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Trahi de toutes parts, accablé d'injustices,

Je vais sortir d'un gouffre où triomphent les vices,

Et chercher sur la terre un endroit écarté

Où d'être homme d'honneur on ait la liberté.

PHILINTE.

Allons, madame, allons employer toute chose Pour rompre le dessein que son cœur se propose.

FIN DU MISANTHROPE.

SUR

LE MISANTHROPE.

C'EST l'unique pièce de Molière dont la scène soit à la cour. Son système étoit de préférer, sous le rapport comique, les bourgeois aux courtisans. Pourquoi s'en est-il écarté dans l'ouvrage que l'on considère avec raison comme son chefd'œuvre ? C'est qu'un caractère tel que celui d'Alceste auroît manqué son effet s'il eût été pris dans la classe inférieure. Il n'auroit offert qu'un bourru et un tracassier vulgaire. Mais une grande idée tourmentoit depuis long-temps Molière : il vouloit la réaliser, quelles qu'en fussent les difficultés.

Parvenu à l'âge où son talent étoit arrivé dans toute sa maturité, il n'avoit pas manqué d'observer que la cour offroit autant de travers que la bourgeoisie, mais que le ridicule s'y laissoit moins apercevoir. Décidé à peindre cette classe de la société, il ne pouvoit se servir des moyens ordinaires : quelle qu'eût été la force de ses combinaisons dramatiques, jamais il ne seroit parvenu à dévoiler des secrets qu'une éducation soignée et l'usage du monde apprennent à cacher; jamais il n'auroit pu obtenir de ses personnages l'aveu naïf et involontaire de leurs foiblesses. Son comique auroit donc été froid et sans couleurs; il n'auroit saisi que des nuances légères; et ce n'étoit pas à quoi son génie vouloit se borner. L'invention du caractère d'Alceste leva tous les obstacles qui s'opposoient à son dessein. En peignant un homme plein de probité, mais

MOLIÈRE. 3.

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brusque, impétueux, colère, et poussant la franchise jusqu'à un excès contraire aux bienséances de la société, il trouva le moyen de frapper en même temps tous les travers de la cour. Les vaines démonstrations d'amitié et de dévouement, les petites prétentions cachées avec art, la fatuité, la flatterie, qui dans un autre sujet n'auroient été offertes qu'avec froideur, devinrent pleines de comique lorsqu'elles servirent de matière aux peintures énergiques du MISANTHROPE. On vit un homme loyal, mais souvent insupportable, ayant tous les défauts d'un caractère ardent et passionné, sans aucun des vices, aussi dangereux qu'aimables, qui réussissent dans le monde; on vit cet homme lutter seul contre toute la cour, envelopper dans son indignation et les ruses coupables de l'intrigue, et les petites dissimulations que la politesse prescrit; fronder indifféremment tous les usages, et s'élever contre tout ce qui est reçu dans une civilisation perfectionnée. Jamais spectacle ne fut plus grand, plus moral et plus comique.

Un trait de génie égal à l'invention de ce personnage fut de le rendre amoureux d'une coquette médisante. De cette combinaison savante résultoient deux avantages très-importants. D'un côté, la légèreté de Célimène devoit désespérer Alceste, et donner du mouvement à son caractère; de l'autre, les médisances de cette jeune femme devoient servir à compléter le tableau du monde que Molière vouloit peindre. On verra par la suite avec quel discernement profond l'auteur a su distinguer les objets qui donnent lieu aux emportements d'Alceste, et ceux qui fournissent des traits piquants à la coquette. Piron, dans la préface de LA MÉTROMANIE, a exprimé d'une manière originale et énergique son admiration pour cette belle conception: «Un chasseur, dit-il, qui se trouve en automne, au « lever d'une belle aurore, dans une plaine ou dans une forêt

