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ont reçus. Cette deftruction horrible ne peut pas être l'ouvrage du climat, qui fe rapproche beaucoup de celui d'Afrique, & moins encore des malalties qui, de l'aveu de tous les obfervateurs,, moiffonnent peu de victimes. Sa fource doit être dans le gouvernement des efclaves. Ne pour roit-on pas le corriger ?

Le premier pas dans cette réforme, feroit d'apprendre à connoître l'homme phyfique & moral. Ceux qui vont acheter des noirs for des côtes barbares, ceux qui les mènent en Amérique, ceux fur tout qui dirigent leur induftrie, fe croient obligés par état, fouvent même pour leur propre fûreté, d'opprimer ces malheureux. L'ame des conducteurs, fermée à tout fentiment de compaffion, ne connoît de refforts que ceux de la crainte ou de la violence, & elle les emploie avec toute la férocité d'une autorité précaire. Si les propriétaires des habitations, ceffant de dédaigner le foin de leurs efclaves, fe livroient à une occupation dont tout leur fait un devoir, its abjureroient bientôt ces erreurs cruelles. L'hif toire de tous les peuples leur démontreroit que, pour rendre l'efclavage utile, il faut du moins fe rendre doux que la force ne prévient point les révoltes de l'ame; qu'il eft de l'intérêt du maître que l'esclave aime à vivre ; & qu'il n'en faut plus rien attendre, dès qu'il ne craint plus

de mourir.

d'un inftrument, une vibration de l'air eft l'ame
de tous ces corps; un fon les agite, les enlève
& les précipite. Dans leurs travaux, le mouve-
ment de leurs bras ou de leurs pieds et toujours en
cadence. Hs ne font rien qu'en chantant, rien fans
avoir l'air de danfer. Laufique chez eux anime
le courage, éveille l'indolence. On voit fur tous
les mufcles de leurs corps toujours midis fex-
preffion de cette extréme fenfibilité pour l'har
monie. Poëtes & muficiens, its fabordonnent tou
jours la parole au chant, par la liberté qu'ils fe,
refervent d'alonger cu d'abréger les mots pour les
appliquer à un afr qui leur plaît. Un objet, m
événement frappe un gre; il en fait auffi-tôt
le fajet d'une chanfon.

Un penchant fi vif pourroit devenir un grand mobile entre des mains hábiles On s'en ferviroit' pour établir des fêtes, des jeux, des prix. Ces' amufemens, économifés avec intelligence, empê cheroient la ftupidité fi ordinaire dans les efclaves, allégeroient leurs travaux, & les préferveroient de ce chagrin dévorant qui les confume & abrège leurs jours. Après avoir pourvu à la confervation des noirs apportés d'Afrique, on s'occuperoit de ceux qui font nés dans les ifles

même.

Ce ne font pas les nègres qui refufent de fe multiplier dans les chaînes de leur efclavage. C'eft la cruauté de leurs maitres, qui a fu rendre inutile le vœu de la nature. Nous exigeons des néCe trait de lumière, 'puifé dans le fentiment, meneroit à beaucoup de réformes. On fe ret.droit greffes, des travaux fi durs avant & après leur groffeffe, que leur fruit n'arrive pas à terme, ou à la néceffité de loger, de vêtir, de nourrir confurvit peu à l'accouchement. Quelquefois même venablement des êtres condamnés à la plus péon voit des mères, défefpérées par les chatimens nible fervitude qui ait exifté depuis l'origine de que la foibleffe de leur état leur occafionne, arfefclavage. On fentiroit qu'il n'eft pas dans la nature, que ceux qui ne recueillent aucun fruit racher leurs enfans du berceau pour les étouffer de leurs fueurs,, qui n'agiffent que par des im- dans leurs bras, & les immoler avec une fureur mêlée de vengeance & de pitié, pour en priver pulfions étrangères, puiffent avoir la même intelligence, la même économie, la même activité, des maîtres barbares. Cette atrocité ouvrira peutla même force, que l'homme qui jouit du pro-être les yeux des européens. Leur fenfibilité fera duit entier de fes peines, qui ne fuit d'autre direction que celle de fa volonté. Par degrés, on arriveroit à cette modération politique, qui confifte à épargner les travaux, à mitiger les peines, à rendre à l'homme une partie de fes droits pour en retirer plus fûrement le tribut des devoirs On les verra peut être fe déterminer à rompre qu'on lui impofe. Le réfultat de cette fage économie feroit la confervation d'un grand nombre les fers des mères qui auront élevé un nombre defclaves que les maladies, caufées par le cha-confidérable d'enfans jufqu'à l'âge de fix ans. Rien grin ou l'ennui, enlèvent aux colonies. Loin n'égale l'appas de la liberté fur le cœur de l'homine. Les négreffes animées par l'efpoir d'un fi grand d'aggraver le joug qui les accable, on chercheroit à en adoucir, à en diffiper même l'idée, en avantage, auquel toutes afpireroient, & auquel favorifant un goût naturel, qui femble particulier peu parviendroient, feroient fuccéder à la négligence & au crime, la vertueufe émulation d'éaux nègres. lever des enfans, dont le nombre & la confer-, vation leur affureroient un érat tranquille.

