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sur les divers états de l'âme. Prenant souvent un vulgaire désir des sens pour une aspiration de l'âme, certains psychologues fantaisistes fatiguent et troublent l'esprit de leurs adeptes, au lieu de les éclairer, et provoquent par leurs analyses trop aiguës, trop fouillées, les tortures de ce que les décadents appellent avec emphase mais assez justement l'«< inassouvi ». Cet excès d'analyse peu raisonnable, loin de donner au cœur l'espoir, à l'esprit la lumière, amène le désordre dans les idées et finalement la hideuse névrose. On ne doit donc pas oublier que l'abstraction mène à un gouffre, et qu'il faut du positif à la plus idéale des poésies. On est aujourd'hui fatigué des résultats malsains de l'étude de l'âme faite d'une façon ou trop abstraite ou trop fantaisiste, à coup sûr dépourvue de bon sens. Les névropathes encombrent la voie publique. Il y a, suivant la très juste observation de Balzac, une foule de jeunes gens qui, se figurant imiter Byron et Musset croient, «< en ayant chiffonné la vie comme une serviette après diner, n'avoir plus rien à faire pour dissiper leur humeur noire qu'à incendier leur pays, se brûler la cervelle, conspirer ou demander la guerre ». C'est de ces poètes maladifs ou farceurs que l'auteur de Rolla a dit encore « Les imprudents! Ils ne savent pas tout ce qu'il faut de bon sens pour oser ne pas avoir le sens commun! » Réflexion éminemment juste qui montre combien le poète, dont on veut imiter le scepticisme, avait l'esprit aussi net que profond. Il y a deux sortes de scepticisme celui que produit l'ignorance, et celui qui procède d'une science très étendue. Le premier est l'apanage des sots; le second, qu'il faut se garder de confondre avec le doute systématique, consiste simplement à s'éclairer sur le choix des

croyances. Entre les deux, il y a un abîme qui sépare Musset des décadents d'aujourd'hui, aussi bien que Balzac des naturalistes.

Chez quelques-uns de nos écrivains, les dangereuses exagérations de l'analyse dite psychologique, sans l'être dans un sens essentiellement spiritualiste, sont dues plus qu'on ne pense à leur défaut de sentiment. Tous ceux dont les livres provoquent à la lecture l'irritation du désir, l'hypocondrie, le spleen, le dégoût de vivre, toutes choses qu'il ne faut pas confondre avec l'expression des pures souffrances de l'âme; ceux-là, dis-je, sont généralement des écrivains insensibles, des impuissants à tête froide, dont l'esprit seul retrace les écarts d'une imagination pervertie et sans frein. Quiconque écrit avec sa tête ou son esprit, et jamais avec son cœur, ne va pas loin. Le cœur doit toujours rester le guide le plus sûr de l'écrivain. Vauvenargues n'a-t-il pas dit que les grandes pensées viennent du cœur? Cela signifie, sans doute, que le beau et le vrai d'une idée sont instinctivement pressentis par le cœur avant d'être expliqués par le raisonnement de l'esprit. En littérature, il n'y a de grandes et belles œuvres, réconfortantes et utiles, agrandissant vraiment les horizons de l'âme humaine, que celles où l'on sent battre le cœur de l'écrivain.

Pour faire éviter aux romanciers analystes de l'avenir les écueils du raisonnement abstrait où s'égare l'entendement, et les abîmes de la fantaisie où se noie le bon sens, il faut leur apprendre à sentir juste et vivement. Pessimistes ou non, que leur sensibilité et non leur cerveau soit la mère de leurs œuvres. Qu'ils se gardent de pratiquer la formule de « l'art pour l'art ». Le beau, but utile de l'art, doit pour eux résider dans l'idée, dans le sentiment et non

dans la forme, simple manifestation de l'idée. Rechercher la forme pure, c'est réduire l'art à un seul de ses éléments, c'est en faire la mutilation sacrilège; autant vaudrait le supprimer. La forme d'un chef-d'œuvre n'en est que le cadavre et c'est le sentiment qui lui donne la vie.

