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sous prétexte que l'écrivain doit tendre à réconforter l'âme humaine par des tableaux de sagesse et de calme, condamnent l'analyse des mouvements du cœur, quand ils aboutissent au doute, à la désillusion, à la tristesse. Que font donc ces barbouilleurs de la sensibilité du poète? Ils la tiennent sans doute pour lettre morte. En vertu de cette ridicule accusation de pessimisme, il faudra donc condamner l'œuvre de lord Byron, Goethe, Jean-Jacques Rousseau, madame de Staël, Chateaubriand, Benjamin Constant, Stendhal, l'œuvre de Balzac, de Musset, et la vôtre, cher maître. Mais l'inspiration poétique, transmise par l'écrivain à son lecteur, est précisément un soulagement à la souffrance, car les souffrances d'un poète ou d'un philosophe sont celles de tous les hommes, et ses œuvres l'expression la plus vraie de sentiments généraux, l'histoire du cœur humain enfin, à laquelle, bien qu'on ne veuille pas être pessimiste, on ne peut rester indifférent. La sensibilité est le don capital de l'écrivain; c'est la source de son génie; il faut en pardonner les écarts, la folie même, quand on la trouve plutôt excitée par la douleur que par la joie. Plus on sent, plus on vit. C'est une chose qu'oublient trop les critiques du pessimisme, qui ne sont pas toujours des sensitives, et ne voient pas qu'on est d'autant plus susceptible d'être malheureux en ce monde, qu'on est doué de plus d'intelligence que le vulgaire. Que l'on attaque le pessimiste absolu qui pose en principe que la vie est un mal, que le bon et le beau n'existent pas dans l'humanité, très bien. On a raison. Mais où est l'écrivain qui a jamais osé dire pareille chose? il n'y en a pas; ce serait un insensible et un impuissant que ce pessimiste-là. Le nom de pessimiste ne signifie donc pas grand'chose dans l'application,

trop légère à mon sens, qu'on en fait à nos jeunes romanciers analystes.

Ceci dit, pour réhabiliter quelque peu l'analyse psychologique, je n'admets pas qu'il y ait des écrivains indifférents en matière de philosophie. Tous raisonnent et croient à quelque chose, au moins à la partie qu'ils arrivent à comprendre des nombreux mystères soumis à leur observation. Donc, selon moi, il ne faut appeler ni scepticisme ni pessimisme, le fait de la double réaction qui s'opère contre le naturalisme de Flaubert en littérature, et le positivisme d'Auguste Comte en philosophie. J'ai dit qu'il y aura toujours des sceptiques, mais on ne cessera non plus jamais de voir d'infatigables chercheurs de vérité ce sont ceux-là qui conduiront la réaction. La métaphysique, abandonnée en tant que science abstraite, renaît de ses cendres. Les savants s'occupant de sciences positives ne dédaignent plus, pour développer leurs thèses, le système essentiellement divinatoire et spécial aux grands ontologistes, Newton, Descartes, Pascal, Leibnitz, etc., qui consiste à supposer d'abord le problème résolu, pour démontrer ensuite la vérité du théorème. Bref, l'intuition vient largement aider l'expérience pratique. Eh bien, la littérature et l'art en général suivent un mouvement analogue. Le sensualisme ayant produit le roman de mœurs réaliste et le matérialisme le roman naturaliste, la réaction spiritualiste fait revenir au roman d'analyse, et même écueil grave à la littérature d'imagination, de laquelle madame de Staël a dit « qu'elle ne ferait plus de progrès en France ».

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J'entends dire de tous côtés que notre littérature est en décadence. Il faut espérer que, depuis longtemps com

mencé, ce mouvement de décadence (si toutefois certains écrivains tiennent à l'appeler ainsi) touche à son terme. Du naturalisme tant décrié, passé bientôt à l'état de cadavre, naîtra comme une fleur nouvelle d'une tombe à peine fermée, une génération de brillants écrivains qui, loin d'être de purs idéalistes comme Rousseau et Chateaubriand, seront cependant fortement épris d'idéal, mais prendront comme base, comme point de départ de cet idéal dans leurs œuvres, le réel. La littérature d'imagination conduit aux plus belles sottises. La réalité, la vraisemblance surtout, dont on ne doit jamais s'écarter, sera toujours le critérium de l'art. Voilà mon principe : il semble différer peu de celui de Platon, et je crois que l'on en reviendra à son application, non seulement en littérature mais dans tous les autres arts, qu'unit du reste le lien commun de la pensée philosophique. On ne retombera plus ainsi dans l'excès du « convenu », de la «< chose admise »>, qui caractérise la littérature absolument classique, ni dans les bouffonnes licences du romantisme décadent, aussi dégra

dantes pour l'art que les pires grossièretés du naturalisme.