Leurs organes font fingulièrement fenfibles à la puiffince de la mufique. Leur oreille eft, fi jufte que dans leurs danfés, la inefure d'une chanfon Les fait fauter & retomber cent à la fois, frappant la terre d'un feul coup. Sufpendus, pour ainsi dire, à la voix du chanteur, à la corde

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réveillée par des intérêts mieux raifonnés. Ils connoîtront qu'ils perlent plus qu'ils ne gagnent à outrager perpétuellement l'humanité ; & s'ils ne deviennent pas les bienfaiteurs de leurs efclaves, du moins cefferont-ils d'en'être les bourtéaux.

Après avoir pris des méfures fages pour ne pas priver leurs habitations des fecours que leur offre une fécondité prefqu'incroyable, ils fongeront à nourrir, à étendre la culture par la population,

& fans moyens étrangers. Tout les invite à établir ce fyftême facile & naturel.

Il y a quelques puiffances dont les établiffemens des illes de l'Amérique acquièrent tous les jours de l'étendue, & il n'y en a aucune dont la maffe de travail n'augmente continuellement. Ces terres exigent de jour en jour un plus grand nombre de bras pour leur exploitation. L'Afrique, où les européens vont recruter la population de leurs colonies, leur fournit graduellement moins d'hommes; & en les donnant plus foibles, elle les vend plus cher. Cette mine d'efclaves s'épuifera de plus en plus avec le tems. Mais cette révolution, dans le commerce fût- elle auffi chimérique qu'elle paroît prochaine, il n'en refte pas moins démontré qu'un grand nombre d'efclaves tirés d'une région éloignée, périt dans la traverfée ou dans un nouve! hémisphère; que rendus en Amérique, ils reviennent à un très-haut prix, qu'il y en a peu dont la vie ordinaire ne foit abrégée; & que la plupart de ceux qui parviennent à une vieilleffe malheureuse, font extrê mement börnés, accoutumés de l'enfance à l'oifiveté fouvent peu propres aux occupations qu'on leur deftine, & continuellement défefperés d'être féparés pour toujours de leur patrie. Si le fentiment ne nous tro npe pas, des cultivateurs nés dans les ifles même de l'Amérique, refpirant toujours leur premier air, élevés fans autre dépenfe qu'une nourriture peu chère, formés de bonne heure au travail par leurs propres pères, doués d'une intelligence ou d'une aptitude fingulière pour tous les arts ces cultivateurs devroient être préférables à des efclaves vendus, expatriés & toujours forcés.

avec elles, lorfque, par l'excès du travail ou par le défaut de nourriture, la mère ne peut offrir à fon enfant qu'une mamelle tarie ou baignée de fes larmes. De leur côté, les femmes, quoiqu'on ne leur faffe pas une obligation d'être chattes, font inébranlables dans leurs engagemens, à moins que la vanité d'être aimées des blancs ne les rende volages. Malheureufement c'est une tentation d'inconftance, à laquelle elles n'ont que trop fouvent occafion de fuccomber.

L'esclavage eft l'état d'un homme qui, par la force ou par des conventions, a perdu la propriété de fa perfonne, & dont un maître peut difpofer comme de fa chose.

