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courtisane a ainsi abdiqué sa maternité pour ne point souiller sa fille. C'est dire que le romancier a fait d'elle un des plus sublimes modèles de ces sortes de femmes dont l'amour maternel est assez grand pour racheter les vices. Dans ce genre d'études, Balzac a dépassé tous les écrivains de son temps, et nous ne croyons pas que ceux de l'avenir fassent mieux que lui. Aussi le portrait de la Marana est-il hors de pair, et d'une beauté artistique incomparable. Quant au portrait de Juana, on ne trouve son équivalent que dans les livres de Gautier ou de Stendhal.

C'est entre ces quatre personnages, formant de l'un à l'autre d'éblouissants contrastes, que se poursuit le drame. Montefiore séduit Juana, détruisant ainsi les rêves insensés que la pauvre Marana s'était plu à concevoir pour l'avenir de sa fille. Diard, pénétrant dans la maison de Perez de Lagounia, au moment où son ami va être tué par l'Italienne, est frappé de la beauté de Juana et demande sa main sur-le-champ. La mère la lui donne, espérant ainsi cacher le déshonneur de sa fille. Le mariage fait, la pauvre-courtisane reprend sa vie aventureuse pour oublier la punition terrible dont semble l'avoir frappée un destin cruel dans la personne de son enfant. Telle est l'introduction qui amène alors l'histoire des Marana, c'est-à-dire des fils de Juana de Mancini, petits-fils d'une courtisane.

Ce morceau constitue déjà une œuvre de premier ordre où l'ignoble sensualité du traître Montefiore, observée dans ses honteux effets en même temps que la divine expression de l'amour spontané de Juana, forme une des meilleures études possibles du cœur humain, fouillé dans ses bas-fonds comme dans ce qu'il a de plus pur. La scène où Montefiore, insolent sous le mépris de Juana, capitule làchement devant le stylet de la Marana est particulièrement remarquable. Aussi le théâtre contemporain s'en est-il avidement emparé, en lui faisant subir des modifications qui en travestissent la forme sans en altérer le fond.

C'est à Paris, après la chute de l'Empire, que nous retrouvons les époux Diard. Le portrait de madame Diard diffère de celui de Juana de Mancini, presque autant que le démon diffère de

l'ange. Et savez-vous comment Balzac juge et définit le sort de de cette malheureuse? « C'est, dit-il, celui de la plupart des femmes mal mariées. Juana, luttant à toute heure contre sa nature à la fois espagnole et italienne, ayant tari la source de ses larmes à pleurer en secret, était une de ces créations typiques, destinées à représenter le malheur féminin dans sa plus vaste expression douleur incessamment active, et dont la peinture exigerait des observations si minutieuses que, pour les gens avides d'émotions dramatiques elle deviendrait insipide. Cette analyse, où chaque épouse devrait retrouver quelques-unes de ses propres souffrances, pour les comprendre toutes, ne serait-elle pas un livre entier! livre ingrat de sa nature, et dont le mérite consisterait en teintes fines, en nuances délicates que les critiques trouveraient molles et diffuses. D'ailleurs, qui pourrait aborder, sans porter un autre cœur en son cœur, ces touchantes et profondes élégies que certaines femmes emportent dans la tombe mélancolies incomprises, même de ceux qui les excitent, soupirs inexaucés, dévouements sans récompenses, terrestres du moins; magnifiques silences méconnus; vengeances dédaignées; générosités perpétuelles et perdues; plaisirs souhaités et trahis; charités d'ange accomplies mystérieusement; enfin toutes ces religions et leur inextinguible amour? Juana connut cette vie, et le sort ne lui fit grâce de rien. Elle fut toute la femme, mais la femme malheureuse et souffrante, la femme sans cesse offensée et pardonnant toujours, la femme pure comme un diamant sans tache; elle qui, de ce diamant, avait la beauté, l'éclat et, dans cette beauté, dans cet éclat, une vengeance toute prête. Elle n'était certes pas fille à redouter le poignard ajouté à sa dot. »

Si nous citons cette longue page, c'est qu'elle exprime des choses tellement vraies et tellement grandes sur les destinées des femmes en général que la plupart des écrivains qui pratiquent de notre temps ce qu'on appelle le « féminisme » dans l'art devraient la prendre pour base de leurs études. Ne renferme-t-elle pas, en effet, toutes les pensées psychologiques sur le caractère féminin, dont le développement a fait naître

des chefs l'œuvre d'analyse aiguë tels que: Une Page d'amour, Sapho et Mensonges.

Mais hâtons-nous de voir la fin du livre. Juana a eu deux fils : le premier de Montefiore, le second de Diard. Elle adore en secret l'aîné tandis qu'elle manifeste, seulement en présence du père, des attentions marquées pour le second. Diard, devinant peu à peu qu'en réalité il fait horreur à sa femme, change de caractère. Ses mauvaises passions, qu'aurait peut-être heureusement combattues le bonheur conjugal, se réveillent. Il devient joueur, se lance dans des spéculations aussi malpropres que hasardées, et finit par se ruiner. Rencontrant par hasard, à Bordeaux, Montefiore qui est devenu riche, il joue avec lui et perd le peu qui lui reste. Il attire alors dans un guet-apens l'ancien amant de sa femme, l'assassine et le vole. Rentré chez lui, il avoue son crime à Juana et veut l'entraîner dans la fuite qu'il prépare. Elle refuse. Au moment où la justice, sur les traces de l'assassin, vient faire arrêter Diard, sa femme lui présente un pistolet pour qu'il se tue. Mais le voleur est devenu aussi un lache; il se garderait de sacrifier sa vie à l'honneur des siens. Alors Juana, puisant dans son amour maternel un courage extraordinaire et ne voulant pas voir ses fils déshonorés à cause de leur père, n'hésite plus à les sauver et à se rendre libre ellemême en tuant Diard; elle reprend l'arme des mains de son mari et fait feu. Diard tombe mort. Juana de Mancini est à la fois vengée de Montefiore et du destin. Le médecin expert appelé par les magistrats pour constater le prétendu suicide de Diard, devine le meurtre accompli par Juana; mais, prenant pitié d'elle, il se garde de la dénoncer, et conclut dans son procès-verbal au suicide de l'inculpé. Pendant ce temps, la Marana meurt sur un grabat d'hôpital, payant, elle aussi, la part des souffrances qu'elle a involontairement causées à sa fille par sa conduite passée.