<«< Dieu vous entende, allez-vous vous écrier, mais je ne crois pas à ce que vous dites! » Eh bien, moi j'y crois; tant pis si je me trompe; j'aurai du moins exprimé le desideratum de tous les gens de cœur et de goût. « A quoi, ajouterez-vous, faut-il attribuer les causes de la réaction que vous signalez? » Je les ai déjà indiquées, je n'ai plus qu'à les développer.

Le positivisme a enseigné une excellente chose : c'est à ne plus se passer des données de l'expérience et à réduire le domaine de l'abstraction métaphysique. Les résultats du positivisme sont certainement un progrès; mais, en vou

lant supprimer tout à fait l'ontologie, le positivisme est devenu aussi obscur et aussi déraisonnable que la scolastique. C'est celte obscurité qui le fait condamner et oblige à le remplacer. La doctrine positiviste, après nous avoir appris au début à éviter les écueils de l'abstraction et de la foi, a fini par nous éloigner de la vérité; elle a provoqué une crise qu'elle est impuissante à bien diriger et à laquelle on ne voit pas d'issue. De là un retour aux hypothèses abstraites intérieurement raisonnées chez l'homme, tout en respectant les suprêmes droits acquis par la science positive.

En littérature le naturalisme, tel que l'a défini Proudhon, a donné aussi d'excellents résultats. Il a non seulement rompu, comme le romantisme, les entraves imposées à l'art par les formules et les règles absolues, mais il a fait disparaître le vide de la fiction; il nous a tirés de l'écueil de la fantaisie pour nous ramener au vrai. Hélas! qu'est devenu à son tour le naturalisme? Sous prétexte d'améliorer l'humanité en réhabilitant la peinture de ses plaies, de ses vices, et surtout de ses médiocrités, on a fini par tomber dans l'abrutissement. Prenons, par exemple, le roman-feuilleton, cette ignoble caricature du roman de mœurs. Qu'a-t-il fait? Il a produit cette tourbe immonde de lecteurs ignorants et barbares qui vont gratuitement applaudir à l'Ambigu des mélodrames de portières. Que sont alors devenus les esprits délicats, les vrais artistes? ils se sont dégoûtés du naturalisme, parce qu'en s'affranchissant trop de toute règle, ce système a maintenant dénaturé le sens du beau, fait éclore une foule d'auteurs médiocres armés en force contre le vrai talent et abaissé enfin le niveau de l'art. Le naturalisme, en un mot, a suivi

dans l'art la même évolution que le positivisme en philosophie. Après nous avoir ramenés au but de l'art qui est le vrai, dont par exemple s'était écartée la littérature d'imagination, il nous a fait dévier de ce même but en développant outre mesure ce principe qu'on doit copier la nature et que le beau idéal n'a rien d'immuable, chaque artiste le comprenant d'une façon différente. Voilà pourquoi, je le répète, on en revient à la littérature d'analyse tout intime qui s'attache plus aux choses de l'âme qu'aux faits matériels, et où l'imagination sagement contenue a presque autant de part que l'observation directe et l'expérience. Le premier mouvement de réaction gît dans le roman psychologique. Il produira, j'en suis sûr, de fort belles œuvres, pourvu qu'on n'oublie pas, en littérature comme en philosophie, que la réalité est le point de départ en littérature, c'est le fait observé d'où sort l'analyse de l'idée qui a produit le fait; en philosophie, c'est la science expérimentale venant toujours vérifier les inventions de l'entendement, les hypothèses, comme en mathématique une démonstration claire et précise intervient après la supposition du problème résolu. En se plaçant à un point de vue exclusivement littéraire, on peut dire que le roman d'analyse doit être doublé du roman de mœurs; le second est la base du premier.

Pour prouver l'existence d'une réaction contre le naturalisme, ou du moins l'impérieuse nécessité de cette réaction, il devient nécessaire de rétablir une définition exacte de l'art en général, définition mille fois dénaturée ou travestie par l'éclosion de nombreux systèmes contradictoires, tous issus du matérialisme. Je ne me dissimule pas la difficulté d'une pareille tâche... Vous saurez me dire, cher

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