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l'accusateur du supplicié; humiliant son orgueil et abjurant à cette heure tout mauvais sentiment, elle demande pardon à Dieu et aux hommes de ses fautes qu'elle ne croit pas suffisamment expiées par la sainteté de sa seconde vie à Montégnac. Au milieu des sanglots des assistants, Véronique expire doucement, l'àme prête à franchir le redoutable seuil de l'éternité après cette purification exemplaire.

Nous n'avons pas besoin d'insister sur la beauté de cette dernière scène, la plus mémorable de celles du Curé de Village. Il suffit de la citer sans commentaire, pour ne pas en amoindrir l'effet dans l'esprit de ceux qui l'ont lue ou voudront la lire.

Avant de clore cette analyse, il est bon de jeter un coup d'œil rétrospectif sur cette fin de l'histoire de l'abbé Bonnet et de Véronique Graslin, pour en désigner à l'attention de tous les quelques pages importantes, où, comme dans le Médecin de campagne, l'auteur nous fait part de ses idées sur une foule de grandes questions. La politique, l'histoire, la religion, sont tour à tour abordées ici par Balzac avec les procédés qui lui sont familiers. C'est ainsi qu'il fait tenir dans un grand diner donné au château de Navarreins, une conversation éblouissante par un groupe de convives choisis. La scène est le pendant de celle du dîner du docteur Benassis. Là sont donnés des aperçus très profonds sur les plus vastes sujets et les éternels problèmes d'ordre social, dont la solution était si chère à Balzac. Certaines opinions, formulées par les personnages du roman, et dans lesquelles il est facile de distinguer celles de l'écrivain, sont contestables par exemple, le discours de l'abbé Bonnet sur la nécessité de la réhabilitation du pouvoir moral de l'Église par le rétablissement de son pouvoir politique; ou bien encore l'ardente plaidoirie de Clousier en faveur du droit d'aînesse. Mais ce qu'on ne saurait nier, c'est la brillante et forte éloquence de tous ces morceaux oratoires, qui rappellent à s'y méprendre les discours de Berryer. Les traits de la figure de Balzac n'avaient-ils pas du reste quelque chose de la physionomie du grand Mirabeau?

Nous recommandons, dans le Curé de Village, les lettres de l'ingénieur Gérard à son protecteur et ami, M. Grossetête. Elles

contiennent, comme dans le Cousin Pons, une remarquable diatribe à la fois contre le surmenage intellectuel, l'institution des concours et la routine des administrations. On voit que ces sujets qui nous occupent beaucoup en France, actuellement, ne sont pas d'hier. Ce qu'en dit Balzac, avec la profondeur d'esprit qui lui était propre, n'est pas à dédaigner. « Rien, dit-il (à propos des résultats peu satisfaisants que produit l'invention. moderne des concours) ne peut donner, ni dans l'expérience ni dans la nature des choses, la certitude que les qualités intellectuelles de l'adulte sont celles de l'homme fait. » Et il a, ajouterons-nous, parfaitement raison. Quant à l'opinion de Balzac sur la manière dont doit se pratiquer, dans un pays, l'instruction publique, elle vaut tous les discours prononcés à la Chambre à propos de nos lois récentes. « L'instruction supérieure, écrit l'ingénieur Gérard, fabrique des capacités temporaires parce qu'elles sont sans emploi ni avenir; les lumières répandues par l'instruction inférieure sont sans profit pour l'État, parce qu'elles sont dénuées de croyance et de sentiment. Tout notre système d'instruction publique exige un vaste remaniement auquel devra présider un homme d'un profond savoir, d'une volonté puissante et doué de ce génie législatif qui ne s'est peut-être rencontré chez les modernes que dans la tête de Jean-Jacques Rousseau. Peutêtre le trop plein des spécialités devrait-il être employé dans l'enseignement élémentaire, si nécessaire aux peuples. Nous n'avons pas assez de patients, de dévoués instituteurs pour manier ces masses. La quantité déplorable de délits et de crimes accuse une plaie sociale dont la source est dans cette demi-instruction donnée au peuple, et qui tend à détruire les liens sociaux. en le faisant réfléchir assez pour qu'il déserte les croyances religieuses favorables au pouvoir et pas assez pour qu'il s'élève à la théorie de l'obéissance et du devoir qui est le dernier terme de la philosophie transcendante. » Voilà ce que contient la lettre d'un ingénieur, c'est-à-dire d'un spécialiste. On ne peut imaginer rien de plus sensé, exprimé avec plus de clarté et de force. La question de la propriété, qui a fait l'objet de tout un livre, les Paysans, est effleurée, dans le Curé de Village, à propos du

droit d'aînesse. Il se glisse dans ce passage un curieux parallèle entre la politique de l'Angleterre, qui a toujours su entendre remarquablement ses intérêts, et celle de la France, qui tombe souvent dans le piège d'une imprudente générosité, sans cesse trahie par les voisins. Les considérations de Balzac, étonnantes de vérité et qui semblent confirmer l'histoire postérieure à son temps, se terminent par ces mémorables paroles : « Une grande question à étudier, c'est de rechercher les institutions propres à réprimer le tempérament d'un peuple. Certes, Cromwell fut un grand législateur. Lui seul a fait l'Angleterre actuelle en inventant l'Acte de navigation, qui a rendu les Anglais les ennemis de toutes les autres nations, qui leur a inoculé un féroce orgueil, leur point d'appui. Mais, malgré leur citadelle de Malte, si la France et la Russie comprennent le rôle de la mer Noire et de la Méditerranée, un jour, la route d'Asie par l'Égypte ou par l'Euphrate, régularisée au moyen des nouvelles découvertes, tuera l'Angleterre, comme jadis la découverte du cap de BonneEspérance a tué Venise. »

