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le sentiment par le positif de l'argent, l'union généreuse des cœurs par les divisions haineuses des procès à scandale. Le génie inventif de la spéculation a créé les assurances sur la vie et le système des rentes viagères. Quels que soient les résultats de ces nouvelles institutions sociales pour le commerce de l'argent, on peut affirmer que le principe en est d'une immoralité répugnante. «< La société humaine, dit Balzac, qui, à entendre quelques philosophes, marche dans une voie de progrès, considère-telle comme un pas vers le bien l'art d'attendre les trépas? Cette science a créé des métiers honorables, au moyen desquels on vit de la mort. Grâce à elle, certaines personnes ont pour état d'espérer un décès; elles le couvent, elles s'accroupissent chaque matin sur un cadavre et s'en font un oreiller le soir. » Telle est la flétrissure qui sert de point de départ au conte fantastique retraçant la vie et la mort de don Juan Belvidero. C'est un défi impétueux porté à bien des secrets horribles, que cachent toujours les mœurs les plus civilisées.

Au moment d'expirer, don Bartholomeo, riche noble de Ferrare, père de don Juan, compte en vain sur le dévouement de son fils, pour revenir à la vie au moyen d'un élixir dont on devra, suivant sa recommandation, frictionner ses membres. Don Juan, après avoir expérimenté le pouvoir de la liqueur magique en imbibant un œil du cadavre, écrase cet œil et garde pour lui-même le précieux flacon qui contient l'élixir. Retiré au fond d'un village de l'Andalousie et parvenu à l'extrême vieillesse, il donne à son fils Philippe au sujet de l'élixir les mêmes instructions qu'il avait jadis reçues de Bartholomeo. Mais le pieux enfant de don Juan, après avoir seulement rendu la vie à la tête et au bras droit du cadavre, laisse tomber le flacon dans un moment de frayeur. L'abbé de San Lucar fait alors transporter dans la chapelle de son monastère ce corps à moitié vivant, afin d'exploiter, en le montrant dans une châsse, la superstitieuse curiosité de ses paroissiens. Il est puni de sa téméraire idée de lucre par don Juan lui-même, dont la tête tombant un jour sur celle de l'abbé mord celui-ci jusqu'à la cervelle.

Le personnage allégorique de Melmoth n'est pas aussi connu. que celui de don Juan ou celui de Méphistophélès. Qu'on nous permette d'indiquer en deux mots sa signification. D'après Maturin, Melmoth c'est Lucifer, le roi des anges vaincus, dont l'orgueil a voulu deviner le secret de Dieu même; c'est le dragon terrassé par l'archange, qui répand sa bile haineuse sur l'humanité et y empoisonne les âmes ou les perd en les achetant. Melmoth fait homme représente à la fois l'esprit de sophisme et la misanthropie calculée, qui, après avoir tout examiné, tout déchiffré, goûté à tout et tout flétri, conclut avec une effrayante logique, déduite de ses observations sur le mal, à l'immoralité de l'existence la vie est une injustice qui ne peut être l'œuvre d'un Dieu, d'un esprit bon; le bien et le mal sont deux non-sens; le vice et la vertu, des mots; aucune différence, à ce point de vue, n'existe entre les divers actes humains. Tels sont les principes de Melmoth, principes que tous les égoïstes réfléchis, principalement les hommes d'argent et les voleurs qui connaissent à fond le monde, pratiquent avec conviction. Frappé du grand nombre de Melmoths sans pitié qui pullulent dans notre temps à travers la corruption du monde, Balzac s'est emparé de l'un d'eux pour le mettre face à face avec le seul pouvoir capable d'en dompter la féroce nature le remords. C'est là l'idée philosophique qui a donné naissance à Melmoth réconcilié. ·

Castanier, le caissier de la maison Nucingen, rencontre le mystérieux John Melmoth, comme Faust, Méphistophélès, au moment où il vient de voler cinq cent mille livres dans le coffrefort de son patron. Afin d'échapper aux révélations dont le menace le terrible inconnu, il consent à abandonner la somme volée pour recueillir en échange le fatal pouvoir qu'a Melmoth de satisfaire tous ses désirs, et de tout savoir, tout prévoir, comme Satan. Melmoth, sorte de « Diable boiteux » qui a acheté ce pouvoir au prix de son âme, se réconcilie avec Dieu dès qu'il a rompu le pacte qui assurait sa damnation éternelle. Après avoir couru le monde en conquérant blasé sur tout et que mine un spleen égoïste, il a enfin reconquis pour son âme sa part d'immortalité bienheureuse en se débarrassant de cette action

funeste de sa volonté, qu'on pourrait appeler, comme Tolstoï, la «< Puissance des ténèbres ». Le remords qui le tuait ayant fait place au repentir, il achève ses jours, à Paris, dans la paix et la solitude. La nature sensible de Castanier ne tarde pas à être vaincue, dévorée par cette faculté extraordinaire que constitue l'héritage moral de Melmoth. Excédé des fatigues horribles que lui cause l'excès de satisfaction de ses désirs, et sentant d'un autre côté son impuissance à pénétrer l'au-delà de la vie, bien qu'il sache par cœur l'avenir, Castanier fait comme Melmoth, il abandonne sa puissance et reprend son âme des griffes du diable. Ainsi passe de main en main cette singulière acquisition, importée sur la terre par l'Irlandais Melmoth, fils du vieux Maturin. La passion, le désir, la font prendre successivement à une foule de malheureux. Un clerc de notaire l'achète un jour pour dix mille francs, et meurt sans repentir en en perdant pour toujours le secret.

