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On ne s'ennuie guère, du reste, à s'imaginer avec l'auteur les merveilles du parloir des Claës. Le portrait de Joséphine de Temninck, montré dans ce parloir au commencement de l'action, est féerique, tant l'expression de douleur que cause à cette femme la folie de Claës est rendue avec une intensité débordante. « Cette souffrance extrême, dit l'écrivain, était marquée sur ce visage comme une lave figée autour d'un volcan. » Balzac seul savait trouver des mots de cette justesse et de cette force. Un trait particulier distingue Claës : « Ce sont ses yeux d'un bleu clair et riche, avec la vivacité brusque remarquée chez les grands chercheurs de causes occultes, qui vivent tous en dehors de leurs affections et de leurs devoirs dans le commerce de quelque génie familier. » L'amour de Balthazar pour Joséphine de Temninck est un cas exceptionnel, dont le romancier a fait une superbe conception remplie de beaux effets. N'oublions pas que Joséphine est légèrement bossue et boiteuse; elle est donc condamnée au scepticisme sur l'affection qu'elle peut inspirer à un homme; rien n'est plus dramatique que cet état du cœur féminin. « Il faudrait un livre entier, dit l'auteur, pour bien peindre l'amour d'une jeune fille, humblement soumise à l'opinion qui la proclame laide, tandis qu'elle sent en elle le charme irrésistible que produisent les sentiments vrais. » Balzac, tenté par ce problème du cœur, lui prête une solution victorieuse dans les admirables raisons qu'il donne du sentiment qui unit Joséphine à son mari. << La perspective d'une lutte, dit-il, dans laquelle le sentiment devait l'emporter sur la beauté la tenta; et ainsi, chez Balthazar, le cœur fut toujours assouvi sans fatigue et l'homme toujours heureux. Joséphine eut ce dévouement sans bornes qui est le génie de son sexe, comme la grâce en est toute la beauté. Aussi, ajoute le penseur, peut-être l'homme vit-il plus par le sentiment que par le plaisir? Peut-être le charme tout physique d'une belle femme a-t-il des bornes, tandis que le charme essentiellement moral d'une femme de beauté médiocre est infini... »

La lutte de Joséphine, cherchant à retrouver moralement la possession de son mari que lui enlève une rivale invisible, donne lieu à des scènes du plus haut intérêt, où trois mots prononcés

valent tout un acte de drame. « Comment une femme dont le pouvoir est limité par la nature, dit l'écrivain, peut-elle lutter avec une idée dont les jouissances sont infinies et les attraits toujours nouveaux? » Vient alors une explication remarquable de l'instinct divinatoire des femmes dont les pressentiments ont une justesse qui tient du prodige : « Ce qu'elles voient du présent leur fait juger l'avenir avec une habileté, naturellement expliquée par la perfection de leur système nerveux qui leur permet de saisir les diagnostics les plus légers de la pensée et des sentiments. Tout en elles vibre à l'unisson des grandes commotions morales. Ou elles sentent, ou elles voient. » Nous voyons ensuite la hideuse question d'argent venir doubler les appréhensions de Joséphine. « La généreuse femme n'ose faire retentir aux oreilles du grand homme le mot argent et le son de l'argent; lui montrer les plaies de la misère, lui faire entendre les cris de la détresse au moment peut-être où il entendrait les voix mélodieuses de la renommée. »>

On sait comment finissent les complications de cette douloureuse existence. La dernière conversation de madame Claës mourante avec Balthazar, l'appel suprême fait à Marguerite pour qu'elle remplace auprès du père l'épouse qui s'en va, la mort enfin de la pauvre martyre, forment une suite de tableaux aussi impressionnants que les plus fortes scènes des Parents pauvres. Qu'on en juge par ces paroles que l'auteur met dans la bouche de Joséphine: « Un grand homme ne peut avoir ni femme, ni enfant. Allez seuls dans vos voies de misère, vos vertus ne sont pas celles des gens vulgaires: vous appartenez au monde, vous ne sauriez appartenir ni à une femme ni à une famille! Vous desséchez la terre à l'entour de vous comme font les grands arbres!» Et plus loin, parlant toujours à Balthazar : « Je te sais grand, savant, plein de génie; mais, pour le vulgaire, le génie ressemble à la folie. La gloire est le soleil des morts; de ton vivant tu seras malheureux comme tout ce qui fut grand, et tu ruineras tes enfants! >>

Quelle peinture horrible dans sa vérité désespérante des effets de l'égoïsme, fatal défaut de tous les grands génies! Tous ces

discours de Joséphine Claës sont un enseignement de la plus haute moralité, donné avec le charme inimitable et la force de persuasion d'un poète.

