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LE CHEF-D'OEUVRE INCONNU

GAMBARA

Le Chef-d'œuvre inconnu et Gambara sont des traités spéciaux sur la peinture et la musique, les deux arts jumeaux, étudiés séparément. Dans chacune d'elles, Balzac nous montre le génie de l'artiste devenant impuissant à exécuter l'œuvre en raison des excès d'une conception trop raffinée. Ce phénomène, à la fois psychologique et physiologique, n'est pas rare chez les grands peintres et les grands musiciens. Dans l'âme de ces sublimes créateurs, se livre généralement un combat terrible entre l'infini de leur pensée d'artiste et le fini de leur nature d'homme. Pour eux, il y a loin de la coupe aux lèvres; entre la conception et l'exécution la distance est quelquefois infranchissable. Un trop grand développement de leur idée finit par tuer l'œuvre conçue. Le désir extrême de produire dans l'art le beau et l'irréprochable, l'excès d'idéal, en un mot, annihile l'exercice de cette faculté essentielle qui donne réellement la vie aux créations morales de l'imagination. L'homme n'est pas comme Dieu; il ne lui suffit pas de dire fiat, pour tirer quoi que ce soit du néant; il n'a point le secret de cette force coercitive, comme il est dit dans la Recherche de l'Absolu, qui doit consister pour l'Être suprême à faire tout de rien. Les efforts de sa volonté, quelque puissants qu'ils soient, suivent une loi physique déterminée, une sorte de progression limitée, en dehors de laquelle la production matérielle ne peut avoir lieu. Cette volonté, de source évidemment divine, n'ayant pas chez l'homme, comme elle doit l'avoir en Dieu, le caractère de l'absolu, les effets (c'est-à-dire les œuvres humaines) en sont imparfaits et bornés, bien que la pensée de l'artiste aille au delà et pressente quelque chose de mieux. Réaliser l'infinie perfection est done chose humainement impossible; on n'est pas empêché de le vouloir; mais ce désir est un rêve fou, un empiètement orgueilleux sur le mystérieux pouvoir de la Divinité.

Ainsi avons-nous défini, du mieux que nous pouvons, l'idée philosophique dérivée des précédentes, sur laquelle reposent le Chef-d'œuvre inconnu et Gambara. Balzac a, pour ainsi dire, recommencé et travesti sous une forme nouvelle, en appliquant cette idée aux arts, l'antique légende païenne de Pygmalion et Galatée.

Dans le Chef-d'œuvre inconnu, nous voyons un peintre du XVIe siècle, maître Frenhofer, que le romancier nous présente comme le dieu de la peinture, arrivant à effacer sur sa toile le plus parfait des dessins par la superposition de couleurs absurdes que lui suggère une imagination déréglée.

Gambara est un compositeur, possédant à la fois le génie de Beethoven et de Rossini, qui, ayant conçu un opéra, ne peut rendre sur un instrument quelconque la divine musique rêvée que par les sons les plus discordants.

Ces deux artistes, chacun dans leur sphère, ont voulu surprendre l'un, la vie propre de la nature dans le dessin; l'autre, l'infini de l'idée dans la poésie du son. Mais ils ont, hélas! dépassé le but. Le trop de science, de même que l'ignorance, arrive à une négation, conclut Balzac. « Pour qu'un artiste ne soit pas victime de sa propre supériorité, il faut qu'il unisse la pratique à l'observation, et travaille au lieu de rêver. Les peintres ne doivent méditer que les brosses à la main. Pour des musiciens tels que Gambara, leur malheur vient d'avoir écouté les concerts des anges et d'avoir cru que les hommes pouvaient les comprendre. Il en arrive autant aux femmes, quand chez elles l'amour prend les formes divines, les hommes ne les comprennent plus. » Comme complément de l'idée philosophique qui sert de fond aux deux études, le Chef-d'œuvre inconnu et Gambara renferment d'admirables dissertations techniques sur la musique et la peinture, qui prouvent surabondamment que Balzac était, comme beaucoup d'écrivains, un critique d'art de premier ordre.

Une des maximes de Frenhofer est à citer, car elle résume de la façon la plus claire le critérium de l'art : « La mission de l'art n'est pas de copier la nature, mais de l'exprimer. Un artiste

ne doit pas être un vil copiste, mais un poète. Autrement un sculpteur serait quitte de tous ses travaux en moulant une femme. Ni le peintre, ni le poète, ni le sculpteur ne doivent séparer, dans une œuvre, l'effet de la cause; l'effet seul est un accident de la vie et non la vie. La véritable lutte est là. » Les naturalistes dans les lettres, autant que les impressionnistes en peinture, feraient bien de méditer cette phrase dont l'éclatante vérité s'applique aussi bien aux écrivains qu'aux peintres. Balzac leur donne là un fameux conseil de maître.

Dans Gambara, apparaissent les fameuses théories d'art musical que nous verrons continuées dans Massimila Doni. Un très curieux parallèle y est établi entre Rossini et Beethoven, entre le sensualisme italien et l'idéalisme allemand. Les effets de la musique sur l'âme humaine sont commentés par Balzac avec un talent poétique hors ligne. Nous verrons dans Massimila Doni le jugement porté par Balzac sur le Moïse de Rossini. Dans Gamhara, l'auteur de la Comédie humaine nous fait assister à la première de Robert le Diable. Le compte rendu qu'il en fait est délirant. Signalant avec enthousiasme la cavatine Grâce pour toi, il dit : « Les femmes en ont bien compris le sens; elles se voyaient toutes étreintes et saisies sur la scène. Si les Français comprennent cette musique, ajoute-t-il pour finir, elle aura cinq cents représentations, car elle présente avec autorité l'image des luttes où tant de gens expirent, et parce que toutes les existences individuelles peuvent s'y rattacher par le souvenir. >> Balzac aurait pu faire de même l'éloge des autres chefs-d'œuvre de Meyerbeer; et il eût été difficile de juger lequel aurait mérité le plus de gloire, du roi des compositeurs ou du critique qui savait si bien le comprendre.