Il est inutile d'insister sur les qualités d'un tel drame, dont les péripéties sont remarquablement conduites par l'écrivain qui y mêle les plus hautes réflexions morales. Nous ferons simplement observer en terminant que Monsieur Ohnet, le faux Balzac actuel, qui a pillé des tableaux entiers dans la Recherche de

l'absolu pour composer sa Grande Marnière, a dû emprunter sans vergogne aux Marana de la Comédie humaine la scène du faux suicide de Diard pour en faire la fin de Serge Panine. L'ouvrage de Monsieur Ohnet a été couronné par l'Académie française; il n'en coulera pas moins beaucoup d'eau le long des murailles du quai Conti avant que Serge Panine vaille les Marana de Balzac, même et surtout à la fin du livre!

L'AUBERGE ROUGE

Le triste héros de l'Auberge Rouge est le richissime banquier parisien Taillefer, l'amphytrion de Raphaël dans la Peau de chagrin. C'est l'histoire de l'origine de sa fortune, dont la première mise au jeu de la finance provient d'un meurtre suivi de vol que raconte le romancier.

Sur les bords du Rhin, à Andernach, pendant la campagne de 1799, Frédéric Taillefer, alors aide-major du corps d'armée d'Augereau, assassine pendant la nuit, dans une auberge, un négociant allemand du nom de Walhenfer, et prend la fuite en emportant la valise de sa victime qui contient cent mille francs d'or et de pierreries. Un ami de Taillefer, Prosper Magnan, qui, par un effet bizarre d'intussusception de l'âme, a conçu dans un effroyable rêve tentateur le même crime, juste au moment où il allait s'accomplir, est accusé à son réveil d'avoir tué Walhenfer. En présence de preuves qui semblent irrécusables, les juges du conseil de guerre le condamnent à être fusillé. Avant de marcher à la mort, Prosper Magnan a fait à un prisonnier de guerre allemand, nommé Hermann, une sorte de confession par laquelle il prouve moralement son innocence. « Ce fut, dit l'auteur, une espèce de testament silencieux et intelligible par lequel un ami léguait sa vie perduc à son dernier ami. »

Bien des années après cet événement, ce même Hermann, invité à dîner chez Taillefer à Paris, raconte aux convives du financier l'assassinat de Walhenfer, le procès et la mort de Prosper Magnan. Un de ces convives (qui parle à la première

personne) soupçonne depuis longtemps le passé criminel du banquier; aussi l'observe-t-il pendant le récit de l'Allemand, et ajoute-t-il par des questions incisives au trouble déjà grand du meurtrier. Ce dernier meurt, quelque temps après, d'une effroyable maladie que les médecins ont été impuissants à définir et à soigner. C'était une sorte de tétanos causé sans doute par le remords, la vision sans cesse présente à l'esprit de la scène du crime; car Taillefer, qui avait coupé le cou de sa victime avec un instrument de chirurgie, ressentait parfois des douleurs à la tête qui lui faisaient dire qu'on lui sciait le crâne. L'ancien convive, amoureux de Victorine, la fille unique du banquier, veut savoir s'il peut l'épouser sans forfaire à l'honneur et s'il doit ou non, en cas de mariage, restituer à qui de droit la dot tachée de sang qu'apporte l'innocente jeune femme. Il pose la question à un groupe de dix-sept amis, de professions différentes, qui se partagent les opinions; ce qui donne au romancier l'occasion d'une dissertation curieuse sur les cas de conscience insolubles.

Tel est le roman. Il était de toute nécessité d'en indiquer sommairement les faits matériels, pour faire comprendre la haule portée du jugement philosophique qui s'y cache. Dans l'Auberge Rouge, Balzac, après avoir établi la distinction qui existe entre un fait et son idée génératrice, inflige à l'homme qui a conçu le fait sans l'exécuter la punition humaine réservée d'ordinaire à la culpabilité réelle. Quant à celui qui a véritablement agi, il échappe bien à la vengeance de la société, mais non à celle plus terrible de la Providence. Lequel des deux est le plus châtié de Taillefer qui meurt supplicié à la fois au moral et au physique, lentement tué au sein de son opulence par les douleurs nerveuses que lui cause le remords, ou bien de Magnan qui meurt en brave, espérant du moins que, s'il y a quelque chose par delà la tombe, son innocence et son repentir lui donneront le bonheur?

Outre que l'action est ici des plus vigoureuses et donne à l'œuvre un relief extraordinaire, l'Auberge Rouge est une étude profonde sur les effets psychologiques du remords, qui fait au moraliste qui l'a écrite le plus grand honneur.

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