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des plus cultivés, il joint la fierté et le courage d'un lion; avec cela tendre comme une femme, fin et prudent comme beaucoup de Polonais, il est doué de qualités positives qui font complètement défaut à son ami. Du contraste de ces deux caractères, de la mutuelle connaissance de ces deux âmes est née une amitié indissoluble. Il y a dans ces deux hommes, dit le romancier, « un échange constant d'impressions heureuses de part et d'autre. qui fait peut-être l'amitié plus riche que l'amour. L'amitié ignore les banqueroutes du sentiment et les faillites du plaisir. Après avoir donné plus qu'il n'a, l'amour finit par donner moins qu'il ne reçoit. » Nous donnons à dessein cette opinion. de l'auteur sur l'amitié, car scule elle est toute l'explication de la conduite héroïque de Paz.

Le comte Laginski a épousé par inclination Clémentine du Rouvre, une Parisienne du faubourg Saint-Germain, blonde et mince, à visage de keepsake, une jeune femme volontaire, rieuse, instruite, mais inaccessible à des séductions vulgaires. Lorsque Thaddée a vu pour la première fois cette femme, il a reçu ce même choc qui a mis Savarus aux pieds de Francesca; et de ce jour commence son sublime esclavage. Le mariage semble séparer à jamais Thaddée de la comtesse; il s'immolera donc au devoir que lui imposent l'honneur et la reconnaissance; mais il n'en aimera pas moins toute sa vie Clémentine d'un de ces amours sans espoir dont l'insondable profondeur ferait comprendre l'amour divin. « Ce sentiment, dit Balzac, où se tapit un orgueil de père et de Dieu, contient le culte de l'amour pour l'amour analogue à l'ambition du pouvoir pour le pouvoir, avarice sublime, en ce qu'elle est constamment généreuse et modelée enfin sur la mystérieuse existence des principes du monde. » Voilà le fond de l'histoire morale de Thaddée Paz. « Ces sortes d'actions, dit l'écrivain, sont moins rares que les détracteurs du temps présent ne le croient; elles sont comme les belles perles, le fruit d'une souffrance, et, semblables à ces perles, elles se cachent sous de rudes écailles, perdues au fond de ce gouffre, de cette mer, de cette onde incessamment remuée, nommée le monde, le siècle, Paris, Londres ou Pétersbourg, comme vous voudrez. »

Désireux de dire quelque chose sur tous les faits politiques qui ont le plus remué son époque, Balzac a fait précéder son roman d'un préambule, où il juge quelque peu l'insurrection polonaise et l'accueil fait en France aux proscrits, sous Louis-Philippe. L'opinion de l'auteur est assez intéressante à connaître pour que nous en parlions.

A propos des sanglantes guerres de la Pologne, le romancier dit une chose très juste, à savoir que « la Russie et la Pologne avaient également raison, l'une, de vouloir l'unité de son empire, l'autre, de vouloir redevenir libre. Seulement, la Pologne pouvait conquérir la Russie par l'influence de ses mœurs au lieu de la combattre par les armes, en imitant les Chinois qui ont fini par chinoiser les Tartares et qui chinoiseront les Anglais, il faut l'espérer. » Un homme d'État doublé d'un homme d'esprit n'aurait pas mieux apprécié la situation. Balzac donne l'absolution à l'empereur Nicolas de la conquête de la Pologne, et il achève par une boutade humoristique contre les Anglais, qu'il aimait fort peu, paraît-il, les accusant d'être les auteurs de tous les ridicules qui ont élu domicile en France. Plus loin, plaignant sincèrement le sort des Polonais, Balzac rappelle avec raison que l'aristocratie française, si admirablement secourue par l'aristocratie polonaise pendant la Révolution, n'a certes pas rendu la pareille à l'émigration forcée de 1832. «Ayons le triste courage de le dire, ajoute l'écrivain, le faubourg Saint-Germain est encore le débiteur de la Pologne. Les Tuileries et la plupart de ceux qui y prennent le mot d'ordre donnèrent une horrible preuve de cette qualité politique, décorée du titre de sagesse, en imitant le silence de l'empereur Nicolas qui considérait comme mort tout émigré polonais. Placés entre la prudence de la cour et celle de la diplomatie, les Polonais de distinction vivaient dans la solitude biblique du Super flumina Babylonis. - Ce tableau, où se révèle l'humeur causée à Balzac par les infortunes d'autrui, ne manque pas de vérité. Ajoutons simplement que le turbulent écrivain, plus révolutionnaire dans le fond qu'il ne le croyait lui-même, et plus amoureux de la liberté que quiconque, en dépit de ses opinions.

absolues de royaliste, ne manquait jamais une occasion de dire quelque peu de mal du gouvernement de Juillet. Quand il attaquait la monarchie parlementaire, Balzac dépassait en invectives le plus avancé des républicains, innocente manie, du reste, à laquelle nous devons les pages les plus amusantes de la Comédie humaine. On connait bien par exemple le mépris comique du romancier pour la bourgeoisie qui trônait sous Louis-Philippe. Nous reviendrons en temps opportun sur cette question, en étudiant un des côtés les plus piquants du caractère d'Alceste que cachait Balzac. Fidèle à ses traditions, l'auteur fait la description de l'hôtel Laginski, rue de la Pépinière. Jusque dans les détails curieux. qu'il donne du nouveau genre d'architecture se glisse sa mauvaise humeur contre l'époque de Louis-Philippe où, dit-il, <«< comme il n'existe plus de cour ni de noblesse pour donner le ton, on ne voit aucun ensemble dans les productions de l'art ». D'après le romancier, l'architecture est l'expression des mœurs. Les fortunes se rétrécissant en France, les habitations suivent le mouvement; et notre Balzac de montrer du dépit de ce qu'un pair de France de Juillet habite un troisième étage, au-dessus d'un empirique enrichi; ou bien parce qu'une famille ducale trouve à faire ses évolutions dans l'ancien fournil d'un président à mortier. Qu'aurait donc dit Balzac s'il avait pu voir nore temps? Bah! il se serait peut-être fait démocrate, lui qui, malgré son cœur et son bon sens, admirait Danton.

