médiocrité seulement apparente, l'épanouissement de son cœur le jour où la révélation de l'amour idéal fait comprendre à la jeune femme sa destinée, sont le beau côté romanesque de l'histoire réaliste de ses parents. Dans l'amour aveugle et absolu des Sauviat pour leur unique enfant, Balzac peint remarquablement la puissante plénitude d'affection qui caractérise le cœur des gens du peuple. Les amours du paysan sont sauvages comme ses haines. Dans les hautes classes, une action civilisatrice revêt d'un certain fard toutes les impressions. Chez l'homme du peuple, rien n'est maniéré dans l'expression de ses sentiments; ils ont la lourde impétuosité de la tempête. L'affection des Sauviat pour Véronique est une des plus belles études qui aient été faites sur le caractère de l'amour paternel dans la rude sphère du bas peuple. Sous les chocs de l'observation directe, la sensibilité de Balzac fait ici explosion au sein d'images superbes.

Devenue madame Graslin, grâce à son énorme dot, Véronique ne tarde pas à subir le désenchantement d'un mariage qu'elle n'a accepté que par résignation à ce qu'elle croyait être la volonté de Dieu, d'après les conseils ignorants de son père et de sa mère. Délaissée par son mari, un affreux homme d'argent qui n'a de cœur et d'yeux que pour faire l'escompte, elle a recours à la dévotion pour adoucir ses peines secrètes. L'amitié de deux hommes d'un esprit supérieur, le bon M. Grossetête et l'abbé Dutheil, qui ont vite deviné les splendeurs morales de ce grand cœur de femme, ne suffit plus à remplir l'existence de madame Graslin. « Se sentant, comme elle l'avoue elle-même, des forces superbes et malfaisantes peut-être, que rien ne peut humilier, que les plus durs commandements de la religion.

n'abaltent point », elle succombe à l'insu de tout Limoges, et même de sa pauvre mère, à la passion que lui a inspirée un ouvrier porcelainier du nom de Tascheron.

Ce jeune homme, né à Montégnac, aux environs de Limoges, d'une famille de pauvres cultivateurs, appartient à cette race d'hommes que leur intelligence exceptionnelle conduit au faite des positions sociales si elle est bien guidée, ou au crime quand l'éducation n'en corrige pas les instincts ambitieux. Ne pouvant supporter l'idée de partager Véronique avec son mari, Tascheron, d'accord avec elle, prend la résolution de fuir à l'étranger. L'argent manque pour mettre ce projet à exécution, et dès lors la passion enfante l'idée du crime. L'ouvrier porcelainier assassine et vole pendant la nuit un vieil avare nommé Pingret et sa servante, qui vivaient seuls dans une maison des bords de la Vienne. N'ayant d'abord que l'intention de voler, il a commis le meurtre par nécessité, pour ne pas être reconnu de l'avare et échapper à la justice. Ignorante de ce qui devait se passer, Véronique, qui avait acompagné son amant, n'a pu empêcher le crime. Tascheron ne tarde pas à être arrêté. Condamné à mort, malgré son étonnante persistance à nier systématiquement sa culpabilité devant les preuves les plus accablantes, il refuse de se confesser et de marcher à l'échafaud avec l'assistance d'un prêtre. C'est ici que le principal personnage du livre, après Véronique Graslin, l'abbé Bonnet, curé de Montégnac, entre en scène.

Pendant les débats du procès criminel, Véronique Graslin, ainsi qu'on l'apprend à la fin du livre, a été cent fois sur le point de déclarer ce qu'elle sait des circonstances particulières du crime. En démontrant qu'il n'y a pas eu préméditation, elle peut sauver la tête de l'accusé. Mais un intérêt supérieur la condamne au silence. Elle porte dans son sein le fruit de l'adultère; elle ne peut pas déshonorer son fils ou mourir elle-même avant de l'avoir mis au monde. De son côté, Tascheron, par un effet de délicatesse et de dévouement fort rare, n'a pris le parti de nier jusqu'au bout et de refuser la visite d'un prêtre que pour ne pas compromettre Véronique. La situation des deux amants,

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