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Rien n'apaise tant l'éléphant irrité que la vue d'un petit agneau ; et rien n'amortit mieux les coups de canon que la laine. La correction que fait la raison toute seule est toujours mieux reçue que celle où la passion entre avec la raison, parce que l'homme se laisse aisément conduire par la raison à laquelle il est naturellement assujetti, au lieu qu'il ne pent souffrir qu'on le domine par passion; or, c'est de là que quand la raison veut se fortifier par la passion, elle se rend odieuse et elle perd, ou du moins elle affoiblit sa propre autorité, en appelant à son secours la tyrannie de la passion.

Lorsque les princes visitent leurs états en temps de paix avec leur maison, les peuples en sont honorés et consolés; mais quand ils sont à la tête de leurs armées, quoique ce soit pour le bien public, leur passage est toujours fåcheux et dommageable, parce que, bien qu'ils fassent exactement observer la discipline militaire à leurs soldats, il est impossible qu'il n'arrive pas quelque désordre, dont le bon habitant est la victime. Ainsi, tant que la raison règne et distribue paisiblement le châtiment et le blâme, quoique ce soit rigoureusement et exactement, chacun l'aime et l'approuve. Mais quand elle conduit avec soi la colère, l'empor tement et la violence, qui sont, dit saint Au

gustin, ses soldats, elle se fait plus craindre qu'aimer, et son propre cœur en demeure tout foulé et maltraité. Il vaut mieux, dit le même saint Augustin écrivant à Profuturus, refuser l'entrée à la colère, même juste et équitable, que de la recevoir, quelque petite qu'elle soit; parce qu'étant reçue, il est malaisé de la faire sortir, et qu'après s'être insinuée comme ún petit rejeton, elle grossit en moins de rien et devient comme un grand arbre. Que si une fois elle peut gagner la nuit, et que le soleil se couche sur notre colère, ce que l'Apôtre défend, elle se convertit en haine, et il n'y a presque plus moyen de s'en défaire, [arce qu'elle se nourrit de mille fausses préventions, dont il est bien rare que l'homme courroucé reconnoisse l'injustice.

Il vaut donc mieux apprendre à vivre sans colere que de chercher à en user modérément ¦ et sagement; et quand, par imperfection et foiblesse, nous nous trouvons surpris par elle, il vaut mieux la repousser promptement, que de vouloir marchander avec elle; car, pour peu qu'on lui donne de loisir, elle se rend maîtresse de la place, et fait comme le serpent qui tire aisément tout son corps où il a pu passer sa tête. Mais comment la repousserai-je ? me direz-vous. Il faut, ma Philothée, qu'à la pre

mière atteinte que vous en aurez, vous ramassiez promptement vos forces, non brusquement ni impétueusement, mais doucement et gravement; car, comme on voit souvent dans les audiences des parlemens et des sénats, que les huissiers en criant, Paix là! font plus de bruit que ceux qu'ils veulent faire taire; ainsi arrive-t-il maintes fois qu'en voulant brusquement réprimer notre colère, nous excitons plus de trouble dans notre cœur qu'elle n'en avoit fait; et le cœur étant ainsi troublé, ne peut plus être maître de lui-même.

Après ce doux effort, pratiquez le conseil que saint Augustin, déjà vieux, donnoit au jeune évêque Auxilius : Faites, dit-il, ce qu'un homme doit faire ; et si dans quelque occasion vous avez sujet de dire comme David: Mon œil est troublé d'une grande colère, recourez aussitôt à Dieu, en criant: Seigneur, ayez pitié de moi, afin qu'il étende sur vous sa droite, et qu'il réprime votre courroux. Je veux dire qu'il faut invoquer le secours de Dieu, quand nous nous voyons agités par la colère, à l'exemple des apôtres battus du vent et de l'orage au milieu des eaux; car il commandera à nos passions de s'arrêter, et à l'instant il se fera un grand calme. Mais toujours je vous dis que la prière qu'on oppose à la colère pré

sente et pressante doit se faire doucement, tranquillement, et non point violemment : ce qu'il faut observer dans tous les remèdes que l'on applique à ce mal.

Avec cela, sitôt que vous vous apercevrez avoir fait quelque acte de colère, réparez promptement cette faute par un acte de douceur envers la personne contre laquelle vous vous serez irritée; car comme c'est un excellent remède contre le mensonge que de s'en dédire surle-champ, aussitôt qu'on s'en aperçoit, aussi est-ce un bon remède contre la colère de la réparer tout de suite par un acte contraire de douceur; les plaies fraîches sont toujours les plus faciles à guérir.

Au surplus, lorsque vous êtes tranquille et sans aucun sujet de colère, faites grande provision de douceur et de débonnaireté : disant toutes vos paroles, faisant toutes vos actions de la plus douce manière qu'il vous sera possible; vous ressouvenant que l'épouse du Cantique n'a pas seulement le miel sur les lèvres et au bout de la langue, mais encore sous la langue, c'est-à-dire, dans la poitrine; et nonseulement du miel, mais encore du lait; car aussi ne faut-il pas seulement avoir la parole douce à l'égard du prochain, mais encore toute la poitrine, c'est-à-dire, tout l'intérieur de

notre ame; et non-seulement il faut avoir la douceur du miel, qui est aromatique et parfumé, c'est-à-dire, une conversation douce et aimable avec les étrangers, mais encore il faut avoir la douceur du lait avec la famille et les voisins, en quoi manquent grandement ceux qui dans la rue semblent des anges, et à la maison sont des diables.

CHAPITRE IX.

De la douceur envers nous-mêmes

L'un des meilleurs usages que nous puissions faire de la douceur, c'est de nous l'appliquer à nous-mêmes. Ne nous dépitons jamais contre nous-mêmes ni contre nos imperfections; car bien que la raison demande que, quand nons faisons des fautes, nous en soyons contrits et fâchés, encore faut-il que nous évitions d'en avoir une douleur aigre et chagrine, dépiteuse et violente. En quoi pèchent beaucoup de gens qui, s'étant mis en colère, se courroucent de s'être courroucés, se chagrinent de s'être chagrinés, et se dépitent de s'être dépités. D'où il arrive qu'ils tiennent leur cœur toujours enflé et détrempé de colère, et que la seconde colère, en paroissant ruiner la première, sert

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