Cet odieux état fut inconnu dans les premiers âges. Les hommes étoient tous égaux : mais cette égalité naturelle ne dura pas long temps. Comme il n'y avoit pas encore de gouvernement régulier établi pour maintenir l'ordre focial, comme il n'exiftoit alors aucune des profeffions lucratives que le progrès de la civilifation a introduites depuis parmi les nations, les plus forts ou les plus adroits s'emparèrent bientôt des meilleurs terreins, & les plus foibles ou les plus bornés furent réduits à fe foumettre à ceux qui pouvoient les nourrir ou les défendre. Cette dépendance étoit tolérable. Dans la fimplicité des anciennes mœurs, il y avoit peu de diftinction entre un maître & fes ferviteurs. Leur habillement, leur nourriture, leur logement n'étoient guère différens Si quelquefois le fupérieur impétueux & violent, comme le font généralement les fauvages, s'abandonnoit à la férocité de fon caractère, c'étoit un acte paffager, qui ne changeoit pas l'état habituel des chofes. Mais cet ordre ne tarda pas à Le moyen de fubftituer aux noirs étrangers ceux s'altérer. Ceux qui commandoient, s'accoutumedes colonies même, s'offre fans le chercher. Il rent aifément à fe croire d'une nature fupérieure fe réduit à foigner les enfans noirs qui naiffent à ceux qui leur obéiffoient. Ils les éloignèrent dans les ifles, à concentrer dans leurs atteliers d'eux & les avilirent. Ce mépris eut des fuites cette foule d'efclaves qui promènent leur inuti-funeftes. On s'accoutuma à regarder ces mallité, leur libertinage, le luxe & l'infolence de leurs maîtres dans toutes les villes & les ports de l'Europe; fur tout à exiger des navigateurs qui fréquentent les côtes d'Afrique, qu'ils forment leur cargaifon d'un nombre égal d'hommes & de femmes, ou même de quelques femmes de plus, durant quelques années, pour faire ceffer plutôt la disproportion qui fe trouve entre les deux fexes.

Cette dernière précaution, en mettant les plaifirs de l'amour à la portée de tous les noirs, les confoleroit & les multiplieroit. Ces malheureux, oubliant le poids de leurs chaînes, fe fentiront renaître. Ils font la plupart fidèles jufqu'à la mort aux négreffes que l'amour & l'efclavage leur ont données pour compagnes; ils les traitent avec cette compaffion que les miférables puifent mutuellement les uns pour les autres dans la dureté même de leur fort; ils les foulagent fous le fardeau de leurs occupations; ils s'affligent du moins

heureux comme des efclaves, & ils le devinrent, Chacun en difpofa de la manière la plus favorable à fes intérêts ou à fes paffions. Un maître qui n'avoit plus befoin de leur travail, les vendoit ou les échangeoit. Celui qui en vouloit augmenter le nombre, les encourageoit à fe multiplier.

Lorfque les fociétés, devenues plus fortes & plus nombreuses, connurent les arts & le commerce, le foible trouva un appui dans le magif trat, & le pauvre des reffources dans les différentes branches d'induftrie. L'un & l'autre fortirent, par degrés, de l'espèce de néceffité où ils s'étoient trouvés de prendre des-fers pour obtenir des fubfiftances. L'ufage de fe mettre au pouvoir d'un autre devint de jour en jour plus rare, & la liberté fut enfin regardée comme un bien précieux & inaliénable.

Cependant les loix, encore imparfaites & cruelles, continuèrent quelque temps à impofer la peine

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peine de la fervitude. Comme, dans les temps d'une ignorance profonde, la fatisfaction de l'offenfé eft l'unique fin qu'une autorité mal conçue fe propofe, on livroit à l'accufateur ceux qui avoient bleffé à fon égard les principes de la justice. Les tribunaux fe décidèrent dans la fuite par des vues d'une utilité plus étendue. Tout crime leur parut, avec raison, un attentat contre la fociété ; & le malfaiteur devint l'efclave de l'état, qui en difpofoit de la manière la plus avantageufe au bien public. Alors il n'y eut plus de captifs que ceux que donnoit la guerre.