LE MESSAGE

Deux autres histoires d'amour d'une simplicité tragique nous sont données dans le Message et la Grande Bretèche. Ce sont deux sortes de nouvelles, où se poursuit la peinture des êtres que nous avons vus jusqu'à présent n'aimer que pour eux-mêmes et réaliser ce que l'on peut appeler le génie en amour. Dans le Message, l'auteur joue lui-même le principal rôle; il apporte à une jeune femme la nouvelle de la mort de son amant. La scène de désespoir qui a lieu est courte, mais elle donne le frisson. On dirait que l'auteur raconte ici un épisode douloureux de sa

propre vie. « Quelles délices, dit-il, d'avoir pu raconter cette aventure à une femme qui, peureuse, vous a serré, vous a dit : <«< Oh! cher, ne meurs pas, toi! » Oui, mais quelles délices aussi de lire cette jolie nouvelle, et de mêler quelques larmes de regret à celles que sa reconnaissance pour le messager fait verser à la comtesse Juliette de Montpersan, quand il lui apporte le dernier, l'incorruptible lambeau du mort qu'elle a adoré.

LA GRANDE BRETÈCHE

Dans la Grande Bretèche, Balzac nous fait le récit d'un drame où le crime et la passion ont une part égale. Malgré sa forme peu étendue, cette nouvelle frappe autant qu'une longue étude de mœurs, car l'amour de la femme adultère y est pour la première fois représenté et cruellement puni. Ici, l'imagination de l'auteur a seule fait les frais du récit. La Grande Bretèche est un vrai conte d'Edgard Poë ou d'Anne Radcliffe, qui laisse à l'âme des lecteurs et surtout des lectrices une impression d'épouvante glaciale.

Un gentilhomme picard, le comte de Merret, surprenant le secret des relations de sa femme avec un réfugié espagnol, fait murer ce dernier, en présence de la coupable, dans un cabinet où la comtesse a juré qu'il n'y avait personne de caché. Aucun des deux amants, trop soucieux de l'honneur l'un de l'autre, ne cherche à se défendre contre la terrible vengeance du mari trompé.

C'est le docteur Bianchon, le Bichat de la Comédie humaine, une des figures les plus sympathiques des romans de Balzac, qui raconte cette sombre histoire, dans un fameux raout donné à ses amis par Félicité des Touches.

On se demande s'il est possible de rencontrer ici-bas trois ètres humains d'une force de caractère égale à celle du comte de Merret, de sa femme et surtout de l'amant de la comtesse, Bagos de Férédia, le plus atrocement courageux des trois, car il aurait pu crier et se défendre; et, au lieu de cela, il s'entête à ne pas bouger, pour ne pas déshonorer son amante et donner ainsi raison au faux serment qu'elle a fait, le jour où la faim, la plus

horrible des agonies lentes, aura fait de lui un cadavre. On peut dire que c'est là un vrai caractère d'Espagnol. Rien ne fait mieux comprendre que cette histoire, le fanatisme inouï que certains d'entre eux apportent dans leurs sentiments. Quant au gentilhomme picard, son instinct monstrueux de bourreau est à la hauteur de l'héroïsme de sa victime. Combien y a-t-il de martyrs de l'amour, comme Bagos de Férédia, et d'exécuteurs de sentences impitoyables, comme le comte de Merret? Dieu seul le sait, et Balzac aurait eu bien de la peine à les compter. L'exemple qu'il a écrit, sans égal peut-être dans l'histoire du monde, suffit à prouver que le ridicule n'atteint pas toujours les maris trompés. Dans notre temps, si fertile en divorces pour cause d'adultère, ce doit être la morale à tirer de la Grande Bretèche. Femmes, pourrait-on ajouter, songez qu'il y a de par le monde des comtes de Merret!

ÉTUDE DE FEMME

ET

AUTRE ÉTUDE DE FEMME

L'histoire de l'amour platonique des Camille Maupin, des Savarus et des Paz, est un moment suspendue, pour faire place à celle du calcul et de la rouerie dans la passion. Les deux nouvelles suivantes : la première, Étude de femme, et la seconde, Autre Étude de femme, commencent à nous initier aux faiblesses de l'amour, que Balzac qualifie si bien, dans la Fausse Maitresse, de « banqueroutes du sentiment ». D'une idée romanesque exprimée seulement dans des cadres réels, nous passons à l'idée réelle. Des sublimes hauteurs de l'exception, nous descendons dans la voie commune; nous irons même jusqu'à visiter l'ornière. Faisons un adieu momentané à l'idéal et aux êtres d'essence poétique dont l'existence, pleine des tumultes de la passion vraie, nous a tenus sous le charme. Adieu, Félicité des Touches! adieu, Francesca Soderini! nous vous quittons à regret pour suivre votre créateur dans l'étude des comédiens du sentiment. Que votre souvenir du moins nous accompagne et couvre de son

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