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souvenir. Quant aux choses qui relèvent exclusivement de la passion et qui font presque toutes les fautes de la femme, Balzac excelle à en rendre les effets sans nombre, aussi bien dans leur poésie divine que dans leur fiel plein de monstruosités.

Nous sommes tout naturellement conduit à dire quelques mots de la grande place qu'occupe la femme dans la Comédie humaine. Balzac a justement dit que, «< si un naturaliste étudiant les espèces zoologiques peut achever en quelques phrases le portrait de la femelle après celui du mâle, il n'en est pas de même pour la femme après l'homme, car, dans la société, la femme ne se trouve presque jamais être la femelle du mâle. Il peut y avoir deux êtres parfaitement dissemblables dans un ménage. La femme d'un marchand est quelquefois digne d'ètre celle d'un prince et souvent celle d'un prince ne vaut pas celle d'un artiste. La description des espèces sociales est donc double de celle des espèces animales à ne considérer que les deux

sexes. >>>

De là cette étude particulière de la femme, à laquelle Balzac s'est tant attaché, et qu'on retrouve à chaque page de la Comédie humaine, en opposition ou comme doublure de chaque type d'homme. Dans les Scènes de la vie privée, se trouve décrite, en parallèle de l'existence des jeunes hommes, celle des jeunes filles et des jeunes femmes et, par conséquent aussi, celle des mères. Ce sont de vrais chefs-d'œuvre d'exquise sensibilité. Là, l'inexpérience, les illusions, la pureté des sentiments, la grandeur d. s aspirations, la naïveté, sont, comme pour le jeune homme, l'apanage de la jeune fille, avec ce je ne sais quoi de particulièrement fin et gracieux qui caractérise la femme, nature toute d'instinct et de sentiment bien plus que d'intelligence, câline et astucieuse quoique bonne, qui fait que la jeune fille, raisonnant bien avant l'homme, demeure bien plus longtemps que lui un enfant terrible.

Balzac pénètre comme un confesseur dans tous ces caractères en apparence simples, et en découvre les mille nuances avec une habileté qu'on peut justement appeler féminine et qui est encore le résultat de son principal don d'intuition. Pour lui, il y

a peu d'énigmes dans le cœur des femmes, puisqu'il pouvait, quand il voulait, se substituer à son sujet. Il y a des critiques assez sots pour dire que Balzac n'entendait rien à peindre les jeunes filles; ils se servent du mot peu élégant, peu poli de «< raté » pour qualifier ses portraits dans ce genre. Certes, le triomphe de Balzac est, avouons-le, dans ses portraits de mères ou de femmes passionnées connaissant la vie. Actuellement, certains auteurs, sans compter jadis George Sand, nous ont donné des analyses de jeunes filles bien supérieures à celles de Balzac ; mais ce n'est pas une raison pour railler d'une façon aussi impertinente l'auteur de la Comédie humaine, que sa gloire incontestée devrait mettre à l'abri de pareilles critiques de feuilletoniste. A ceux qui reprochent à Balzac de ne pas avoir compris la simplicité, la pudeur et les grâces si pleines de charme ou souvent la ruse de la jeune fille, nous conseillerons de vouloir bien relire, dans les Scènes de la vie privée, les portraits de Louise de Chaulieu, Renée de Maucombe, Modeste Mignon, Julie de Chatillonest, Honorine de Beauvan, mademoiselle Guillaume, Émilie de Fontaine, mademoiselle Évangelista, Adélaïde du Rouvre, Ginevra di Piombo, etc., sans compter, dans les autres Scènes, Eugénie Grandet, Ève Séchard, Pierrette Lorrain, Ursule Mirouet, mesdemoiselles Birotteau, Hulot d'Ervy, de Cinq-Cygne, la Fosseuse, Marguerite Claës, Juana de Mancini, Pauline Gaudin, et j'espère qu'ils se tairont, sinon ils nous feraient douter de leur bon sens de critique.

D'une façon générale, dans les Scènes de la vie privée, Balzac nous montre aussi les fautes et les infortunes de la jeunesse; ces fautes ont pour origine bien plus l'ignorance que la volonté. Le premier antagonisme de désirs ou de rêves bien naturels aux prises avec la volonté des parents, les lois sociales ou toute autre espèce d'obstacles, cause les premiers chagrins, fort excusables sans doute, car, chez les jeunes gens, les sentiments sont presque toujours sincères; ne se rendant pas compte encore du sens pratique dans lequel il faut les diriger, ils se heurtent à beaucoup de difficultés qu'ils s'habituent peu à peu à connaître. La jeune fille surtout, qui, plus sensible que le jeune homme,