Avant qu'il y eût ime puiffance établie pour affurer l'ordre, les querelles entre les individus étoient fréquentes, & le vainqueur ne manquoit guère de réduire le vaincu en fervitude. Cette coutume continua long-temps dans les démêlés de nation à nation, parce que chaque combattant fe mettant en campagne à fes propres frais, il reftoit le maître des prifonniers qu'il avoit faits lui-même, ou de ceux qui, dans le partage du butin, lui étoient donnés pour prix de fes actions. Mais lorsque les armées furent devenues mercenaires, les gouvernemens qui faifoient toutes les dépenfes de la guerre, & qui couroient tous les hafards, des événemens, s'approprièrent les dépouilles de l'ennemi, dont les prifonniers furent toujours la portion la plus importante. Il fallut alors acheter les efclaves à l'état, ou aux nations voisines & fauvages. Telle fut la pratique des grecs, des romains, de tous les peuples qui vouluren: multiplier leurs jouiffances par cet ufage inhumain & barbare.

L'Europe retomba dans le cahos des premiers âges, lorfque les peuples du nord renverfèrent le coloffe qu'une république guerrière & politique avoit élevé avec tant de gloire. Ces barbares, qui avoient eu des efclaves dans leurs forêts, les multiplièrent prodigieufement dans les provinces qu'ils envahirent. On ne réduifoit pas feulement en fervitude ceux qui étoient pris les armes à la main: cet état humiliant fur le partage de beaucoup de citoyens qui cultivoient dans leurs tranquilles foyers les arts de la paix. Cependant le nombre des hommes libres fut le plus confidérable dans les contrées affujetties, tout le temps que les conquérans furent fidèles au gouvernement qu'ils avoient cru devoir établir pour contenir leurs nouveaux fujets, & pour les garantir des invafions étrangères. Mais auffi-tôt que cette inttitution fingulière qui, d'une nation ordinairement difperfée, ne faifoit qu'une armée toujours fur pied, eut perdu de fa force; dès que les heureux rapports qui uniffoient les moindres foldats de ce corps puiffant à leur roi ou à leur général, eurent ceffé d'exifter: alors fe forma le fyftême d'une oppreffion univerfelle. Il n'y eut plus de différence bien marquée entre ceux qui avoient confervé leur indépendance, & ceux qui depuis long- temps géniffoient dans la fervitude.

Econ. polit. & diplomatique. Tom. II.

Les hommes libres, foit qu'ils habitaffent les villes, foit qu'ils vécuffent à la campagne, fe trouvoient placés dans les domaines du roi, ou fur les terres de quelque baron. Tous les poffeffeurs de fiefs prétendirent, dans ces temps d'anarchie, qu'un roturier, quel qu'il fût, ne pouvoit avoir que des propriétés précaires, & qui venoient originairement de leur libéralité. Ce préjugé, le plus extravagant peut-être qui ait affligé l'espèce humaine, fit croire à la nobleffe qu'elle ne pouvoit jamais être injufte, quelles que fuffent les obligations qu'elle impofoit à ces êtres vils.

D'après ces principes, on vouloit qu'il ne leur fût pas permis de s'éloigner, fans congé, du fol qui les avoit vu naître. Ils ne pouvoient difpofer de leurs biens, ni par teftament, ni par aucun acte paffé durant leur vie ; & leur feigneur étoit leur héritier néceffaire, dès qu'ils ne laiffoient point de poftérité, ou que cette postérité étoit domiciliée fur un autre territoire. La liberté de donner des tuteurs à leurs enfans leur étoit ôtée, & celle de fe marier n'étoit accordée qu'à ceux qui en pouvoient acheter la permiffion. On craignoit fi fort que les peuples s'éclairaffent fur leurs droits ou leurs intérêts, que la faveur d'apprendre à lire étoit une de celles qui s'accordoient le plus difficilement. On les obligea aux corvées les plus humiliantes. Les taxes qu'on leur impofoit étoient arbitraires, injuftes, oppreffives, ennemies de toute activité, de toute induftrie. Ils étoient obligés de défrayer leur tyran lorsqu'il arrivoit leurs vivres, leurs meubles, leurs troupeaux, tout étoit alors au pillage. Un procès étoit-il commencé, on ne pouvoit pas le terminer par les voies de la conciliation, parce que cet accommodement auroit privé le feigneur des droits que devoit lui valoir fa fentence. Tout échange entre particuliers étoit défendu, à l'époque où le poffeffeur du fief vouloit vendre lui-même les denrées qu'ils avoient recueillies ou même achetées. Telle étoit l'oppreffion fous laquelle gémiffoit la claffe du peuple la moins maltraitée. Si quelques-unes des vexations dont on vient de voir le détail, étoient inconnues dans certains lieux, elles étoient toujours remplacées par d'autres fouvent plus intolérables.

