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SCENE X I.

GÉRONTE, LÉANDRE, LUCINDE, SGANARELLE, LUCAS, MARTINE.

LÉANDRE.

MONSIEUR, je viens faire paroître Léandre à vos yeux, et remettre Lucinde en votre pouvoir. Nous avons eu dessein de prendre la fuite nous deux, et de nous aller marier ensemble; mais cette entreprise a fait place à un procédé plus honnête. Je ne prétends point vous voler votre fille, et ce n'est que de votre main que je veux la recevoir. Ce que je vous dirai, monsieur, c'est que je viens, tout à l'heure, de recevoir des lettres par où j'apprends que mon oncle est mort, et que je suis héritier de tous ses biens.

GÉRONTE.

Monsieur, votre vertu m'est tout-à-fait considérable; et je vous donne ma fille avec la plus grande joie du monde.

SGANARELLE, à part.

La médecine l'a échappé belle!

MARTINE.

Puisque tu ne seras point pendu, rends-moi grâce d'être médecin, car c'est moi qui t'ai procuré cet honneur.

SGANARELLE.

Oui, c'est toi qui m'as procuré je ne sais combien de coups de bâton.

486 LE MÉD. MALGRÉ LUI. ACTE III, SC. XI.

LEANDRE, à Sganarelle.

L'effet en est trop beau pour en garder du ressenti

ment.

SGANARELLE.

Soit. (à Martine.) Je te pardonne ces coups de bâton en faveur de la dignité où tu m'as élevé : mais prépare-toi désormais à vivre dans un grand respect avec un homme de ma conséquence; et songe que la colère d'un médecin est plus à craindre qu'on ne peut croire.

FIN DU MÉDECIN MALGRÉ LUI.

SUR

LE MÉDECIN MALGRÉ LUI.

MOLIÈRE, dans LE MISANTHROPE, avoit porté la comédie au plus haut degré où elle puisse s'élever. Ce chef-d'œuvre n'étant pas suivi, il résolut de composer sur-le-champ une pièce dont l'originalité et la gaîté vive ramenât les spectateurs. Il ne s'agissoit pas de donner beaucoup de soin à cette comédie : il falloit qu'elle frappât le peuple par des tableaux de son goût, et surtout qu'elle fût faite promptement. Autrefois, pendant qu'il couroit les provinces, il, avoit joué avec succès deux farces, LE MÉDECIN VOLANT et LE FAGOTIER, qui étinceloient de traits comiques. Il les fondit dans le sujet du MÉDECIN MALGRÉ LUI, dont le principal caractère lui avoit été donné par Boileau; et s'aidant en outre d'un vieux fabliau, et de quelques idées de Cervantes et de Rabelais, il eut bientôt terminé sa comédie. C'étoit une grande extrémité d'être réduit à soutenir LE MISANTHROPE par une pièce telle que LE MÉDECIN MALGRÉ LUI: mais Molière connoissoit les hommes; il savoit qu'on les ramène souvent à la raison par des folies.

I

L'idée du Médecin malgré LUI se trouve dans un fabliau intitulé, LE VILAIN MIRE 2 dont on ignore la date et l'auteur : le langage peut faire présumer qu'il est du quatorzième siècle. Un gentilhomme pauvre a donné sa fille à un villageois : la

1

Voyez Discours préliminaire.

2 Le Villageois médecin.

jeune épouse a des charmes et de l'esprit; mais elle est un peu coquette. Le mari imagine un moyen singulier de prévenir ses infidélités; c'est de la battre tous les jours au moment où elle va sortir, afin que la douleur l'empêche d'écouter des amants. La femme, irritée, veut se venger de son mari. Un jour qu'elle rêve à ce projet, elle rencontre deux messagiers du roi qui passent en Angleterre pour trouver un médecin en état de guérir la maladie de la fille de ce prince : cette maladie est un embarras dans la gorge, causé par une arête de poisson. La femme du villageois leur indique son mari comme un grand médecin, leur fait observer qu'il a de la répugnance pour son état, et leur dit les moyens dont il faut se servir pour le forcer à travailler :

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Le villageois, contraint à faire le médecin, guérit la princesse en la faisant rire : sa réputation s'étend; et bientôt il ne peut plus suffire aux consultations qu'on lui demande.

On trouve la même histoire écrite en latin dans un recueil de la fin du quinzième siècle, que La Monnoye attribue à un Irlandois, nommé Thibault Anguilbert. Il est intitulé: MENSA PHILOSOPHICA. 1 «Une femme, dit l'auteur, maltraitée par son

1 Quædam mulier percussa à viro suo, ivit ad castellanum infirmum, dicens virum suum esse medicum, sed non mederi cuiquam, nisi fortè percuteretur; et sic eum fortissimè percuti procuravit. (TRACT. IV. cap. 18.)

« mari, alla chez un gentilhomme malade, et lui dit que son « époux étoit médecin, mais qu'on ne pouvoit lui faire exer«< cer son art qu'en le battant ainsi elle trouva le moyen de « bien faire rosser ce pauvre homme, »>

:

Quelques plaisanteries du MÉDECIN MALGRÉ LUI sont puisées dans Rabelais, principalement les prétendues citations que fait souvent Sganarelle, soit d'Aristote, soit d Hippocrate, soit de Cicéron. Molière doit aussi à cet auteur une des scènes les plus plaisantes de sa pièce. Rabelais suppose qu'une femme est devenue muette; son mari, dont elle est aimée, va chercher un médecin qui parvient à la guérir; mais à peine la parole lui est-elle rendue, qu'elle s'en sert avec une incroyable volubilité. L'époux, étonné de cette tempête imprévue, demande au médecin s'il ne seroit pas possible que sa femme redevînt muette. Le docteur lui répond que son art ne s'étend pas jusqu'à pouvoir enlever la parole à une femme, mais que, si cela lui fait plaisir, il le rendra sourd. On voit que c'est absolument la scène de Géronte et de Lucinde. Molière excelloit à joindre ainsi plusieurs idées dramatiques différentes, et à leur donner un ensemble tel qu'on pouvoit croire qu'elles avoient été conçues en même temps.

Il continua dans cette pièce à se livrer à des plaisanteries contre les médecins : elles sont aussi piquantes que celles de L'AMOUR MÉDECIN : presque tous les abus de cette profession y sont fidèlement retracés; mais la critique est générale, et toute application devient impossible. Une des meilleures réflexions sur la médecine est puisée dans une nouvelle de Cervantes, intitulée : LE LICENCIE VIDRIERA. L'auteur espagnol met en scène un fou qui dit quelquefois des choses très-sensées. Voici comment il parle des médecins :

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