Images de page
PDF
ePub

SUR

L'AMOUR MÉDECIN.

«СЕТ ouvrage, dit Molière, est le plus précipité de tous « ceux que sa majesté m'a commandés ; et quand je dirai qu'il « a été proposé, fait, appris et représenté en cinq jours, je ne « dirai rien que ce qui est vrai, » Cependant on trouve dans cette pièce, faite si rapidement, deux des plus fortes scènes qui existent au théatre. Celle de l'exposition est une peinture aussi vraie que piquante des hommes de tous les temps lorsqu'on leur demande des conseils : leur intérêt perce presque toujours dans leurs avis; et Molière, en cette occasion, a bien senti l'avantage d'avoir des bourgeois pour acteurs. Si cette scène avoit eu lieu entre des personnes d'un rang distingué, et dont l'éducation eût été soignée, leurs motifs secrets se seroient-ils montrés aussi naïvement que dans cette situation où un orfévre propose des bijoux, et un tapissier des tentures pour dissiper la mélancolie d'une jeune fille? La scène de consultation des quatre médecins n'est pas moins forte : elle ne tient ni au pédantisme des anciens docteurs, ni à leurs mauvais systèmes : elle est de tous les temps. Combien de fois n'a-t-on pas vu des hommes réunis pour parler d'affaires sérieuses ne s'occuper que de bagatelles? Cette scène d'ailleurs est parfaitement appropriée au sujet : elle a cet avantage, qu'on retrouve dans presque toutes les conceptions de Molière, c'est qu'elle ne pourroit entrer dans un autre cadre.

Le reste de la pièce est digne de ces deux scènes. Sganarelle ne ressemble pas aux autres bourgeois que Molière a peints. Quoique fort égoïste, il aime tendrement sa fille. Comment concilier deux penchants si opposés ? Il n'appartenoit qu'à un grand maître de montrer qu'ils s'unissent souvent dans le cœur des hommes. Sganarelle fera tout pour Lucinde, mais il ne la mariera pas : depuis quelque temps, il a perdu sa femme, avec laquelle il étoit toujours en dispute quand elle vivoit, mais qu'il regrette sincèrement : il lui faut quelqu'un qui gouverne sa maison, qui supporte son humeur, qui partage sa solitude. Où trouvera-t-il cette personne, s'il consent que sa fille s'éloigne de lui? D'ailleurs il n'est pas exempt d'un peu d'avarice; habitué à jouir d'un revenu fixe, il faudra le diminuer pour donner une dot nouvelle raison de ne pas marier Lucinde. Ainsi, dans ce rôle, qui malheureusement n'est qu'esquissé, on voit pourquoi Sganarelle évite d'entendre Lucinde et Lisette lorsqu'elles lui parlent de mariage, pourquoi il offre à sa fille de lui procurer tout ce qui pourra lui plaire, et pourquoi, lorsqu'il la croit malade, il témoigne toute l'inquiétude d'un bon père. Cette combinaison, qui n'a pas été assez remarquée, est aussi vraie que comique. On observe encore dans ce rôle l'avantage de peindre des bourgeois : un homme du monde, dans la situation de Sganarelle, sauroit si bien cacher son égoïsme, qu'il seroit impossible de le deviner.

:

La scène de Clitandre avec Lucinde est préparée avec beaucoup d'art elle devient d'autant plus plaisante, que le jeune homme, à l'aide de sa ruse, parvient, sans blesser la vraisemblance, à parler d'amour à sa maîtresse en présence de son père. Cette scène amène un dénoûment naturel et comique . la signature du contrat est surprise, mais ce n'est pas comme

dans quelques autres pièces, en substituant un papier à un autre; c'est par un moyen tiré du sujet. La crédulité de Sganarelle n'est pas poussée trop loin on n'est point choqué qu'il emploie pour guérir sa fille tous les expédients qu'on lui propose; et la manière dont on le trompe n'a rien d'odieux, puisque c'est l'unique voie par laquelle Lucinde parviendra à se marier avec un jeune homme qui d'ailleurs lui convient, et contre lequel Sganarelle n'a rien à opposer.