Des villes d'Italie, que des hafards heureux avoient mifes en poffeffion de quelques branches de commerce, rougirent les premières des humiliations d'un pareil état, & elles trouvèrent dans leurs richeffes le moyen de fecouer le joug de leurs foibles defpotes. D'autres achetèrent leur liberté des empereurs qui, durant les démêlés fanglans & interminables qu'ils avoient avec les papes & avec leurs vaffaux, fe trouvoient trop heureux de vendre des privilèges que leur pofition ne leur permettoit pas de refufer. Il y eut même des princes affez fages pour facrifier la partie de leur autorité que la fermentation des efprits leur Ggg

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pas de les démembrer. Dès lors le propriétaíse ne pouvoit pas retenir fous fes yeux tous les efclaves, & il fut forcé de les difperfer sur le fol qu'ils devoient défricher. Leur éloignement em

fit prévoir qu'ils ne tarderoient pas à perdre. Plufieurs de ces villes reftèrent ifolées. Un plus grand nombre unirent leurs intérêts. Toutes formèrent des fociétés politiques, gouvernées par des loix que les citoyens eux-mêmes avoient dic-pêchant de les furveiller, il fut jugé convenable

tées.

Le fuccès dont cette révolution dans le gouvernement fut fuivie, frappa les nations voifines. Cependant, comme les rois & les barons qui les opprimolent, n'étoient pas forcés par les circonftances de renoncer à leur fouveraineté, ils fe contentèrent d'accorder aux villes de leur dépendance des immunités précieufes & confidérables. Elles furent autorifées à s'entourer de murs, à prendre les armes, à ne payer qu'un tribut régulier & modéré. La liberté étoit fi effentielle à leur conftitution, qu'un ferf qui s'y refugioit devenoit citoyen, s'il n'étoit réclamé dans l'année. Ces communautés ou corps municipaux profpérèrent en raifon de leur pofition, de leur population, de leur induftrie.

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Tandis que la condition des hommes réputés libres s'amélioroit fi heureufement, celle des efclaves reftoit toujours la même, c'est-à-dire, la plus déplorable qu'il fût poflible d'imaginer. Ces malheureux appartenoient fi entiérement à leur maître, qu'il les vendoit ou les échangeoit felon fes defirs. Toute propriété leur étoit refufée même de ce qu'ils épargnoient lorsqu'on leur affignoit une fomme fixe pour leur fubfiftance. Cn les mettoit à la torture pour la moindre faute. Ils pouvoient être punis de mort fars l'interven tion du magiftrat. Le mariage leur fut long tems interdit les liaifons entre les deux fexes étoient illégales on les fouffroit, on les encourageoit même mais elles n'étoient pas honorées de la bénédiction nuptiale. Les enfans n'avoient pas d'autre condition que celle de leur père : ils naif foient, ils vivoient, ils mouroient dans la fervitude. Dans la plupart des cours de juftice, leur témoignage n'étoit pas reçu contre un homme libre. Ils étoient affervis à un habillement particulier; & cette diftinction humiliante leur rappelloit à chaque moment l'opprobre de leur exiftence. Pour comble d'infortune, l'efprit du fyf tême féodal contrarioit l'affranchiffement de cette efpèce d'hommes. Un maître génér ux pouvoit, à la vérité, quand il le vouloit, brifer les fers de fes efclaves domeftiques mais il falloit des formalités fans nombre pour changer la condition des ferfs attachés à la glebe. Suivant une maxime généralement établie, un vaffal ne pouvoit pas diminuer la valeur d'un fief qu'il avoit reçu; & c'étoit la diminuer que de lui ôter fes cultivateurs. Cet obftacle devoit ralentir, mais ne pouvoit pas empêcher entiérement la révolution; & voici pourquoi.

Les germains & les autres conquérans s'étoient appropriés d'immenfes domaines, à l'époque de, leur invafion, La nature de ces biens ne permit

de les encourager par des récompenfes proportionnées à l'étendue & au fuccès de leur travail. Ainfi l'on ajouta à leur entretien ordinaire des gratifications, qui étoient communément une portion plus ou moins confidérable du produit des

terres.

