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que, envisagés dans leurs causes respectives, les massacres de la Saint-Barthélémy et ceux de 93 doivent être considérés comme de fatales nécessités politiques; et c'est sur ce point que nous repoussons avec énergie l'avis de l'écrivain. Pour Balzac, les égorgeurs de huguenots, comme Montluc, ou les chefs de comités révolutionnaires, comme Fouquier-Tinville, sont des gens également dévoués à la défense du pouvoir auquel ils croyaient. « Soldats ou juges, ils obéissaient les uns et les autres à une royauté. » C'est ce qui s'appelle transformer les personnages en événements. D'après Balzac, ces crimes politiques ont produit de grandes choses. Or, comme l'a écrit railleusement un historien, «<les choses sont tout, les hommes ne sont rien, et les choses ne sont point coupables ». — « Il y a, dit Chateaubriand, mille erreurs déplorables dans ce système. Grâce au ciel, il n'est pas vrai qu'un crime soit jamais utile, qu'une injustice soit jamais nécessaire, et l'histoire elle-même le prouve. »

Reprenons les deux exemples de Balzac. Le 24 août 1572, la Saint-Barthélemy a-t-elle produit ce qu'on en attendait? Assurément non, puisqu'un siècle plus tard, en 1685, il a fallu, pour combattre de nouveau l'hérésie, faire la révocation de l'édit de Nantes. Catherine de Médicis a échoué dans sa funeste entreprise; Balzac est forcé de l'avouer. « Pour les massacres de 93, c'est une étrange méprise, dit encore Chateaubriand, que de glorifier ces attentats pour faire aimer la République. Ce n'est point l'année 1793 et ses énormités qui ont produit la liberté. Ce temps d'anarchie n'a enfanté que le despotisme militaire. Ce despotisme durerait encore si celui qui avait rendu la gloire sa complice, avait su mettre quelque modération dans les jouissances de la victoire. Le régime constitutionnel est sorti des entrailles de l'année 1789; nous sommes revenus, après de longs égarements, au point du départ; mais combien de voyageurs sont restés sur la route! »

A propos d'un livre de M. Wallon, l'Histoire du Tribunal révolutionnaire, M. Jules Simon disait : « Nous sommes quelques vieux philosophes pour qui le crime est toujours un crime et la morale une vérité. Nous pensons qu'il n'y a pas une morale pour

les individus et une autre pour les peuples; que c'est au nom de cette morale unique et souveraine qu'il faut juger l'histoire et gouverner la politique. Appelez-nous, si vous voulez, des utopistes ou des esprits à courte vue; nous sommes les suivants de la justice et les amants de l'idéal, tandis que vous mettez la violence au service de toutes les doctrines en remplaçant la Bastille par la lanterne, la Terreur rouge par la Terreur blanche, la guillotine de 1793 par le collage au mur de 1871. » Si nous nous sommes permis de citer cette magnifique page, c'est pour combattre avec plus d'autorité la doctrine fataliste de Balzac en histoire, et sa croyance à la nécessité malheureuse de l'injustice ou de la violence, pour ceux qui exercent le pouvoir absolu. Ces deux sophismes d'ordre social se dégagent de son Étude sur Catherine de Médicis. Abstraction faite des actes, Balzac professe en histoire la plus profonde admiration pour tous les hommes de génie indistinctement ceux qui ont eu de grandes idées, comme la pensée unique de la domination, l'amour du pouvoir pour le pouvoir, aussi bien que ceux qui ont fait de grandes choses, préparé ou détruit des empires. Tous ces esprits supérieurs, affirmet-il, ont été fatalistes. C'était là un des principaux attributs de leur caractère. Nous voulons bien le croire, quoique la chose ne soit rien moins que démontrée; mais ce n'est pas une raison pour que l'historien admette en histoire la fatalité des événements, et c'est, hélas! ce que Balzac s'empresse de faire.

Voilà le premier grand tort de l'écrivain, dont la conséquence est de croire à la nécessité de la Saint-Barthélemy ou de tout autre crime politique. « Appliquer à l'histoire le système fataliste, dit Chateaubriand (que nous ne saurions trop citer à ce propos), c'est se débarrasser de la peine de penser, s'épargner l'embarras de rechercher la cause des faits. Il y a bien autrement de puissance à montrer comment la déviation des principes de la morale et de la justice a produit des malheurs; comment ces malheurs ont enfanté des libertés par le retour à la morale et à la justice, que de vouloir faire sortir de dessous la hache un germe de liberté, un grain de vertu, une étincelle de génie. Croire à la fatalité des faits, c'est séparer la vérité morale des

actions humaines. Il n'est plus de règles pour juger ces actions. Si l'on retranche la vérité morale de la vérité politique, celle-ci reste sans base; alors, il n'y a plus aucune raison de préférer la liberté à l'esclavage, l'ordre à l'anarchie. »>

Nous ajouterons à cela que les excès et les crimes ont presque toujours retardé l'œuvre pour laquelle ils ont été commis, et ont favorisé, au contraire, le développement de ce que les exécuteurs voulaient abattre.

