Images de page
PDF
ePub

être peu habile à composer l'intrigue du roman et à nous en montrer les admirables scènes dans une action soutenue des personnages, un dialogue attachant et animé. Mais c'est précisément dans la réunion de ces deux qualités, poussées parallèlement au plus haut degré, que consiste le génie particulier de Balzac. De là vient ce fait étrange mais indéniable de l'idolâtrie qu'il provoque chez ceux qui savent bien le goûter : l'âme des personnages de la Comédie humaine pénètre à la fois par plusieurs côtés dans la nôtre, nous accablant de leur supériorité sur leurs similaires du monde réel, supériorité exagérée, dont l'auteur a été plus qu'on ne pense la première dupe, exactement comme ces ouvriers aux regards desquels échappe la grandeur de l'œuvre qu'ils ont produite. Aussi, Sainte-Beuve a-t-il dit fort justement qu'il ne connaît pas d'écrivain dont l'action soit plus profonde sur l'esprit du lecteur et qui sache en remuer le cœur avec plus de force. Or, Sainte-Beuve est un juge aussi compétent qu'impartial; on voit par lui que la Comédie. humaine déroute un tant soit peu les plus fins critiques, ne laissant relativement qu'un petit nombre de fautes à signaler à côté des beautés qu'elle offre, beautés attirantes, même quand le serpent de l'immoralité se cache sous leurs fleurs. Dans la dualité du génie de Balzac réside encore le secret de l'énorme distance qui sépare de lui ses prédécesseurs dans le roman, ses contemporains et plus tard ses imitateurs. En effet, on a beau dire que les mœurs d'une société changent tous les vingt ans, les passions humaines sont éternelles. Si les costumes subissent les caprices de la mode, le corps de l'homme reste le même; si la manière d'être des individus varie suivant les progrès de la civilisation, si de fréquentes révolutions font se succéder les unes aux autres les formes de gouvernement, les lois qui régissent le cœur de l'homme dans ses joies et dans ses souffrances, dans ses qualités et dans ses vices restent immuables, ainsi que les principes fondamentaux qui règlent les rapports de l'homme avec la nature et des sociétés avec l'homme. Pour faire l'histoire des mœurs, il suffit donc de changer à temps les costumes et les modes qui passent, rechercher avant tout les causes maté

que la

rielles et morales qui engendrent la diversité des actes en en formant la logique, et remonter jusqu'aux principes mêmes de ces causes. Dans chaque siècle, les caractères des personnes et des choses peuvent se réduire à quelques types uniques. On ne doit pas se contenter de raconter et de juger seulement les faits, il faut encore évoquer, ressusciter les quelques types immortels de la vie courante. Enfin, tout en cherchant à produire dans le roman le vrai de la réalité, on doit toujours s'attacher à l'éclairer par le vraisemblable, toutes les fois que la pas. sion de l'art entraîne fatalement à décrire l'idéal du sujet observé. C'est là tout le plan de l'œuvre de Balzac, plan gigantesque qu'aucun écrivain n'a pu depuis concevoir comme lui, ou du moins mettre à exécution. L'étude de mœurs, telle comprend Balzac, consiste en effet bien plus dans l'analyse des passions que dans le récit des faits qui en résultent. Ces faits sont innombrables et diffèrent de formes malgré leurs causes communes. Il faudrait, pour en faire la synthèse, recommencer l'histoire du monde avec celle de chaque individu et de chaque peuple; c'est pourquoi la partie essentielle de l'œuvre de Balzac, celle qu'il nous est donné d'admirer le plus, c'est l'œuvre philosophique, reproduction savante de la vie humaine avec ses folies et ses misères, ses triomphes et ses revers, ses joies et ses souffrances, où se condensent, sous la forme vaste du roman, psychologie, physiologie, esthétique et morale. Pour nous, ce qui importe chez l'écrivain c'est que son œuvre dérive d'une idée générale, une idée qui intéresse, qui profite, une idée vraie surtout. Voilà la base du livre. Bien des romanciers contemporains, qui se disent de l'école de Balzac, ont omis l'idée générale de la passion, cette base de l'étude de mœurs. Dédaignant le principe pour le fait, ils relèguent l'analyse de l'âme au second plan pour placer l'intrigue au premier. Ils s'appliquent à ne nous montrer que des personnages tout d'actualité ou le plus souvent des exceptions, à coup sûr intéressantes, mais de l'étude desquelles on ne peut conclure rien de grand ni d'exact. Pour faire d'après ce système toute l'histoire des mœurs, il faudrait écrire la vie de chacun. Balzac n'a pas procédé ainsi. Il s'est, avant tout,

préoccupé des idées, ramenant le roman moderne à sa véritable forme qui est la peinture de la vie réelle avec son éternelle loi de combat et de souffrance; il a généralisé la pensée et le fait, il a fait œuvre de philosophe, en un mot, en traitant le roman avec une hauteur de vue inconnue à ses prédécesseurs. Aussi, est-il assuré de vivre autant que Thucydide et Aristophane, Tacite et Juvénal, Rabelais et La Bruyère, Saint-Simon, Molière, Shakespeare, Walter Scott, et en général tous les écrivains illustres qui, dans l'histoire, le roman, la comédie ou le drame, ont cherché à déterminer par l'étude des mœurs et des passions, les forces génératrices de l'action dans la vie de l'homme.