Par cet arrangement, les villains formèrent une efpèce d'affociation avec leurs maîtres. Les richeffes qu'ils acquirent dans ce marché avanta➡ geux, les mirent en état d'offrir une rente fixe des terres qu'on leur confioit, à condition que le furplus leur appartiendroit. Comme les feigneurs retiroient alors, fans rifque & fans inquiétude de leurs poffeffions, autant ou plus de revenu qu'ils n'en avoient anciennement obtenu, cette pratique s'accrédita & devint peu à peu univerfelle. Le propriétaire n'eut plus d'intérêt à s'occuper d'efclaves qui cultivoient à leurs propres frais, & qui étoient exacts dans leurs paiemens. Ainfi finit la fervitude perfonnelle.

Il arrivoit quelquefois qu'un entrepreneur hardi, qui avoit jetté des fonds confidérables dans fa ferme, en étoit chaffé avant d'avoir recueilli le fruit de fes avances. Cet inconvénient fit qu'on exigea des baux de plufieurs années. Ils s'étendirent dans la fuite à la vie entière du cultivateur, & fouvent ils furent affurés à fa poftérité la plus reculée. Alors finit la fervitude réelle.

Ce grand changement qui fe faifoit, pour ainfi dire, de lui-même, fut précipité par une caufe qui mérite d'être remarquée. Tous les gouvernemens d'Europe étoient ariftocratiques. Le chef de chaque république étoit perpétucilement en guerre avec fes barons. Hors d'état, le plus fouvent, de leur réfifter par la force, il étoit obligé d'appeller les rufes à fon fecours. Celle que les fouverains employèrent le plus utilement, fut de protéger les efclaves contre la tyrannie de leurs maîtres, & de fapper le pouvoir des nobles, en diminuant la dépendance de leurs fujets. Il n'eft pas fans vraisemblance que quelques rois favorifèrent la liberté par le feul motif d'une utilité générale mais la plupart furent vifiblement conduits à cette heureufe politique, plutôt par leur intérêt perfonnel que par des principes d'humanité & de bienfaifance.

Quoi qu'il en foit, la révolution fuz fi entière, que la liberté devint plus générale, dans la plus grande partie de l'Europe, qu'elle ne l'avoit été fous aucun climat ni dans aucun fiècle. Dans tous les gouvernemens anciens, dans ceux même qu'on nous prop fe toujours pour modèles, la plupart des hommes furent condamnés à une fervitude honteufe & cruelle. Plus les fociétés acquéroient de lumiéres, de richefes & de puiffance, plus

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le nombre des efclaves s'y multiplioit, plus leur fort étoit déplorable. Athènes eut vingt ferfs pour un citoyen. La difproportion fut encore plus grande à Rome, devenue la maitreffe de l'univers. Dans les deux républiques, l'esclavage fut porté aux derniers excès de la fatigue, de la misère & de l'opprobre. Depuis qu'il eft aboli parmi nous, le peuple eft cent fois plus heureux même dans les empires les plus defpotiques, qu'il ne le fut autrefois dans les démocraties les mieux ordonnées.

Mais à peine la liberté domestique venoît de renaître en Europe, qu'elle alla s'enfevelir en Amérique. L'efpagnol, que les vagues vomirent le premier fur les rivages de ce nouveau-Monde, ne crut rien devoir à des peuples qui n'avoient ni fa couleur, ni fes ufages, ni fa religion. Il ne vit en eux que des inftrumens de fon avarice, & il les chargea de fers Ces hommes foibles & qui n'avoient pas l'habitude du travail, expirèrent bientôt dans les vapeurs des mines, ou dans d'autres occupations prefqu'auffi meurtrières. Alors on demanda des efclaves à l'Afrique. Leur nombre s'eft accru à mesure que les cultures fe font étendues. Les portugais, les hollandois, les anglois, les françois, les danois, toutes ces nations, libres ou affervies, ont cherché fans remords une augmentation de fortune dans les fueurs, dans le fang, dans le défefpoir de ces malheureux.

Mais, dit-on, dans toutes les régions & dans tous les fiècles, l'efclavage s'eft plus ou moins géné ralement établi.

