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Enfin, Émile Blondet, reprenant pour un certain temps l'idée du point de départ, développe finement tous les attributs de la << femme comme il faut ». Pour finir par un méchant mot sur les Anglaises, il est dit que la « femme comme il faut » a toujours en perspective, comme les filles d'Albion, le procès en crimiminelle conversation. Ce dernier trait, après les récents scandales de femmes anglaises du meilleur monde, est un bon mot d'une ironie inexprimable. Balzac en a beaucoup d'aussi heureux que celui-là, et ils n'ont pas peu contribué à sa fortune littéraire. Parlant encore de la femme-auteur, le romancier dit que, lorsqu'elle n'a pas de génie, c'est une femme comme il n'en faut pas. Ceci est un éloge adressé indirectement plutôt aux femmesauteurs, amies de Balzac, qu'à Félicité des Touches, à qui parle en ce moment Blondet. Le mot de femme-auteur étant, paraît-il, de Napoléon, c'est au tour d'Arthez à prendre la parole. De la femme, nous sautons à un jugement de trente lignes sur Napoléon.

Des discussions retentissantes ayant récemment empli nos oreilles au sujet de cet homme qui, bon ou mauvais, est le premier du siècle, autant par la multitude d'événements dont il est la cause que par l'immense étendue de ses conceptions; ces discussions, disons-nous, d'où se dégagent des opinions extrêmes, nous font un devoir de mettre en lumière, en le citant en entier, le jugement de Balzac, trop peu connu sans doute, autant des admirateurs que des détracteurs de Napoléon. Pour n'être qu'un romancier, l'auteur de la Comédie humaine a jugé l'homme avec une fermeté et une sûreté de coup d'oeil d'une excellence intraduisible. Qu'on en juge.

<< Qui pourra jamais expliquer, peindre ou comprendre Napoléon? Un homme qu'on représente les bras croisés, et qui a tout fait! qui a été le plus beau pouvoir connu, le pouvoir le plus concentré, le plus mordant, le plus acide de tous les pouvoirs; singulier génie qui a promené partout la civilisation armée sans la fixer nulle part; un homme qui pouvait tout faire parce qu'il voulait tout; prodigieux phénomène de volonté, domptant une maladie par une bataille, et qui cependant devait mourir de maladie dans son lit après avoir

vécu au milieu des balles et des boulets; un homme qui avait dans la tête un code et une épée, la parole et l'action; esprit perspicace qui a tout deviné, excepté sa chute; politique bizarre qui jouait les hommes à poignées par économie, et qui respecta trois têtes, celles de Talleyrand, de Pozzo di Borgo et de Metternich, diplomates dont la mort eût sauvé l'empire français et qui lui paraissaient peser plus que des milliers de soldats; homme auquel, par un rare privilège, la nature avait laissé un cœur dans son corps de bronze; homme rieur et bon à minuit entre des femmes, et, le matin, maniant l'Europe comme une jeune fille qui s'amuserait à fouetter l'eau de son bain! Hypocrite et généreux, aimant le clinquant et simple, sans goût et protégeant les arts; malgré ces antithèses, grand en tout par instinct ou par organisation; César à vingt-cinq ans, Cromwell à trente; puis, comme un épicier du Père-Lachaise, bon père et bon époux. Enfin, il a improvisé des monuments, des empires, des rois, des codes, des vers, un roman, et le tout avec plus de portée que de justesse. N'a-t-il pas voulu faire de l'Europe la France? Et après nous avoir fait peser sur la terre de manière à changer les lois de la gravitation, il nous a laissés plus pauvres que le jour où il avait mis la main sur nous. Et lui, qui avait pris un empire avec son nom, perdit son nom au bord de son empire, dans une mer de sang et de soldats. Homme, qui, tout pensée et tout action, comprenait Desaix et Fouché! Tout arbitraire et tout justice à propos! le vrai roi, en un mot! >>

Cette page admirable suffit à prouver que l'auteur aurait été, s'il eût voulu, un historien de l'envergure de Quinet, Thiers ou Guizot. Comme vérité et comme genre, ce portrait de Napoléon vaut le plus remarquable des portraits historiques de SaintSimon. Balzac n'y cite pas un seul fait de la vie de Bonaparte; il se borne à en peindre les mœurs, comme il fait d'un personnage de roman, et, en quelques lignes, il condense avec tant d'art la multiplicité des qualités et des défauts de l'homme, il en surprend si bien tous les aspects originaux, que successivement les silhouettes de Bonaparte et de l'empereur se dessinent en pied

devant nous de toute leur hauteur, emplissant notre vue des mille détails, qui en font dans notre esprit la plus exacte des reproductions. Ce n'est point là du reste le seul portrait historique qu'ait fait Balzac. Nous en verrons prochainement défiler d'autres sous nos yeux, et nous dirons un mot de chacun, car l'auteur est excellent dans tous. Malheureusement, la Comédie humaine n'est pas un livre d'histoire proprement dite, c'est le tableau de tout un monde. Il est donc difficile de donner à une figure historique, peinte à l'occasion d'un roman, tout le relief que, peinte avec le même art, elle aurait ailleurs. Ceci nous fait encore regretter que Balzac, ainsi que nous le dirons plus tard, n'ait pu écrire que quelques rares livres de ses Scènes de la vie politique et militaire. La place des portraits historiques y est tout indiquée, et nous sommes sûrs que l'auteur ne nous les aurait pas ménagés.

