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ADIEU

EL VERDUGO

LE RÉQUISITIONNAIRE

LES MARANA

Quatre petites études philosophiques dans des cadres de la vie militaire, si particulièrement affectionnés par Balzac, constituent le groupe suivant le Réquisitionnaire, Adieu, El Verdugo, les Marana.

La première retrace un court drame privé de la Révolution en province. Madame de Dey, veuve d'un gentilhomme normand, et mère d'un jeune émigré qui a fait partie de l'expédition de Granville, reçoit chez elle un réquisitionnaire, Julien Jussieu, au moment où elle attend son fils qui doit revenir sous le toit paternel à la faveur d'un déguisement. Par suite d'une singulière ressemblance, elle prend d'abord le conscrit pour son enfant, et, à peine revenue de son erreur, elle est foudroyée par le saisissement que lui cause la perte d'un bonheur trop avidement espéré. Fait singulier, à l'heure où madame de Dey meurt à Carentan, son fils est fusillé dans le Morbihan par les bleus. Dans Adieu la fin du roman est identique.

La jeune comtesse Stéphanie de Vandières, femme du général de même nom, devenue folle après les horreurs dont elle a été témoin au passage de la Bérézina, meurt au moment même où, par les soins de son amant, le colonel Philippe de Sucy, elle recouvre la raison. Ici, comme dans le Réquisitionnaire, les conséquences pareillement tragiques du drame sont dues aux actions différentes d'une même idée philosophique.

Nous voyons d'abord l'amour maternel porté au plus haut degré devenant, en vertu de son excès même, un principe de mort tout comme un mal physique, par le bouleversement intime que produit au cœur de la mère une déception cruelle subitement causée à son amour.

C'est, au contraire, l'excès de bonheur qui tue la comtesse de Vandières, le jour où elle retrouve d'une façon si inespérée l'amour de toute sa jeunesse avec celui qui en était l'objet. La perte de cet amour a déjà provoqué en elle la folie. Plus tard,

le retour à la raison brise la vie du corps, par le choc violent que communique à l'esprit la reproduction des mêmes scènes vivantes, dont l'aspect l'a égaré précédemment.

Dans le Réquisitionnaire, le salon de madame de Dey et les personnages qui le fréquentent offrent, en plein pays normand, un fin tableau de ces mœurs inoubliables des dernières années de la Révolution, où chacun défendait sa tête contre son voisin. La sombre physionomie et le caractère romanesque de l'accusateur public de Carentan, amoureux de la ci-devant madame de Dey, sont à retenir.

Comme scène de la vie militaire, l'histoire du colonel Philippe de Sucy, dans Adieu, forme le digne pendant de celle du Colonel Chabert. Nous avons déjà signalé, dans Autre Étude de Femme, les quelques mots de Balzac sur la retraite de 1812. Ici, le romancier fait un récit du passage de la Bérézina par les débris de la Grande Armée, après la bataille de Studzianka. Encore une des maîtresses pages de la Comédie humaine, où le génie de l'écrivain s'est surpassé. La fameuse déroute et l'incendie des ponts y sont décrits avec une force dont nous sommes absolument impuissant à donner une idée par un qualificatif quelconque. Il faut lire ces choses-là, être saisi par ce qu'elles expriment d'horrible et de tragique, mêlé à l'incroyable et au sublime. Il est probable que Balzac considérait le passage de la Bérézina comme le point culminant de la série des catastrophes sans nom qui ont marqué l'histoire des guerres de l'Empire. Dans un langage prodigieux de vérité saisissante, le romancier montre comment les hommes sont vite transformés, par le brutal instinct de la conservation, en bêtes fauves d'un égoïsme ultraféroce. Lire le passage de la Bérézina dans Adieu, produit le même effet que regarder le Naufrage de la Méduse de Géricault. Comme chef-d'oeuvre, le récit de l'un vaut le tableau de l'autre.

Un second dénouement lugubre vient s'ajouter à la mort de la comtesse Stéphanie, c'est le suicide de son amant. Le destin de Philippe de Sucy offre une des plus effrayantes situations que l'on puisse concevoir dans la vie humaine, et donne un nouvel

exemple du ravage moral que produisent les circonstances d'une passion fortement sentie. Après la Bérézina, où l'officier, malgré des efforts surhumains, a été séparé de la comtesse qu'il protégeait ainsi que son mari. Stéphanie, revenue en France sans savoir comment, a été recueillie par son oncle, le docteur Fanjat. Le hasard lui fait rencontrer Philippe. Ce dernier, que la vue de celle qu'il croit morte frappe d'une attaque qui aurait pu être mortelle, se dévoue avec le docteur à la guérison de la pauvre folle. Il n'y arrive que pour la voir mourir, et le désespoir qu'il en ressent le conduit peu à peu au suicide. « C'était, dit le romancier, un de ces hommes forts auxquels Dieu donne le malheureux pouvoir de sortir tous les jours triomphants d'un terrible combat qu'ils livrent à quelque monstre inconnu. Que, pendant un moment, Dieu leur retire sa main puissante, ils succombent! » C'est là une deuxième conclusion philosophique du livre très vraie et très profonde.

Les scènes de ce double drame qui s'appelle Adieu (le dernier et le premier mot de la comtesse avant et après sa folie) sont de celles dont on ne peut rendre compte. Des phrases d'une expression inimitable s'y pressent comme les vagues d'une houle orageuse qui vous frappent en mugissant et finissent par ébranler les plus rebelles à l'émotion.