Je le veux; eh qu'importe ce que les autres peuples ont fait dans les autres âges? Eft-ce aux ufages des temps ou à fa confcience qu'il en faut appeller? Eft-ce l'intérêt, l'aveuglement, la barbarie, ou la raifon & la juftice qu'il faut écouter? Si l'univerfalité d'une pratique en prouvoit l'innocence, l'apologie des ufurpations, des conquêtes, de toutes les fortes d'oppreflions feroit achevée.

Mais les anciens peuples fe croyoient, dit-on, maîtres de la vie de leurs efclaves; & nous, devenus humains, nous ne difpofons plus que de leur liberté, que de leur travail.

Il est vrai, le cours des lumières à éclairé fur ce point important les légiflateurs modernes. Tous les codes, fans exception, fe font armés pour la confervation de l'homme même qui languit dans la fervitude. Ils ont voulu que fon exiftence fût fous la protection du magiftrat ; que les tribunaux feuls en puifent précipiter le terme. Mais cette loi, la plus facrée des inftitutions fociales, a-t-elle jamais eu quelque force? L'Amérique n'ett-elle pas peuplée de colons qui, ufurpant les droits fouverains, font expier par le fer, ou dans la flamme, les infortunées victimes de leur avarice? A la honte de l'Europe, cette facrilège infraction ne refte-t-elle pas impunie? Un feul de ces affaffins a-t-il porté fa tête fur un échafaud?.

Suppofons, je le veux bien, l'obfervation rigoureufe de ces réglemens. L'efclave fera-t-il beaucoup moins à plaindre? Eh quoi! le maître qui difpofe de l'emploi de mes forces, ne difpofet-il pas de mes jours, qui dépendent de l'ufage volontaire & modéré de mes facultés? Qu'eft ce que l'existence pour celui qui n'en a pas la pro

La liberté eft la propriété de foi. On diftingue trois fortes de liberté. La liberté naturelle, la liberté civile, la liberté politique, c'eft-à-dire, la liberté de l'homme, celle du citoyen & celle du peuple. La liberté naturelle eft le droit que la nature a donné à tout homme de difpofer de foi à fa volonté. La liberté civile eft le droit que la fociété doit garantir à chaque citoyen de pouvoir faire tout ce qui n'eft pas contraire aux loix. La liberté politique eft l'état d'un peuple qui n'apriété? Je ne puis tuer mon efclave: mais je puis point aliéné fa fouveraineté, & qui fait fes propres loix, ou eft affocié en partie à fa légiflation. La première de ces libertés elt, après la raifon, le caractère diftinctif de l'homme. On enchaîne & on affujettit la brute, parce qu'elle n'a aucune notion du jufte & de l'injufte, nulle idée de grandeur & de baffeffe. Mais en moi la liberté eft le principe de mes vices & de mes vertus. Il n'y a que l'homme libre qui puiffe dire, je veux ou je ne veux pas, & qui puiffe par conféquent être digne d'éloge ou de bláme.

Sans la liberte, ou la propriété de fon corps & la jouiffance de fon efprit, on n'eft ni époux, ni père, ni parent, ni ami. On n'a ni patrie, ni concitoyen. Dans la main du méchant, l'efclave est au - deffous du chien que l'efpagnol lâchoit contre l'américain: car la confcience qui manque au chien, reite à l'homme. Celui qui abdique fa liberté, fe voue aux remords & à la plus grande mifère qu'un être penfant & fenfible puiffe éprouver,

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faire couler fon fang goutte à goutte fous le fouret d'un bourreau ; je puis l'accabler de douleurs, de travaux, de privations; je peux attaquer de toutes parts & miner fourdement les principes & les refforts de fa vie; je puis étouffer par des fupplices lents, le germe malheureux qu'une négreife porte dans fon fein. On diroit que les loix ne protègent l'efclave contre une mort prompte, que pour laiffer à ma cruauté le droit de le faire mourir tous les jours. Dans la vérité, le droit d'efclavage et celui de commettre toutes fortes de crimes, ceux qui attaquent la propriété ; vous ne laiffez pas à votre efclave celle de fa perfonne : ceux qui détruifent la fûreté; vous pouvez l'immoler à vos caprices: ceux qui font frémir la pudeur....

Mais les negres font une espèce d'hommes nés pour l'efclavage. Ils font bornés, fourbes, méchans; ils conviennent eux-mêmes de la fupériorité de notre intelligence, & reconnoiffent prefque la justice de notre empire.

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