Cette pièce est remarquable, en ce qu'elle offre la première attaque de Molière contre les médecins. Il est vrai que dans LE FESTIN DE PIERRE on trouve quelques traits contre eux; mais, comme l'auteur les a mis dans la bouche d'un homme odieux, ils perdent nécessairement toute leur force. Les médecins ne durent pas être irrités des sarcasmes de don Juan, qui se moque du ciel, et foule aux pieds toutes les lois; au lieu que dans L'AMOUR MÉDECIN ils purent voir que l'attaque étoit sérieuse. On assure que Molière joua dans cette pièce les quatre premiers médecins de la cour, Daquin, sous le nom de Tomès; Desfougerais, sous celui de Desfonandrès; Esprit, sous celui de Bahis; et Guenaut, sous celui de Macroton. Si l'anecdote est vraie, on a lieu de s'étonner que la Faculté réclamé contre cette insulte, qui passoit un peu les doit se prescrire la comédie: mais il faut consi

n'ait pas

bornes

que

1 On assure aussi que Boileau composa ces noms tirés du grec. Daquin étoit partisan de la saignée; Tomès vient du mot Toutus, coupeur. Deșfougerais soutenoit l'émétique; Desfonandrès vient des mots Qέva, tuer, et dvip, dvdpos, komme. Esprit parloit très-vite; Bahis vient du verbe Baila, aboyer, bredouiller. Enfin Guénaut bégayoit; Macroton vient de paxpòs, long, et róvas, ton. C'est ce même Guénaut dont Boileau parle dans la satire des Embarras de Paris:

Guénaut sur son cheval en passant m'éclabousse.

dérer que le roi aimoit et protégeoit Molière, que ce monarque étoit jeune, et qu'il étoit probablement disposé à excuser tout ce qui le faisoit rire.

La dispune de Tomès et de Desfonandrès, très-comique par elle-même, renferme une application maligne à deux procès fort singuliers, qui firent beaucoup de bruit un an auparavant. En 1664, les facultés de médecine de Rouen et de Marseille prirent dispute avec les apothicaires de ces deux villes : les médecins se plaignoient de ce que les pharmaciens empiétoient sur leurs droits : la cause fut portée aux tribunaux; et dans les mémoires qui furent publiés des deux côtés on ne s'épargna pas les injures. Des vérités désagréables furent dites; et cette affaire, en faisant connoître le charlatanisme de quelques médecins, inspira de la défiance pour les autres. Molière fait allusion à ce procès en introduisant un cinquième médecin qui se porte pour conciliateur entre Tomès et Desfonandrès: c'est un homme parfaitement impartial, dont la fortune est faite, et qui ne prend intérêt qu'à l'honneur de la médecine qu'il vente, qu'il pleuve, qu'il gréle, ceux qui sont morts, sont morts, et il a de quoi se passer des vivants « Il faut <«< confesser, dit-il à ses deux confrères, que toutes ces con<«<testations nous ont décriés depuis peu d'une étrange ma<< nière, et que si nous n'y prenons garde, nous allons nous

ruiner nous-mêmes. >>

7

On voit que, dans L'AMOUR MÉDECIN, l'auteur a embrassé des objets plus importants que ne paroissoient l'annoncer le genre et le ton de cette pièce. Un divertissement fait à la hâte présente d'excellen's tableaux et de grandes vues. A quel degré cet homme, se seroit-il élevé, s'il lui eût été permis de donner à ses ouvrages la perfection dont un travail plus suivi et plus assidu les auroit rendus susceptibles'

LE MISANTHROPE,

COMÉDIE

EN CINQ ACTES ET EN VERS,

Représentée à Paris, sur le théâtre du Palais - Royal, le 4 juin 1666.

« PrécédentContinuer »