Comme étude philosophique, El Verdugo est la démonstration d'une des plus monstrueuses conséquences de l'orgueil de race. Aussi Balzac a-t-il choisi l'Espagne pour théâtre des faits

racontés.

Pendant la campagne de 1812, une famille espagnole, d'origine noble, est condamnée à mort par le général français commandant une des armées de Napoléon, pour avoir fomenté la révolte contre les envahisseurs. Le chef de cette famille, le marquis de Léganès, fait demander à son juge deux grâces. La première, c'est que sa femme et ses enfants, au lieu d'être pendus, soient décapités; la seconde, qu'on laisse vivre l'aîné. Le général consent, à condition que ce fils aîné, prenant la hache du bourreau, tranchera lui-même la tête à ses parents. Cette inhumaine sentence est acceptée par tous les Léganès, sauf par celui d'entre

eux qui doit survivre après avoir exécuté les autres. L'infortuné discute, mais il est forcé d'obéir à l'ordre absolu de son père, qui ne veut pas que le nom des Léganès se perde. Il est difficile d'imaginer quelque chose de plus tragique.

Comme Une Passion dans le désert, El Verdugo (le Bourreau, pour ceux qui ne comprennent pas le castillan) est une simple nouvelle où le talent extraordinaire de Balzac a su condenser en trois pages la matière de cent drames. Nos lecteurs concevront sans peine qu'il soit impossible de leur tracer en une seule phrase réduite la scène de l'exécution des Léganès. Aucun mot n'est assez fort dans notre langue pour en juger exactement l'effet. C'est indescriptible. Il y a là une sympathique physionomie d'officier français, celle du chef de bataillon Victor Marchand, fils de bourgeois parisiens, qui forme un beau contraste avec le caractère d'une des filles du marquis espagnol, Clara. Les deux jeunes gens s'aiment. Marchand veut sauver la vie de la fière Espagnole, et celle-ci refuse. Le caractère exceptionnel de la guerre d'Espagne, avec ses héroïsmes et ses crimes, se résume dans El Verdugo. Le parricide obligé du jeune Léganès est une horrible monstruosité, mais il définit bien dans son exagération jusqu'à quelles extrémités l'orgueil humain peut conduire des hommes. La férocité du général français n'est excusable que par l'incroyable haine de pareils ennemis.

Bref, le conte El Verdugo vaut un volume de six cents pages. Nous doutons fort que le meilleur des descendants actuels de Balzac et de Mérimée, M. Guy de Maupassant, qui excelle à dire beaucoup de choses dans de brèves chroniques, ait encore produit l'équivalent. Comme style, El Verdugo ainsi que Adieu, valent les joyaux littéraires les plus richement ornés, les plus artistement travaillés qu'ait créés la plume de Mérimée. Mais, entre Balzac et l'auteur du Théâtre de Clara Gazul, il y a cette différence que, si ce dernier écrit mieux, si la nervure de sa conception est plus élégante, Balzac le dépasse dans l'art de provoquer par la puissance de l'idée chez le lecteur, spectateur du tableau exposé, cette sorte de trouble subit qui semble une véritable émeute des sensations intimes de l'être, accourues en

foule à l'appel du poète. Si Mérimée est plus fin, Balzac est plus fort. Mérimée et Balzac sont les grands maîtres du réalisme, et celui des deux qui n'a pas été académicien dépasse l'autre d'une assez grande hauteur.

Les Marana, originaires d'Italie, sont, dans leur genre, dignes des Léganès. Deux histoires distinctes se succèdent dans ce livre, dont la deuxième seule contient l'application d'une idée philosophique le sentiment de l'honneur de la famille poussant une jeune femme à tuer un mari voleur.

Dans un épisode de la prise de Tarragone, toujours pendant la guerre d'Espagne de 1812, Balzac nous présente un couple d'aventuriers extraordinaires, sortes de condottieri de la vie militaire sous l'Empire: le capitaine Montefiore, de l'illustre famille des Montefiore (de Milan), et le quartier-maître Diard, un Provençal, tous deux officiers du 6° de ligne. « Tous deux, dit le romancier, de cette race de grands hommes manqués, que la société marque d'avance au fer chaud, en les appelant mauvais sujets. La nature avait jeté Montefiore dans le moule des Rizzio, et Diard dans le creuset des diplomates. Tous deux étaient doués de cette organisation fébrile, mobile, à demi féminine, également forte pour le bien et le mal, mais dont il peut émaner, suivant le caprice de ces singuliers tempéraments, un crime aussi bien qu'une action généreuse, un acte de grandeur d'âme ou une lâcheté. » A la biographie intéressante de ces deux compères dont les portraits rivalisent de pittoresque avec ceux du même genre qu'ont faits Victor Hugo ou Émile Augier dans une autre époque, vient se joindre celle de la Marana, une courtisane moderne, originaire de Venise, descendante des Imperia et des Catalina du moyen âge. La Marana (nom qui signifiait jadis fille de joie) est mère d'une jeune fille idéalement belle, une vraie vierge de Murillo, Juana de Mancini, dont elle a confié l'éducation à des commerçants de Tarragone sans enfants, Perez de Lagounia et sa femme. En vertu d'un de ces insondables problèmes de psychologie qu'offre si souvent le cœur des mères, la

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