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rents au monde, grands cœurs ou esprits forts, qui dominent la lutte sans en recevoir de meurtrissures, savent conserver ces illusions, le vrai, le seul bonheur de la vie. Puis, la revendication des droits est souvent en contradiction avec la pratique des devoirs. D'un individu à l'autre, les intérêts forment autant d'antithèses. De là, ces frottements entre natures dissemblables: les délicats, les gens sensibles; et les gens pratiques, les positifs, qui sont presque toujours les plus forts, étant les plus habiles. Les joies de la réussite, les peines de la défaite en affaires, apprennent à l'homme à ne plus voir que le côté pratique de l'existence. L'intérêt de l'argent en particulier, le plus positif de tous, dont chaque œuvre de Balzac contient, avons-nous dit, une thèse, acquiert ici, dans des tableaux de la couleur la plus vive, une force inimaginable; d'où ces fameux portraits d'avares, aussi puissamment intéressants, sinon plus, que ceux de Molière, et dont la stupéfiante réalité suffit à immortaliser le talent de l'auteur. Balzac est ainsi amené à nous montrer, de la part de certains sujets, bien des projets criminels ou tout au moins entachés de l'égoïsme le plus odieux, préparés en vue de la satisfaction des intérêts ou des passions. Pour cela, il pénètre comme le Diable boiteux au sein des ménages, dans les plus obscures sinuosités du foyer domestique en apparence calme et d'où sort tout à coup le crime. Il nous initie ensuite à toutes ces mesquines rivalités particulières à la province : tracasseries entre voisins, brouilles et querelles de parents; aux jalousies professionnelles, aux prétentions bouffonnes de rang et d'honneur, faiblesse de bien des hommes d'esprit. Il nous promène ainsi partout dans le cabinet du notaire et de l'avoué, le bureau du journaliste, la boutique de l'épicier, l'appartement du célibataire ou de la vieille fille; dans le château du gentilhomme campagnard ou l'humble toit de l'ouvrier, chez le maire d'une commune, le prêtre d'une paroisse, le médecin d'une petite ville, etc.; remarquant tout le pli de chaque vêtement, le trait distinctif de chaque figure; sachant merveilleusement allier le grotesque au sublime, le trivial aux choses les plus élevées, l'image saisissante du vice aux plus idéales conceptions de la

vertu. Il est permis de dire qu'il force souvent l'existence de ses personnages mauvais; quelques exagérations et des fautes commises contre le goût ou la morale sont à signaler. Mais on doit savoir gré à l'auteur d'avoir su cependant nous rendre intéressants les personnages vertueux, tout autant que les séides du vice. En résumé, dans les Scènes de la vie de province, se livre avec plus d'agitation et sur un théâtre plus vaste que dans les Scènes de la vie privée, la lutte des intérêts individuels avec ses règles de tactique propres, ses ruses spéciales, sa diplomatie rouée au dernier chef, qui conclut ou viole les armistices et les traités de paix; lutte âpre, acharnée, où les petits combats, les escarmouches, les trahisons, l'espionnage, remplacent la grande guerre et les grandes combinaisons stratégiques des Scènes de la vie parisienne et politique.

C'est ici, et en même temps dans les Scènes de la vie de campagne, qu'une carte de France devient nécessaire au lecteur pour suivre Balzac en province. Successivement la Touraine, le Poitou, les Charentes, la Champagne, l'Auvergne, l'Ile-deFrance, la Basse-Normandie, le Dauphiné, le Limousin, la Bourgogne défilent sous nos yeux, avec leur climat, leur ciel, leurs cultures. La topographie du sol y est complète. Rivières, vallées, plaines et montagnes, prairies, jardins et forêts viennent s'encadrer dans de merveilleux paysages de tous les genres et de toutes les dimensions, vus tantôt dans les feux du soleil levant, tantôt dans les ombres mystérieuses du soir, tantôt en plein midi, sous les mille couleurs variées, gaies ou tristes d'un ciel plein de nuages; et l'ensemble de ces tableaux donne l'idée la plus exacte qu'il soit possible des beautés des pays qu'on traverse. Balzac n'oublie pas non plus les monuments dans les villes où il nous mène. Angoulême, Saumur, Tours, Azayle-Rideau, Troyes, Issoudun, Sancerre, Nemours, Alençon, Limoges, sans compter les villes des Scènes de la vie privée, sont montrées toutes avec leur histoire archéologique, leurs vieilles et leurs nouvelles rues, leurs châteaux, leurs églises, leurs édifices publics, leurs ruines anciennes du temps des Romains ou des siècles de la féodalité. Personne mieux que Balzac ne sait