Maintenant, pour ne pas séparer des faits la morale qui en résulte, Balzac a établi, suivant un mot de Napoléon, pour les rois, les hommes d'État et les peuples, une grande et une petite morale. Cette distinction, entre la morale qui régit les particuliers et celle qu'observent les peuples ou les individus hors la loi commune, est la base des Scènes de la vie politique. La chose est rationnelle; car, en fait, la différence de ces deux morales existe, confirmée par les lois sociales; mais, en philosophie, la vérité de la morale qui émane de Dieu est une et absolue; ou, du moins, tel doit être le caractère de l'idéal de justice, conçu par le philosophe, tant dans la vie privée des hommes que dans l'histoire générale des peuples. Balzac, tout en croyant sans aucun doute au principe de l'unité de la morale, s'en est fortement écarté non seulement dans son Étude sur Catherine de Médicis, mais encore dans presque tous ses jugements sur les grands personnages historiques. Nous avons déjà remarqué cette tendance de l'auteur dans ses considérations sur la conduite de l'abbé Troubert. Elle se révèle ici avec plus de force. Catherine de Médicis, Marie Stuart, Calvin, Charles IX, le prince de Condé, le duc de Guise, Coligny, sont jugés à l'endroit de leurs fautes avec une bienveillance qui étonne. L'écrivain fait de Charles IX un grand homme méconnu, et il admire Calvin organisant la terreur religieuse à Genève. Il applaudit au fameux mot de Catherine : «< Bien coupé, mon fils, maintenant il faut recoudre! » dit par la reine, lorsqu'elle apprend l'assassinat du duc de Guise. Résumant enfin l'histoire de l'Europe sous le règne des trois derniers Valois, il dit : « Ce fut le plus bel âge de cette politique dont le code a été écrit par Machiavel, et qui est aujourd'hui la morale secrète de

tous les cabinets où se trament les plans de quelque vaste domination. » C'est possible; mais, sans être puritain, qui serait assez hardi pour affirmer la moralité des principes de Machiavel?

On voit les conséquences fâcheuses de l'entêtement de Balzac à vouloir appliquer exclusivement en politique le principe d'autorité. Ce n'est pas tout. L'écrivain arrive à tomber du paradoxe dans la plus flagrante des contradictions. «< Catherine et l'Église, dit-il, ont proclamé le principe salutaire, una fides, unus Dominus, en usant de leur droit de vie et de mort sur les novateurs. Selon la mère de Charles IX, et selon tous ceux qui tiennent pour une société bien ordonnée, l'homme social, le sujet, n'a pas de libre arbitre, ne doit point professer le dogme de la liberté de conscience, ni avoir de liberté politique ». Voilà l'opinion de Balzac. Il reproche au calvinisme d'avoir établi en France le libre arbitre et, son premier corollaire, la liberté de conscience. « Notre siècle, ajoute-t-il, essaye d'établir le second, la liberté politique. Mais le pouvoir est une action, et le principe électif est la discussion. Il n'y a donc pas de politique possible avec la discussion en permanence. »

D'après cela, il faut donc conclure que le régime parlementaire, le système électif appliqué à la politique et tous les principes de gouvernement représentatif nous viennent de la réforme. Eh bien, qu'on jette les yeux dans les pays où la réforme est née et où elle s'est maintenue, chose qui ne s'est pas faite en France; et partout, sauf en Angleterre, nous trouvons la monarchie absolue. A qui la doctrine de Luther et la législation de Calvin ont-elles le plus profité? Est-ce à l'émancipation du peuple en France, ainsi que le prétend Balzac, ou au despotisme des rois et empereurs des pays allemands? Que l'on compare. Oui, la réforme a donné théoriquement à l'Europe la liberté de conscience; mais la liberté politique, jamais. Quand l'Église anglicane se forma, il y avait longtemps que l'Angleterre déposait ses rois. En France, l'influence de l'Église protestante sur le progrès des idées libérales a été absolument nul, car le protestantisme a été la religion des nobles bien avant d'être celle du peuple. C'est à l'application

des doctrines de l'Encyclopédie et, en particulier, aux œuvres de Montesquieu, que nous devons notre liberté politique. « La Révolution, dit Balzac, est la dernière phase de nos guerres religieuses. » La chose n'est vraie que dans un sens. La période révolutionnaire de 1789 à 1794 a bien en effet le caractère, la forme d'une guerre de religion, tout en étant une guerre de principes sociaux et politiques; mais, selon nous, l'idée qui a présidé à la lutte n'a eu que des rapports lointains avec les motifs de discorde soulevés jadis par Luther au sein de la chrétienté.

Nous constatons avec peine combien Balzac fait preuve d'intolérance farouche, tant religieuse que politique, dans son livre Sur Catherine de Médicis. Cette intolérance seule explique l'admiration et la sympathie qu'il professait pour Louis XIV et Napojéon; et même, faut-il le dire, car la chose est très peu déguisée, pour certains montagnards tels que Danton et Robespierre, caractères aussi absolus dans leur genre que celui de l'auteur de la Comédie humaine. En effet, le fils d'Anne d'Autriche, Bonaparte et le chef des terroristes, ont, chacun avec la différence de leurs époques, de leurs idées et des moyens employés, substitué l'ordre à la liberté. Si grands, si bienfaisants qu'ils paraissent pour la chose publique, on ne peut nier qu'ils n'aient été despotes au premier chef, et c'est ce qui leur vaut le jugement flatteur de Balzac. « La vraie histoire de la politique, dit l'écrivain, est celle des usurpateurs et des conquérants. >> Seulement, comme de tous les pouvoirs, l'auteur de la Comédie humaine, d'accord avec MM. de Bonald et Joseph de Maistre, n'estime que le pouvoir royal uni au pouvoir religieux, nous le voyons défendre la monarchie absolue dont Catherine de Médicis a été, après Louis XI et avant Richelieu, un des plus ardents champions, contre le régime césarien de Napoléon et la tyrannie antireligieuse des conventionnels. Mais, tandis que ces deux derniers pouvoirs ont encore son estime, malgré la haine qu'il est forcé de leur vouer, Balzac n'a pas de termes assez forts pour accabler de son mépris le régime constitutionnel et l'accuser d'être dans le pays la source de tous les maux. « Qu'est-ce que la France de 1840? s'écrie-t-il, en comparant l'état du pays à la France du

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