Comment ne pas appeler trois fois chefs-d'œuvre des romans où l'on trouve de pareils coups d'œil d'aigle jetés sur l'avenir d'un pays dont ils scrutent aussi profondément les mœurs? A la hauteur de quels prodigieux sommets ne doit pas s'élever un observateur pour découvrir ainsi les événements que le commun des hommes met plusieurs siècles à prévoir et à réaliser. Elles sont nombreuses ces pages de la Comédie humaine, qu'on pourrait détacher une à une et réunir ensuite pour former un Traité de Philosophie de l'histoire. Mais le sujet n'est pas encore épuisé. Nous allons en poursuivre l'étude et en voir la fin aux Études philosophiques.

ÉTUDES PHILOSOPHIQUES

INTRODUCTION

La série de nos analyses sur les Études de mœurs se trouvant close, nous allons pénétrer maintenant dans la partie de l'œuvre où Balzac cherche à expliquer, en savant, le mécanisme secret de la vie humaine dont il a embrassé l'histoire générale; c'est pour cela qu'il a donné à cette partie le titre d'Études philosophiques.

A vrai dire, l'œuvre entière de Balzac est une étude philosophique, et cela, parce que, dans chaque roman, l'écrivain, ainsi que nous l'avons bien observé, a une tendance constante à étudier les causes du moindre fait par de longues dissertations, qu'il place en dehors de l'intrigue. Ainsi donc, au premier abord, les divisions de la Comédie humaine paraissent n'avoir été établies que pour faciliter l'édition de l'œuvre, raison de bien peu d'importance. Un roman de Balzac pris dans les Études philosophiques, comparé à un autre roman pris dans les Études de mœurs, paraît n'avoir avec ce dernier aucune différence de forme ou de composition; et cependant, à l'œil exercé d'un bon juge, cette différence existe; mais elle est bien plus dans l'idée mère développée par l'auteur que dans la texture même du livre. Ce n'est souvent qu'après plusieurs lectures (que ne répètent toujours pas les critiques) que l'on devine cette pensée. dominante, qui engendre tout et produit l'action et les caractères.

Dans le roman philosophique de Balzac, l'intrigue est réduite

à sa plus simple expression. Les faits y sont peu nombreux et dus à une pensée unique, qui est comme le pivot autour duquel tournent les personnages. Ces derniers sont presque tous empruntés au pur domaine de la fiction et du mystère. Raphaël, Louis Lambert, Balthazar Claës, Melmoth, don Juan Petrapiero, Seraphitus, sont les frères ou émules de Faust, Manfred, don Juan, Hamlet. Leur action n'est plus matérielle; elle est tout entière dans la pensée et le sentiment. Dans les Études de mœurs, nous avons vu des types d'individus différents de forme et de caractère. Dans les Études philosophiques, nous voyons des individualités dont le caractère est commun à plusieurs types. Ainsi, Albert Savarus, Lucien de Rubempré, Rastignac, sont des types d'ambitieux : l'un, l'est par amour d'une femme noble; l'autre, par amour de la poésie; le troisième, plus positif, par amour de l'argent, du bien-être et du pouvoir. Dans les Études philosophiques, c'est l'ambition elle-même avec son principe, le désir s'appliquant à tout, qui nous est représentée dans le corps et l'âme d'un seul homme, de Raphaël de Valentin par exemple, le héros de la Peau de chagrin. Prenons encore un autre exemple. Le père Grandet, des Scènes de la vie de province, et Gobseck, des Scènes de la vie parisienne, sont des types d'avares. Le maître Cornélius, des Études philosophiques, est l'avarice personnifiée dans toute l'étendue des instincts qui lui sont propres.

Nous avons essayé de faire comprendre combien le fond d'un roman philosophique de Balzac diffère de celui d'une simple étude de mœurs. Au point de vue de la forme seule, il y a encore des dissemblances. Suivant la méthode de Rabelais, de Lesage et de bien d'autres moralistes, Balzac a très souvent donné à ses Études philosophiques la forme de contes, de vrais Contes d'Hoffmann, ainsi qu'il le dit lui-même. Mais cette forme nouvelle n'est qu'un moyen de mieux appliquer la satire aux défectuosités des mœurs du siècle; car, disons-le ici dès à présent, les Études philosophiques sont la véritable œuvre du moraliste, maniant d'une main ferme et avisée le fouet de la critique, contre certaines tendances de l'esprit du temps. Elles

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