« fertile en gibier, ne se sent pas le cœur plus réjoui que dut a l'être l'esprit de Molière quand, après avoir fait le plan du « Misanthrope, il entra dans ce champ vaste où tous les ridi«cules du monde venoient se présenter en foule, et comme « d'eux-mêmes, aux traits qu'il savoit si bien lancer. La belle « journée du philosophe! Pouvoit-elle manquer d'être l'époque « du chef-d'œuvre de notre théâtre ? »

Le caractère d'Alceste et celui de Philinte, qui lui est opposé, ont donné lieu à des disputes qui sont aujourd'hui à peu près oubliées. Une philosophie pleine de charlatanisme et d'exagération prétendit trouver tous les caractères de la vertu dans un homme qui ne sait pas commander à ses passions, et tous les signes d'un égoisme dépravé dans un personnage qui se conforme aux usages du monde, sans manquer à aucun devoir essentiel. De là des déclamations contre Molière sur ce qu'il avoit exposé la vertu au ridicule. Quelques réflexions sur les différents caractères qui entrent dans cette pièce, pourront suffire pour prouver qu'aucun ouvrage de Molière n'est mieux combiné et mieux entendu.

Alceste manque des qualités nécessaires dans la société : il mérite l'estime pour sa probité à toute épreuve ; mais il n'est pas vertueux dans le sens adopté par les vrais philosophes et par les moralistes. Des emportements continuels, le défaut d'empire sur soi-même, une disposition constante à céder à ses passions, sont presque aussi contraires à la vertu que l’indifférence de l'égoisme. Que Molière eût mis quelques-unes de ses opinions, entre autres celles qui ont rapport à la littéra ure, dans la bouche du Misanthrope, il n'en résulte pas qu'il ait voulu se peindre dans ce rôle. Son caractère étoit absolument opposé à celui d'Alceste : il voyoit comme lui les abus de la société, mais il se gardoit de les fronder sans mé

nagement son ton et ses manières dans le monde étoient pleins de sagesse et de réserve; et c'est dans les caractères modérés, parmi lesquels se trouve celui de Philinte, qu'il faut plutôt chercher sa doctrine et ses principes.

Ce personnage de Philinte est surtout celui qui a excité le plus de murmures. Depuis J. J. Rousseau, qui, dans sa LETTRE SUR LES SPECTACLES, l'a présenté comme un égoiste décidé, jusqu'à Fabre d'Eglantine, qui l'a offert sur la scène sous les traits du personnage le plus vil, tous les partisans de cette école se sont étudiés à trouver des vices dans ce caractère. Et sur quoi se fondoit cette critique violente? Sur ce que Philinte répond à des avances peu sincères, sans y attacher beaucoup d'importance; sur ce qu'il montre de l'indulgence pour les vers d'un homme dont il n'est point l'ami, qui ne le consulte que pour être loué, et auquel, pour ces deux motifs, il ne doit pas la vérité. Voilà les grands griefs contre le caractère de Philinte. Si l'on eût examiné son rôle avec plus de soin, on auroit vu qu'il garde toujours une mesure parfaite, qu'il ne s'aveugle point sur les vices des hommes, qu'il les blâme autant qu'Alceste; mais qu'il trouve plus sage de les supporter que de déclamer vainement contre eux. I Cette

I M. de Rhullière croyoit que, dans ce caractère, Molière avoit eu en vue quelques passages du TRAITÉ DE LA COLÈRE, de Sénèque. « Y a-t-il, << dit le philosophe, rien de plus indigne que de voir les affections du sage « dépendre de la méchanceté des hommes? Tu es entouré d'ivrognes, de « débauchés, d'ingrats, d'avares et d'ambitieux : regarde-les avec autant « d'indulgence qu'un médecin regarde ses malades. - Et quid indignius << quàm sapientis affectum pendere ex alienâ nequitia? Multi tibi occurrent « vino dediti, multi libidinosi, multi ingrati, multi avari, multi furiis « ambitionis agitati: omnia ista tam propitius aspicies, quàm ægros suos «medicus.» (DE LA COLÈRE, liv. 4.)

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