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Calyste est sauvé du malheur irréparable dont le menace sa passion devenue aveugle, par le dévouement et l'amour de sa jeune femme, Sabine de Grandlieu. Le roman constitue ici une première étude de l'amour dans le mariage et des fautes réparables de l'adultère.

Dans la première partie, Balzac nous fait une remarquable peinture des mœurs de la Bretagne, en prenant pour modèle la vieille famille du Guénic, dont les membres sont des types qu'on ne retrouve plus dans la société actuelle. Le baron du Guénic, sa sœur, le chevalier du Halga, mademoiselle de Penhoël sont pour nous de véritables mythes; mais ils sont une grande image du passé, et marquent la transition de la noblesse de province du dernier siècle à celle de nos jours. Le présent, c'est-à-dire l'époque de la Restauration avec son grand caractère de romantisme, est représenté par la célèbre Camille Maupin et le dernier de ses amants, Claude Vignon, qu'elle oppose vainement au jeune du Guénic pour échapper au fatal abandon qu'elle entrevoit pour l'avenir. Le portrait de Camille est un des plus beaux qu'ait créés Balzac. Moralement, il tient à la fois de madame de Staël et de George Sand. Physiquement, on assure que l'esquise de la physionomie de mademoiselle des Touches est la reproduction des traits. de mademoiselle Georges. L'histoire de Camille est un chefd'œuvre; c'est celle d'un don Juan femelle, où doivent se reconnaître toutes les femmes du siècle, à qui la gloire littéraire a donné une grande indépendance de mœurs et de caractère.

Claude Vignon est un des grands critiques d'art de la vie parisienne. Balzac a reproduit, dit-on, dans ce personnage, le caractère de Gustave Planche, écrivain mordant et ambitieux que minait un sombre désenchantement. Claude Vignon ouvre la série des artistes de la Comédie humaine où Balzac a reproduit sa propre personnalité. Le trait saillant du caractère de Claude Vignon, c'est son dégoût de la vie, provoqué par les trahisons du sort. L'écrivain s'est livré à la paresse et à la débauche; il puise dans son scepticisme amer la force de manier le pie démolisseur de la critique, mais il est impuissant à créer.

La seconde partie de Béatrix est presque une scène de la vie

parisienne. Une première étude de la vie des courtisanes y est faite en la personne de madame Schontz, la maîtresse du mari de Béatrix, le marquis de Rochefide. La Schontz est le type de la courtisane intelligente, fille d'un officier de l'empire, élevée à Saint-Denis, qui, après avoir payé les dettes de ses premiers amants, fait fortune en dépouillant le marquis de Rochefide et finit prosaïquement par un mariage bourgeois avec un ambitieux, Fabien du Ronceret. Ce dernier trait de sa vie lui rend la considération qu'elle a perdue, et qui est devenue sur ses vieux jours sa seule ambition. L'histoire de la Schontz est la réalité même. Ce qui en fait le piquant, c'est que c'est une des premières de ce genre faites par un romancier.

L'action du roman se termine par la réussite d'un plan singulier, formé par l'entourage de Calyste, pour le détacher de Béatrix et rendre cette dernière au marquis de Rochefide. Nous voyons entrer dans cette conspiration, d'un côté, des personnages du faubourg Saint-Germain : la duchesse de Grandlieu par exemple et son directeur de conscience, l'abbé Brossette; de l'autre, apparaissent pour la première fois quelques-uns des aventuriers de la vie parisienne, tels que Maxime de Trailles et Rusticoli de La Palférine,« les condottieri du XIXe siècle », ainsi que les appelle l'auteur.

Béatrix est un type de femme peu sympathique, pour le portrait de laquelle Balzac a emprunté de nombreux traits à la comtesse d'Agoult. L'amant de Béatrix, le chanteur Gennaro Conti, égoïste aussi froid qu'une corde à puits et dont la voix avait néanmoins le pouvoir de bouleverser ses auditeurs, ne serait autre, paraît-il, que le fameux Liszt, dont les relations avec la comtesse n'ont été un secret pour personne. A côté de la marquise de Rochefide, l'auteur nous a peint une fine et gracieuse physionomie de jeune fille dans Sabine de Grandlieu, la femme de Calyste. Toutes les pensées qu'exprime Sabine, en parlant des chagrins que lui cause la conduite de son mari, sont la clef du bonheur conjugal. La jeune femme finit par avoir raison du fatal pouvoir de Béatrix sur Calyste. Cette théorie de l'amour raisonnable dans le mariage, où alternativement l'indulgence et

la fermeté de la femme sauvent le mari, est une des pages où se montre le rare bon sens de l'auteur. Le roman de Béatrix contient donc de remarquables enseignements pour l'apprentissage de la vie aux jeunes ménages. Presque tous les thèmes développés au cours des autres Scènes de la vie privée y sont succinctement résumés.

L'amour désintéressé de Camille, dont le dévouement pour Calyste, va jusqu'au sacrifice moral de l'existence est un poème d'un charme inimitable, que rend encore plus sublime la peinture de l'amour maternel de Fanny O'Brien, baronne du Guénic. Comme descriptions, nous recommandons celle de la petite ville de Guérande, « l'Herculanum de la féodalité moins le linceul de lave » et celle du coin de rivage de l'Océan aux environs du Croisic. « Quand on a vu Guérande, dit Balzac, l'image de cette ville revient sans cesse frapper au temple de vos souvenirs comme celle d'une femme divine, entrevue dans un pays étranger et qui s'est logée dans un coin du cœur. » Dans la peinture minutieuse du château des Touches et du logis patrimonial des du Guénic, vrais bijoux de talent descriptif, l'auteur nous révèle tout le génie des gracieux architectes du XIe siècle. Balzac, nouvel archéologue, y présente à nos yeux émerveillés les détails du dessin de la grande école vénitienne.