Comme on le voit, l'Élixir de longue vie et Melmoth réconcilié font suite à la Peau de chagrin. Ce sont deux pamphlets contre les plaies sociales, particulières aux tendances de la civilisation actuelle. A un point de vue plus spécial, ce sont deux études du mépris effrayant que professent en général pour l'humanité les hommes d'argent, presque tous avares, usuriers ou voleurs. Si don Juan Belvidero est l'individualité type qui résume par exemple un Marsay, un Rastignac, voire même une madame d'Espard, Melmoth et Castanier sont l'ombre grimaçante de l'âme de Gobseck. Aussi, ce que Balzac appelle la féodalité de l'argent, sur laquelle s'appuie le contrat social actuel, est bafouée dans ces deux études avec la plus grande énergie. Voyez-le définir don Juan Belvidero : « En inventoriant les immenses richesses amassées par le vieil orientaliste, don Juan devint avare; n'avait-il pas deux vies humaines à pourvoir d'argent? Son regard profondément scrutateur pénétra dans le principe de la vie sociale, et embrassa d'autant mieux le monde qu'il le voyait à travers un tombeau. Il analysa les hommes et les choses pour en finir d'une seule fois avec le passé, représenté par l'histoire; avec le présent configuré par la loi; avec

l'avenir, dévoilé par les religions. Il prit l'âme et la matière, les jeta dans un creuset, n'y trouva rien, et dès lors il devint don Juan! En examinant les hommes, il devina souvent que le courage était de la témérité; la prudence, une poltronnerie; la générosité, de la finesse; la justice, un crime; la délicatesse, une niaiserie; la probité, une organisation et, par une singulière fatalité, il s'aperçut que les gens vraiment probes, délicats, justes, généreux, prudents et courageux, n'obtenaient aucune considération parmi les hommes ». On voit donc, d'après Balzac qui relègue l'amour au second plan chez son héros, l'avarice, le désir effréné des richesses être le vrai principe de l'égoïsme humain.

Dans Melmoth, l'auteur appelle les banquiers des corsaires qui prennent des licences de mille écus comme un forban prend ses lettres de marque. La comparaison est plutôt jolie que juste. Mais enfin, on ne peut s'empêcher de penser, en la lisant, que la richesse de la banque est faite toute des sueurs de l'industrie, qu'elle se garde d'encourager pourtant, quand celle-ci n'a que de bonnes idées et pas d'argent pour leur exploitation. Dans les opérations financières, la question d'un bien quelconque à faire est nulle; seul l'espoir du gain, et du gain le plus fort possible, en détermine l'entreprise; d'où une injuste rupture d'équilibre dans les fortunes d'un pays. Tous les défauts des mœurs nouvelles dérivent essentiellement d'un fait regrettable: c'est que, dans l'humanité, le principe Honneur est remplacé par le principe Argent; et, chose affreuse à penser, l'amour de l'argent est malheureusement plus près du vice que de la vertu. « La société, dit Balzac, décerne à la Vertu cent louis de rente pour sa vieillesse, un second étage, du pain à discrétion, quelques foulards neufs, et une vieille femme accompagnée de ses enfants. Quant au Vice, s'il a quelque hardiesse, s'il peut tourner habilement un article du code comme Turenne tournait Montecuculli, la société légitime ses millions volés, lui jette des rubans, le farcit d'honneurs, et l'accable de considération. Les gouvernements, ajoute-t-il encore, sont, hélas! les complices de la société. >>

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La pieuse fin de Melmoth à l'ombre de l'église de Saint-Sul

pice et le dernier mot de don Juan à l'abbé dont il mord le crâne : « Dis donc qu'il y a un Dieu, imbécile! » doivent nous consoler des résultats de cette souveraineté de l'argent, qui crée souvent aux hommes les plus riches des soucis mortels dont la fin est dans le suicide.

Nous devons signaler dans Melmoth une intéressante physionomie de femme. Tandis que, dans l'histoire de don Juan, Balzac a très peu parlé de doña Elvire, il s'est complaisamment étendu dans celle de Castanier sur le portrait de la courtisane Aquilina, la farouche maîtresse d'un des quatre sergents de La Rochelle, un de ces conspirateurs héroïques qui portaient peutêtre un monde, une société nouvelle dans leur cerveau. Un des plus jolis mots de la Comédie humaine a été dit à propos d'Aquilina; le voici : « La société sera certainement incroyable et continuera de considérer la femme mariée comme une corvette à laquelle son pavillon et ses papiers permettent de faire la course, tandis que la femme entretenue est le pirate que l'on pend faute de lettres. » Les quelques pages où l'on voit Castanier subissant les effets écrasants de l'héritage de Melmoth, valent les plus fortes dissertations psychologiques de la Peau de chagrin. Dans un style très clair, le philosophe y joue avec les plus hautes conceptions métaphysiques comme un démonologue de profession.

Les quelques scènes extraordinaires que contiennent l'Élixir de longue vie et Melmoth réconcilié sont inénarrables. Leur sombre poésie nous montre l'écrivain sous un jour inattendu; mais l'insondable profondeur du moraliste s'y retrouve comme partout ailleurs. Ses pensées y revêtent même un éclat inaccoutumé, résultat de leur forme symbolique. Détail caractéristique, la lourdeur habituelle du style de Balzac disparaît dans tous ses contes philosophiques. L'Élixir de longue vie et Melmoth réconcilié sont, aussi bien que la Peau de chagrin, deux modèles où la brillante et séduisante élégance de la forme le dispute à la philosophie transcendante du fond.

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