rendre la physionomie particulière de tous ces objets, ce qui en fait le trait caractéristique. On lui a beaucoup reproché la longueur et les détails trop fouillés de ses descriptions; c'est ici le cas de répondre que, sans la topographie des lieux, il n'est pas possible de bien comprendre les surprenantes figures que nous présente le romancier. Balzac pensait fort justement que, de tout temps, les choses ont fatalement dominé les êtres. L'influence des monuments sur la vie des peuples et des individus est indéniable. Les monuments prouvent, mieux que les faits, l'histoire d'un peuple et son caractère; car les faits sont quelquefois les conséquence du hasard ou proviennent de l'antagonisme de passions irréfléchies; tandis que les monuments sont toujours l'œuvre d'idées se faisant suite, perpétuant d'âge en âge les traditions, sans lesquelles aucune société ne saurait vivre. C'est la raison pour laquelle Balzac fait presque toujours passer les cadres avant les portraits, dans les études de mœurs.

Quant à la femme, dans les Scènes de la vie de province, elle a suivi le mouvement général; mais, en raison de sa sensibilité, elle est toujours en retard sur l'homme. A part quelques terribles exceptions qui dépassent alors tout ce qu'on peut imaginer de pire, la femme n'atteint pas le degré d'égoïsme de l'homme. Son cœur reste jeune et aimant en dépit des années; l'amour, sous une forme quelconque, est toujours son maître; et si elle pèche, c'est bien plutôt par passion que par calcul. Osons le dire enfin, la femme, nature incomplète à qui manquent la force et l'esprit de suite, est généralement meilleure que l'homme, malgré l'infériorité de son intelligence et de sa raison, et préci sément à cause de cette infériorité, admirablement compensée par la supériorité de son instinct et de sa faculté de sentir. C'est ainsi que nous la dépeint Balzac. Certes, dans les Scènes de la vie de province, il y a deux ou trois sinistres figures de femme comme mademoiselle Rogron dans Pierrette et Flore Brazier dans la Rabouilleuse. Quelques autres, madame de la Baudraye, par exemple, n'ont plus dans leurs désirs cette grâce délicate du rêve de la jeune fille, et ne s'abandonnent plus qu'au platonisme; mais, après, quelle poésie dans les autres études sur la femme!

Comme Balzac en a admirablement compris les destinées, en nous la montrant dans Ève Séchard la courageuse compagne du génie malheureux! Oh! le cœur des femmes! Balzac en a sondé en maître le chaste mystère, si souvent, hélas! méconnu des hommes, dans la brutalité de leurs appétits. Nous verrons, aux Scènes de la vie parisienne, comment est complétée cette étude de la femme, qu'on rencontre sur tout le parcours de la Comédie humaine, et dont les Scènes de la vie privée nous ont déjà donné de ravissantes analyses. Hâtons-nous d'entrer dans le détail des Scènes de la vie de province, où, dans Eugénie Grandet, le principal des livres de cette partie que nous étudierons, nous allons rencontrer les types de femme les plus attachants qu'ait découverts le cœur de Balzac.

ANALYSES

EUGENIE GRANDET

Nous mettons en tête des Scènes de la vie de province le roman d'Eugénie Grandet, parce que, de toutes les œuvres du romancier, c'est celle qui définit et résume le plus exactement le genre de littérature, dont Balzac a été dans notre siècle un des premiers promoteurs. C'est l'histoire, non seulement d'une famille, mais de tout un coin de province, où se détachent, plus vigoureusement que les autres, les physionomies d'Eugénie Grandet et de son père. La première figure, celle de la jeune fille, est sans contredit la plus pure qu'ait conçue l'auteur. La seconde, celle du père, est le premier type d'avare que nous voyons apparaître dans la Comédie humaine, qui en compte plus d'un. Ces deux portraits ont pour cadre un des plus vieux logis de la vieille ville de Saumur « la maison à M. Grandet », expression provinciale, dont la biographie de Grandet peut seule faire comprendre la valeur.

Entre ces deux êtres de nature si différente, mais d'un caractère indomptable, s'élève l'antagonisme de deux passions également fortes; d'un côté, la générosité de l'amour poussé jusqu'au martyre; de l'autre, l'égoïsme de l'avarice prenant les formes de la férocité du tigre et allant jusqu'à la criminalité. Eugénie Grandet a été élevée chez son père comme dans le froid silence d'un cloître, par une mère pieuse, dont la résignation à la rigide volonté du mari ressemble à celle d'un insecte tourmenté par des enfants. L'auteur fait voir, par un récit descriptif plein d'une douce poésie, dans quel milieu mélancolique

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