Après la magnifique digression de Daniel d'Arthez que peutêtre Balzac, soit dit en passant, aurait mieux fait de mettre ailleurs que dans Autre Étude de femme, nous achevons la conversation. Le discours parfois impertinent ou paradoxal de Blondet sur les femmes est terminé, et, aussitôt, nous entendons les savantes et dignes répliques de la princesse de Cadignan et du général de Montriveau. « Que la femme française s'appelle femme comme il faut ou grande dame, dit le général, elle sera toujours la femme par excellence. » Oh! Nous n'attendions pas moins de la générosité de l'écrivain pour les créatures qu'il a aimées comme nous tous, bien que parmi elles il n'y ait plus de madame de Sévigné. Balzac trouve du reste qu'il y a aujourd'hui à Paris mille femmes écrivant mieux que madame de Sévigné, et au moins, dit-il, elles ne publient pas leurs lettres. Le général de Montriveau arrive à plaider chaudement la cause des femmes, et il trouve, d'après ce qu'il a observé, que leurs fautes sont d'autant plus pardonnables qu'elles seront toujours et en tout temps environnées des plus grands périls. A l'appui de son dire, il se met à raconter un épisode de la campagne de Russie, qui pourrait presque passer pour une scène de la vie militaire. C'est encore un terrible exemple des dangers que court la femme

adultère, et c'est aussi sauvage que l'histoire de la Grande Bretèche. Il est dommage que Balzac n'ait pas donné à cette trop courte nouvelle l'importance d'un roman, car nous y remarquons un tableau fait de main de maître de la sinistre retraite de la grande armée. « Chacun, dit-il, se mettait en route à sa fantaisie, avec cette espèce d'égoïsme qui a fait de la déroute un des plus horribles drames de personnalité, de tristesse et d'horreur qui se soient jamais passés sous le ciel. » Le récit de cette anecdote, formant le pendant de celui de la Grande Bretèche, que nous venons de voir, termine Autre Étude de femme.

Dans le groupe des scènes que nous venons d'analyser, les données principales de l'action reposent sur le sentiment de l'amour. Mais presque tous les héros de ces livres nous sont montrés dans cette situation d'âme où, selon un mot de l'auteur lui-même, l'esprit abandonne l'effet pour la cause, phénomène qui produit l'idéal, et dégage la passion de toute préoccupation de loi sociale ou matérielle. On y aime plus l'amour qu'une femme. Dans les livres suivants, depuis la Bourse jusqu'à la Vendetta, Balzac a envisagé l'histoire de l'amour sous un aspect moins romanesque mais tout aussi sympathique, car il en met l'expression plus à la portée de l'ordinaire des sentiments humains. C'est un pas vers le réalisme des Scènes de la vie de province. Certainement, nous rencontrerons encore bien des choses abstraites dans la peinture des sentiments; mais ce sera l'exception. L'auteur va, dès à présent, tenir un peu plus compte de la mesure commune qui règne dans le monde; et, pour commencer, il étudie les différents états de l'amour des jeunes gens dans le mariage, la première des lois sociales qui, sans vouloir dans le principe imposer au sentiment des limites ou une règle, est souvent obligée de le combattre en lui opposant les raisons supérieures de l'existence même. Balzac nous a déjà dit : « Dans l'instabilité de la passion git la raison du mariage. >> En toutes choses, la société ne voit pas que le moyen, elle est forcée de regarder au but. En fait d'amour, elle ne se préoccupe donc pas de l'instinct qui pousse l'homme à aimer;

mais elle envisage la famille, dernier résultat de cet instinct. C'est cette intervention fatale et constante de la société, dans tout sentiment individuel, dont le romancier va nous faire l'histoire; et on peut dire qu'il a su résumer avec beaucoup d'à-propos toutes les situations et conséquences possibles du mariage, que l'on peut définir l'application du code à l'amour, non dans le but de favoriser ce sentiment, mais dans celui de créer la famille.

Nous avons déjà vu un mariage dans la deuxième partie de Beatrix. Commencé pour le mari au milieu d'un orage du cœur, il finit par le bonheur parfait des deux époux. Il ne va pas toujours en être de même pour les suivants. De celui du peintre Schinner dans la Bourse, à celui de Luigi Porta dans la Vendetta, il y a comme une pente rapide qui descend du faîte du bonheur, aussi complet qu'il peut l'être sur terre, au dernier degré de la misère et de l'infortune, aussi hideuses que peut les rendre l'implacable force des préjugés ou des lois.

Dans les romans qui suivent, Balzac a pour ainsi dire préparé, par l'histoire des faits, la Physiologie du Mariage, ce curieux livre d'analyse, le dernier dont nous aurons à parler. Sa manière d'écrire varie un peu; les descriptions sont plus longues, plus détaillées, et une plus grande importance est donnée aux personnages secondaires du livre, ce qui fait de l'ensemble une expression plus complète des réalités de la vie privée, vue un peu partout dans les principales situations qui la résument.

LA BOURSE

MADAME FIRMIANI

La Bourse et Madame Firmiani, qu'il faut ranger parmi les œuvres essentiellement optimistes de Balzac, ouvrent la série des événements de la vie privée qui ont pour but ou pour origine le mariage et ses conséquences, heureuses ou malheureuses. L'auteur a commencé par nous faire le ravissant tableau du bonheur des unions assorties. Toute la délicatesse de son art s'y révèle en même temps que l'excellence de ses principes.

La Bourse et Madame Firmiani sont deux perles fines de la

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