Un des personnages secondaires les plus importants est Lemulquinier, le vieux domestique qui remplit les fonctions de préparateur dans le laboratoire de Claës et partage avec superstition l'enthousiasme de son maître pour les futures découvertes de la chimie. La plus riche imagination ne peut concevoir une tête d'une originalité aussi extraordinaire que celle de Lemulquinier. Marguerite, la fille de Claës, est la jeune fille flamande telle que les peintres du pays l'ont représentée. Emmanuel de Solis et son oncle, un mystique et ardent élève de la doctrine del madame Guyon, sont les dignes pendants des grands caractères de Marguerite et de Joséphine Claës. Une autre forme de l'amour est délicatement étudiée par Balzac chez Emmanuel et Marguerite « L'amour enseveli dans leurs cœurs, dit-il, sans que ni l'un ni l'autre comprissent encore qu'il s'en allait de l'amour, ce sentiment éclos sous la voûte sombre de la galerie Claës, devant un vieil abbé sévère, dans un moment de silence et de calme; cet amour grave et discret, mais fertile en nuances douces, en voluptés secrètes, subissait la couleur brune, les teintes grises qui le décorèrent à ses premières heures. » L'expression de la pureté de ce sentiment, né entre deux cœurs vierges, est empreinte d'une harmonie suave que rehaussent les fines descriptions du cadre plein de recueillement où se meuvent les personnes; et, ici plus qu'ailleurs se vérifie cette belle sentence de l'auteur sur l'amour : « L'amour n'est pas seulement un sentiment, il est un art aussi. Quelques mots simples, une précaution, un rien révèlent à une femme le grand et sublime artiste qui peut toucher son cœur sans le flétrir. »

A côté d'Emmanuel, se trouve la physionomie d'un rival de quelques jours, qui donne au drame sa seule note gaie; nous voulons parler du notaire Pierquin, qui appelle les demoiselles Claes des << filles de cinq cent mille francs ». Ce seul mot peint l'homme. Pierquin, renonçant à Marguerite, se rabat sur sa sœur Félicie; ce changement d'objet dans l'amour n'a rien

d'étonnant chez le notaire, car, suivant le mot de l'auteur, << l'amour qui s'appuie sur l'argent et sur la vanité forme la plus opiniâtre des passions ». C'est le cas de Pierquin. En bon notaire de la Comédie humaine, Pierquin parle le langage affaires avec une science, une compétence, une richesse d'expressions et une morgue de maintien des plus comiques. Il faut l'entendre donner des conseils à Marguerite pour la reconstitution de la fortune du père, le dégrèvement des hypothèques, l'affermage des terres, la coupe des forêts, etc. On sent toujours que Balzac a passé par la basoche, quand il parle de licitation, de mainlevée, de compte de tutelle; il a l'esprit plus « notaire » que le plus retors ou le plus fanatique des officiers ministériels.

Après la mort de madame Claës, deux des scènes capitales à citer sont premièrement, les supplications de Claës faites en vue d'obtenir de Marguerite les quinze mille ducats qui lui viennent de sa mère; en second lieu, le retour du chimiste au sein d'une famille rendue à la joie, après le séjour en Bretagne. La première de ces scènes est poignante; la jeune fille, après quelques velléités de résistance au désir du père, évoque le souvenir de sa mère morte et cède, car elle a peur de provoquer le suicide du savant, après l'avoir, par son refus, réduit au désespoir. Dans la seconde scène, Balzac a accumulé d'admirables détails sur les mœurs flamandes dont l'intérieur des Claes offre la plus belle expression. La Flandre tout entière revit là, avec ses innovations espagnoles : « Un grand diner en Flandre, dit Balzac, est comme une victoire à remporter sur les convives », et il prouve son assertion par la fastueuse description des fêtes en l'honneur de la signature des trois contrats. Ce côté du livre est très curieux. On y trouve une foule d'appréciations fort justes sur le caractère de la société française après 1830, caractère renouvelé jusque dans les traditions. flamandes.

Le roman se termine enfin par la mort de Balthazar Claës, où l'auteur semble avoir infligé au savant une douleur suprême comme pour en effacer les dernières fautes. Comme Archimède, le chimiste crie Eureka! mais trop tard. « Et il rend le der

nier soupir avec l'effroyable regret de n'avoir pu léguer à la science le mot d'une énigme dont le voile s'était peut-être tardivement déchiré dans son esprit sous les doigts décharnés de la mort. >>

LOUIS LAMBERT

Après avoir vu dans l'Étude sur Catherine de Médicis comment Balzac fonde ses opinions politiques sur sa manière d'interpréter et de juger l'histoire, notre analyse des Études philosophiques sera terminée, quand nous aurons parlé des dernières œuvres, où l'auteur de la Comédie humaine résume la quintessence de ses principes de philosophie. Le livre intitulé Louis Lambert ne renferme pas que la biographie du jeune philosophe de ce nom : c'est une introduction au fameux Traité de la volonté, dont l'auteur n'a pu laisser que des fragments inédits. Les romans de Balzac affectent, dans leur composition même, trois formes différentes, suivant la division de la Comédie humaine à laquelle ils appartiennent. Louis Lambert, la Recherche de l'absolu, Séraphita, les Proscrits, Jésus-Christ en Flandre, sont avant tout des traités de science qui préparent la transition aux Études analytiques.

La vie si courte de Louis Lambert se divise en deux phases. Dans la première, l'auteur fait un tableau touchant des grandes petites misères de la vie de collège, première image des luttes futures de l'existence. Balzac se donne comme ami intime de Louis Lambert. Élevés tous les deux au collège des Oratoriens, à Vendôme, ils y ont subi les horreurs de l'internat, cette grande plaie difficilement remédiable de l'éducation de la jeunesse. L'internat affecte particulièrement les âmes sensibles. Or, qu'étaient Balzac et Louis Lambert enfants? deux sensitifs que les duretés de la règle molestaient, et qui ne pouvaient se plier aux exigences de la camaraderie. De là le ridicule et les légères persécutions, comparables à de mauvais coups d'épingle, dont on accablait, au collège, les deux souffre-douleurs. Les

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