ALBERT SAVARUS

Après l'histoire de la grande Camille Maupin, c'est avec un attendrissement profond que nous signalons à l'attention du lecteur le roman d'Albert Savarus.

Jeunes gens remplis de cœur et de haute intelligence que l'injustice du sort a faits pauvres, mais qui jouez tous les jours avec une opiniâtreté sauvage votre terrible partie au jeu de l'ambition; vous qui rêvez la gloire, le pouvoir, la fortune, et dont plusieurs, hélas! n'atteindront le but qu'en expirant, comme le coureur antique, découvrez-vous devant l'écrivain qui a su peindre avec un art infini et une sensibilité sans égale vos ardentes luttes et vos souffrances dans la personne d'Albert Savarus!

L'histoire de cet homme d'une effrayante grandeur de sentiments est celle de tous ceux qui veulent être le piédestal d'une idole dont ils se sont déjà faits l'esclave. C'est l'image fidèle, la plus attachante de toutes, de cet éternel combat du désir avec les hommes et les choses, où s'épuise par le sang de mille blessures la vie des combattants; et ces combattants, c'est vous tous rêveurs de vingt ans qu'anime une grande pensée! Par la sublime résignation dont fait preuve au dénouement le héros de Balzac, un des glorieux vaincus de ces grandes batailles de l'existence, le roman d'Albert Savarus forme le digne pendant de la première partie de Béatrix. Là, Balzac nous a montré ce qu'est l'amour vrai d'une femme; ici, nous allons juger le même amour chez l'homme, et quel homme! quel modèle! Le génie poétique de Dante doublé du cœur de Pétrarque, tel est Albert Savarus; un caractère tout d'exception c'est vrai, mais que sa rareté dans le monde doit nous faire encore plus aimer et admirer, avec le talent de celui qui l'a su concevoir.

Albert Savarus, bâtard d'un grand seigneur belge, aime une femme qui n'est pas libre, Francesca Soderini, duchesse d'Argaïolo. Francesca représente l'Italienne classique d'une beauté incomparable, au caractère inflexible, dont la devise en amour est << tout ou rien ». Elle jure de rester fidèle à Albert qui promet de son côté de l'épouser dès que le due, qui est très vieux, sera mort. Pour se rendre digne de sa fiancée, Albert aspire aux plus hautes positions sociales; mais, au moment de toucher au but, la passion qu'il a inspirée d'un autre côté sans le savoir à mademoiselle de Watteville lui est fatale. La jeune fille brouille les deux amants par de perfides manoeuvres, dont la principale est le détournement des lettres d'Albert à Francesca. Lorsque la coupable conduite de Philomène de Watteville se découvre, il est trop tard Francesca est remariée, et Savarus est entré à la GrandeChartreuse.

On doit trouver dans ce roman un exemple de l'amère dérision qui poursuit la destinée humaine. On court ici-bas dans un but quelconque après la fortune, et la mort ou l'oubli, quelquefois le désespoir, vous attendent sur le seuil que vous franchissez

après elle. L'intrigue d'Albert Savarus est une des plus remarquables qu'ait imaginée Balzac. Le dénouement surtout est un des plus tragiques qui se puissent inventer; car de sinistres accidents y provoquent le suicide moral d'un homme, après lui avoir causé un supplice qui, pour n'atteindre que le cœur, n'en est pas moins le plus atroce, le plus au-dessus des forces humaines qu'il soit possible de concevoir.

LA FAUSSE MAITRESSE

Au point de vue de l'idée générale d'après laquelle se développe l'expression de l'amour unique, la Fausse Maitresse fait pour ainsi dire suite à Albert Savarus. Thaddée Paz, le principal personnage du livre, est le digne émule de l'ambitieux par amour. Seulement, sa passion tout aussi pure, tout aussi grande que celle d'Albert, est d'un genre différent, en raison du caractère et de la situation de l'objet aimé. Thaddée Paz, souffre beaucoup moins que l'amant de Francesca, car volontairement il n'espère rien; il se dévoue dès le principe, et doit par conséquent ne jamais être atteint de ces affres de condamné à mort qui glacent à jamais le cœur d'un homme, lorsqu'il se sait la victime d'une trahison anonyme. Le malheur d'Albert Savarus est fait pour épouvanter l'amant le plus intrépide, quand il songe que le monde peut cacher la réalité d'événements pareils à ceux du roman, tandis que le destin de Thaddée Paz doit être envié par tous les rêveurs d'idéal.

Ce Thaddée Paz est un réfugié polonais de grande naissance, descendant de l'ancienne famille des Pazzi de Florence, ami intime du comte Adam Laginski, un autre proscrit polonais, aux côtés duquel il a vaillamment combattu pour l'indépendance de la Pologne. Il s'est vu sauver la vie par le comte. Venus tous deux en même temps à Paris, les deux frères d'armes n'ont pas voulu se quitter. Tandis que le comte Adam possède une grande fortune, son ami Paz est pauvre. Le comte est un homme loyal et sensible, mais insouciant et léger, aimant le luxe en grand seigneur, très capable de se ruiner à Paris sans s'en apercevoir. Thaddée, au contraire, est d'une sagesse profonde. A un esprit

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