subit déjà sa future destinée de femme dévouée et aimante, fonde sur les premiers battements de son cœur des rêves d'or pour l'avenir, dont elle ne comprend pas l'impossibilité. Elle se meurtrit tout d'abord aux obstacles, et, si manquant de raison, elle s'entête, elle cède souvent à des entraînements irréfléchis qui font le malheur de son existence. Voilà ce que nous montre Balzac dans ces Scènes. Pour cela, il n'a pas choisi de cadre déterminé. Avant les Scènes de la vie de province apparaissent déjà les coins les plus poétiques de notre beau pays, qui commencent ce qu'on peut appeler la « géographie de la Comédie humaine »>. En entrant dans le détail des Scènes de la vie privée, nous allons parcourir successivement avec l'auteur toutes ces contrées, si bien mises en relief par son pinceau magique. C'est un merveilleux voyage à faire, pendant lequel nous étudierons, avec tous ceux qui voudront bien nous suivre, l'application de cette his toire de la jeunesse, que nous venons d'esquisser d'après l'idée générale de l'auteur.

ANALYSES

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Notre première analyse des études de mœurs tirées des Scènes de la vie privée s'applique au groupe des trois romans intitulés : BEATRIX, ALBERT SAVARUS et LA FAUSSE MAÎTRESSE, qui ont entre eux de sensibles analogies par leur forme, la composition des sujets et le genre des passions mises en jeu. Le sentiment du premier amour qui naît au cœur des jeunes gens sert particulièrement de base à ces trois livres.

BEATRIX

Dans la première partie de Beatrix, nous voyons Calyste du Guénic s'éprendre follement de Camille Maupin, la célèbre femme auteur, émule de George Sand. Le sentiment du chevalier n'a rien que d'ordinaire et de naturel. Fatalement, un homme vierge de cœur, jeune comme l'est Calyste, doit être séduit par l'esprit et la beauté de Camille, avec toutes les nuances de passion qui caractérisent le premier amour. Du côté de mademoiselle des Touches, au contraire, c'est le dernier amour de la femme, appellation mensongère qu'a peut-être inventée un philosophe casuiste, car ce dernier amour est en réalité le premier, l'unique, le véritable, celui que bien des femmes supérieures rencontrent à l'âge où la nature les somme de renoncer à aimer, l'amour enfin qu'elles n'ont fait que rêver, dont elles ont seulement pressenti l'existence, comme on pressent l'immortalité de l'âme; passion effrayante par sa grandeur, où se concentrent tous les genres d'affection et d'attachement que la femme a expérimentés pendant sa vie, sentiment dont la conception est infinie et dont l'ac

tion seule peut porter le nom de dernier amour, ou plus justement de dernière épreuve de l'amour. Ainsi donc, Balzac nous met en présence les sentiments presque égaux en force de deux des personnages les plus attachants de la Comédie humaine. L'un, un jeune homme, un enfant presque, produit parfait de la noble éducation donnée par l'amour maternel le plus fort, le plus pur et le plus éclairé : Calyste du Guénic a tout; il est d'origine noble et divinement beau; son cœur, qu'aucune pensée impure n'a encore souillé, ne renferme que des trésors de tendresse, de rayonnantes illusions et le germe de vertus sans nombre, qualité réservée seule à l'adolescence. L'autre est une femme qui touche à l'automne de son existence et dont le cœur, joint à un grand esprit devenu célèbre, est aussi grand, aussi noble que celui du jeune homme. C'est un abîme de tendresse qu'ont creusé mille affections diverses, le préparant ainsi d'une façon admirable à recevoir cette mer mouvante qui a nom «< le premier amour de l'homme ».

Du prodigieux contraste de ces deux natures, l'une candide, aux sensations à peine écloses, l'autre sans illusions, façonnée par une profonde expérience de la vie, mais toutes deux rapprochées par les qualités du cœur, Balzac fait naître l'intrigue du roman. Du choc de ces deux cœurs, que les lois naturelles séparent peut-être autant que les lois du monde, résultent des destinées contraires : pour mademoiselle des Touches l'entrée au couvent; pour Calyste le mariage avec une jeune fille que choisit Camille elle-même.

C'est seulement dans la deuxième partie de l'œuvre que la marquise de Rochefide, Béatrix, joue le rôle principal. C'est la seconde femme aimée par Calyste après mademoiselle des Touches. La passion du jeune homme pour Béatrix éclate terrible avec tous les emportements irréfléchis qu'avait jusqu'alors contenus Camille. La marquise de Rochefide, perfide coquette et cœur sec, odieuse contre-partie de mademoiselle des Touches, a d'abord traité Calyste en enfant. Elle s'est donnée ensuite à lui, afin de le compromettre et de se venger des dédains de la haute société parisienne, d'où sa conduite scandaleuse l'a pour ainsi dire exclue.

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