Lorsque Molière a fait Don Juan, il n'a pas exactement copié un des jeunes seigneurs de la cour de Louis XIV, dont plusieurs auraient pu lui servir de modèle. S'il eût fait ainsi, sa pièce aurait certes joui d'une grande vogue momentanée, d'autant plus grande par l'actualité et l'authenticité même du personnage. Mais non, l'illustre auteur a préféré créer avec l'habit seulement d'un gentilhomme d'alors, un type immortel qui fût de tous les temps et de tous les âges. Don Juan est l'éternelle histoire de l'homme dans son besoin d'aimer, la plus forte peut-être des passions par la puissance sans égale des désirs qu'elle inspire. Si Molière, avec son habileté ordinaire, nous eût raconté des intrigues de cour sans généraliser l'idée qui préside à la conduite de son héros, son œuvre n'aurait eu aucune portée, et l'écho de son succès dans le temps ne serait peut-être pas parvenu jusqu'à nos oreilles. Lorsque Shakespeare a enfanté son terrible personnage d'Hamlet, ce n'est pas l'amant d'Ophélie ni le fils du roi de Danemark vengeant le meurtre de son père que l'auteur a voulu nous montrer. Non! Hamlet, c'est l'âme humaine hideusement ravagée par la pensée la plus désorganisatrice qui soit au monde, le doute. Combien de personnages de la Comédie humaine sont à rapprocher de ces immenses figures dont le type est constant et universel et que le génie incomparable d'un Molière ou d'un Shakespeare fait revivre dans une œuvre littéraire ! Nous aurons tout à l'heure, en entrant dans l'analyse même de l'œuvre, l'occasion de les signaler.

Par les types généralisés de ses romans, Balzac sera peut-être aussi grand dans son siècle que Molière et Shakespeare le sont dans le leur par les types allégoriques de leurs drames ou comédies. Le fond de l'œuvre de Balzac est éternellement vrai, comme les personnages qui en font partie; c'est ce qui en assure la gloire immortelle; on peut même dire que Balzac, grâce à l'étendue et au mode de division de la Comédie humaine, dont les différentes parties sont unies par un lien constant, a été plus complet que tous ses prédécesseurs dans l'étude des passions humaines.

Certes, pour peindre tous les effets sociaux d'une époque, il faut plusieurs romanciers de grand talent; mais tous dans cette tâche ne peuvent apporter le même génie perspicace, la même patience d'analyse, les mêmes facultés de critique, de moraliste et surtout la même méthode. A un siècle comme le nôtre qui, par ses innombrables magnificences collectives, ses efforts de rénovation en tout genre, ses tentatives immenses, ses merveilleuses découvertes, la science et le génie de ses fils, aura la plus grande place marquée au répertoire du temps, il fallait un Balzac qui en rende l'histoire vivante. A notre société moderne transformée, si pleine de chercheurs d'idées, inquiets de connaître les vrais principes de tout, poursuivant avec une ardeur fébrile sur toutes. les routes à la fois la satisfaction de besoins nouveaux, l'accomplissement de rêves glorieux et d'aspirations généreuses; à cette société marchant d'après une loi suprême, le progrès, qui l'éclaire, la domine et en est comme le résumé, un peintre tel que Balzac était indispensable, qui sût photographier pour ainsi dire son époque et l'évoquer ensuite devant la postérité dans tout le puissant coloris de sa vie à outrance. L'œuvre de Balzac est, pour le XIXe siècle, ce que les Mémoires de Saint-Simon et les comédies de Molière ont été pour le siècle de Louis XIV, les romans de Walter Scott pour le moyen âge, les Annales de Tacite pour Rome.

Maintenant, au point de vue purement littéraire, la grande conquête de Balzac, celle qui donne à son génie sa plus forte part de renommée, c'est l'introduction du vrai absolu dans l'art. Autrement dit, par l'importance capitale que Balzac attribue aux

fonds de tableaux, aux cadres où se meuvent les personnages, aux descriptions de lieux et à la mise en scène; par la peinture saisissante des situations réelles, du jour vrai où nous sont présentés les héros du livre avec tous les accessoires de costume et de manière d'être admirablement en rapport avec le caractère de l'individu, sa profession, son rang dans le monde; par toutes ces images enfin, fidèle reproduction des choses de la vie et qui sont comme les assises de la Comédie humaine, Balzac peut être justement appelé le père du « réalisme ».

Nous venons de prononcer un mot nouveau, fort peu connu de Balzac lui-même, et qui n'était peut-être pas encore employé de son temps. L'histoire des lettres subissant la loi commune du progrès doit aujourd'hui admettre dans son dictionnaire le vocable qui définit le genre de littérature le plus universellement répandu de nos jours. On doit entendre ici par réalisme, bien plus la méthode même de composition des sujets avec ses règles spéciales que le principe philosophique d'un système absolu appliqué à l'art. Balzac, avons-nous dit, a recherché le vrai dans l'art, mais pas toujours, et surtout exclusivement le réel qui diffère si souvent du vrai. « La ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre, » disons-nous, la chose est vraie, notre entendement la reconnaît pour telle; mais quittons le domaine de la pensée et voyons dans la réalité. Est-il toujours possible de mener une ligne droite entre deux points? Non. Le plus court chemin, au moment où nous parlons, est bien loin d'être entre deux points pris au hasard la ligne droite. Le vrai n'est donc pas toujours réel. Une vérité d'ordre intellectuel rencontre des contradictions sans nombre dans la réalité du monde physique. Ainsi donc, la qualité de « réaliste » prise dans le sens absolu du mot, attribuée à l'écrivain qui, comme Balzac, raconte des choses vraies, n'est pas toujours d'une rigoureuse exactitude. Au point de vue philosophique, le réalisme de Balzac est tout relatif; au point de vue de sa manière d'écrire, c'est un genre nouveau que l'on appelle « réalisme »>, simplement parce qu'il exprime l'opinion qu'ont de l'auteur ceux qui ont inventé le mot; et c'est peut-être un

« PrécédentContinuer »