Peu importe à présent que ces jeunes écrivains suivent telle méthode plutôt qu'une autre, qu'ils s'incorporent dans telle ou telle école, qu'ils s'inféodent à la bannière de tel ou tel maître; qu'ils chantent dans l'humanité la joie ou la douleur et dans la lutte pour la vie le triomphe ou la défaite. La nécessité de la loi des contrastes est là pour absoudre les origines diverses de leurs inspirations. Peu importe encore qu'au point de vue philosophique ils aient plus ou moins de doutes sur la vérité de tel ou tel mystère de l'existence. Ce qui est nécessaire, c'est qu'ils ne soient jamais indifférents par système à la solution d'un problème quelconque; et une croyance suprême, la seule venue du cœur, doit enfin les guider c'est qu'il fait bon vivre. malgré la souffrance. Qu'est-ce? la vie! Toutes les études des philosophes peuvent se résumer dans cette question. Eh bien, je n'en connais certes pas le principe, mais j'en affirme la morale. La vie est un bien. N'y aurait-il, pour nourrir l'âme humaine, que les radieuses illusions du jeune homme et les souvenirs attendris du vieillard, que je répéterais encore il fait bon vivre; et Dieu sait pourtant si la joie elle-même fait souffrir! Mais la mort ne met-elle point fin à la souffrance pour ne faire revivre, espérons-le, que le bonheur? Telle est ma manière d'être pessimiste. Je crois que c'est aussi la vôtre. D'affreux bourgeois, qui n'ont pas senti dans vos Essais le souffle généreux de l'espérance à travers vos apparences de grand sceptique, vous

b

ont appelé comme jadis, Byron, Musset, Stendhal et Balzac, le chantre du désespoir, le poète du désenchantement. Laissons dire ces snobs de la critique. En vous appelant pessimiste, un mot qu'ils ne comprennent pas, ils ont consacré votre talent et vous ont donné un titre de gloire.

En terminant cette trop longue dissertation, je ne puis résister au désir de vous révéler la façon originale dont m'est venue l'idée de publier une étude sur Balzac, avant tout autre espèce d'ouvrage. N'y aurait-il pas déjà un livre intéressant à faire, seulement sur la manière dont s'enfante une œuvre? Il faut au moins que vous en sachiez la première origine : écoutez, c'est pareil à un conte d'Hoffmann.

Le 3 novembre 1887, j'étais allé entendre, au ThéâtreFrançais, la délicieuse comédie de Musset: On ne badine pas avec l'amour. A la fin de la pièce, en descendant l'escalier qui mène au foyer des spectateurs, je m'arrêtai devant le buste de Balzac. Cette puissante physionomie, singulièrement illuminée par l'éclat d'un regard qui contient tout un monde, a toujours excité mon admiration. Comme dans les figures de Mirabeau et de Bonaparte, les traits de Balzac portent l'empreinte des plus grandes convulsions de l'âme. Son front et les trois plis verticaux qui séparent ses yeux, comme dans les têtes de lion, accusent l'indomptable opiniâtreté du génie en même temps que l'infini de la pensée humaine. Tandis que je contemplais fixement cette grande image, le courant d'une sympathie mystérieuse semblait m'entraîner vers elle; toute mon âme jaillissait hors de moi-même pour s'offrir à ce marbre insensible qu'elle aurait voulu animer. En proie à l'accablement des souve

nirs, mon imagination évoquait les scènes de la Comédie humaine dans leur saisissante réalité, sous les mêmes couleurs qui en rendent l'expression immortelle; les personnages du roman : Raphaël de Valentin, Louis Lambert, Daniel d'Arthez, Henri de Marsay, Bianchon, Rastignac, Macumer, Claude Vignon, Blondet, Rubempré, Dorlange, Schinner, Savarus, Montauran, Octave de Camps, etc., défilaient un à un sous mes yeux; il me semblait assister aux prodigieuses luttes soutenues par tous ces jeunes gens de la Comédie humaine pour conquérir les uns la gloire, les autres le bonheur de l'amour. Absorbé dans cette rêverie profonde, je ne m'étais pas aperçu que le péristyle du théâtre était devenu absolument désert. Au moment où j'allais dire un dernier adieu à l'ombre du grand homme, je restai cloué au sol par la vue d'un phénomène extraordinaire: comme si la puissance d'évocation causée par mes regards persistants eût atteint son comble, le buste de Balzac sembla remuer, sa puissante chevelure s'agita, ses yeux tournés vers moi prirent une expression d'ineffable douceur, et sa bouche malicieuse se plissa pour me sourire. J'ouvrais les yeux tout grands pour mieux regarder, lorsque la vision disparut...

... Je m'éveillai dans ma chambre: sur un petit guéridon. à portée de ma main, trois livres étaient restés ouverts: l'un, la Peau de Chagrin, avec l'emblème original qui est en tête du livre, à côté du portrait de Balzac; l'autre, les Comédies et Proverbes d'Alfred de Musset; le troisième, Un Grand Homme de province à Paris. J'avais relu des passages de ces livres la veille, assez tard; c'est ce qui avait occasionné mon rêve. Je voulus bien considérer ce fait comme un avertissement d'outre-tombe. Balzac n'est plus assez

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