En dehors de leur caractère propre d'étude philosophique, le Chef-d'œuvre inconnu et Gambara sont deux drames.

Dans le Chef-d'œuvre inconnu, à côté du personnage allégorique de Frenhofer, se trouvent les portraits de Porbus et de Nicolas Poussin. Porbus n'est que le faux nom de Léonard de Vinci, facilement reconnaissable à la définition spéciale que donne Balzac de son talent. Porbus réunit dans son pinceau les

qualités de deux manières rivales : le flegme minutieux, la raideur précise des maîtres allemands; et l'ardeur éblouissante, l'heureuse abondance des peintres italiens. Quant à Nicolas Poussin, il profite des conseils de Frenhofer, et réalise, au double point de vue de la couleur et du dessin, les merveilleux préceptes de la méthode du maître. Le livre reproduit un touchant épisode imaginé de la jeunesse et des débuts difficiles du grand peintre, dont une belle jeune fille, Gillette, partage la misère. Balzac a fait de cette femme la Fornarina du Raphaël français.

Gambara, lui aussi, est soutenu dans sa vie de bohème par le saint amour d'une femme, la belle Mariana, une Vénitienne éprise du génie de l'artiste. Malheureusement, excédée un jour des souffrances qu'elle endure, Mariana se donne à un noble Italien, le comte Andréas Marcosini, qui finit par la délaisser.

L'impitoyable destin qu'entraîne l'idée philosophique est appliqué dans les deux études par le romancier. D'un côté, maître Frenhofer brûle ses toiles et se suicide, le jour où il se rend compte qu'il n'a rien fait. De l'autre, Gambara resté fidèle à son idéal, tombe dans la plus noire des misères et y entraîne l'infortunée Mariana repentie, jusqu'au jour ou la principessa Massimila Doni leur compatriote, les rencontrant dans les rues de Paris, se charge d'assurer définitivement leur existence.

MASSIMILA DONI

D'étincelantes analyses sur l'art, le sentiment, la politique même, voilà ce que renferme le merveilleux roman « à la Stendhal » qui a nom Massimila Doni. La raison de cette multiplicité de beaux sujets?... C'est que la scène se passe à Venise... Oui, Venise, cette adorable ville de la poétique Italie que Byron, Beyle, Musset, Balzac lui-même ont aimée passionnément comme une idéale maîtresse! Un tel cadre n'est-il pas fait pour tout inspirer? Balzac a donc dérobé une fleur pour en parer son œuvre, dans l'éblouissant parterre qui semble réservé à Stendhal; et cette fleur aux couleurs immortelles, éclose au souffle de l'amour et de la mélodie, n'est autre que la patricienne Massimila Doni,

duchesse Cataneo, et maîtresse d'Emilio Memmi, prince de Varèse, jeune homme noble et pauvre comme dans les contes de fées.

Qui a lu Balzac a lu Stendhal, cet inimitable analyste qui savait écrire comme Voltaire et pensait, sentait surtout, comme Rousseau et madame de Staël. Eh bien, on pourrait faire passer, aux yeux des lecteurs non prévenus, l'histoire de Massimila Doni pour un roman de Stendhal. C'est le plus bel éloge que l'on puisse faire du livre de Balzac, en même temps que l'hommage le plus sincère qu'on doive rendre à l'auteur de la Chartreuse de Parme. Balzac par ses études de mœurs, Stendhal par ses romans d'analyse, ne résument-ils pas toute la littérature du siècle?

Dans Massimila Doni, l'intrigue est nulle; c'est une longue causerie interrompue de temps à autre par quelques faits originaux entre personnages vénitiens, tous beaux esprits, tous grands cœurs, tous artistes, dont l'auteur analyse fibre à fibre les âmes différentes de nature, mais toutes semblables par la sensibilité, la présence de l'idée fixe et de la passion dominante. Parmi eux se glisse un Français, un docteur célèbre dont Balzac semble prendre la place en ne le nommant pas. Le Français apporte au sein de la gravité italienne son contingent d'esprit aussi positif que léger. L'œuvre est d'abord un poème d'idéalisme sur la musique, le premier des arts, et sur l'amour, le premier des sentiments. Le scepticisme aimable, mais fort pratique du docteur, vient donner à tout cela une fin des plus prosaïques. Tandis que Massimila Doni, Émilio, Vendramin, Cataneo, Capraja, font revivre la Venise du moyen âge et de la Renaissance, la Venise du XVIIIe siècle avant l'oppression autrichienne, le docteur est d'un modernisme achevé. Les allures et le caractère de tous ces Vénitiens révèlent la poétique insouciance de l'Italie, heureux pays, où, avant 1830, on ne songeait qu'à l'art et à l'amour, bien plus qu'à l'argent ou à la politique. Le docteur raisonne comme doit faire tout bon Français, et raille tout. Son malicieux esprit parvient seul à donner une solution satisfaisante aux grands et petits problèmes de cœur, qui sont tout l'intérêt de la présente étude.

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