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Que du public tel charme la moitié,
Qui très-souvent à l'autre fait pitié.
Du sénateur la gravité s'offense

D'un agrément dépourvu de substance.
Le courtisan se trouve effarouché

D'un sérieux d'agrément détaché.

Tous les lecteurs ont leurs goûts, leurs manies,
Quel auteur donc peut fixer leurs génies?
Celui-là seul qui formant le projet

De réunir et l'un et l'autre objet,
Sait rendre à tous utile delectable,
Et l'attrayant utile et profitab
Voilà le centre et l'immuable point
Où toute ligne aboutit et se joint.
Or ce grand but, ce point mathématique,
C'est le vrai seul, le vrai qui nous l'indique.
Tout hors de lui n'est que futilité,

Et tout en lui devient sublimité, etc.

Il n'est pas nécessaire d'appuyer sur toutes les fautes de ces vers, les termes impropres, les contre-sens, les platitudes : elles sautent aux yeux. S'agit-il de la renommée, ce n'est plus cette belle peinture que nous avons admirée dans l'Ode au prince Eugéne : nous en sommes bien loin.

Fantôme errant qui, nourri par le bruit,
Fuit qui le cherche, et cherche qui le fuit,
Mais qui, du sort enfant illegitime,
Et quelquefois misérable victime,
N'est rien en lui qu'un être mensonger,
Une ombre vaine, accident passager,

Qui suit le corps, bien souvent le précède,
Et plus souvent l'accourcil ou l'excède.

Cherchez du sens dans ce plat amphigouri. Veut-il parler des calom niateurs.

Le danger de se voir insulté
N'est pas restreint à la difficulté
De refuter les fables romancières

De ces frippiers d'impostures grossières,

Dont le venin, non moins fade qu'amer,

Se fait vomir comme l'eau de la mer.

Il est aisé d'arrêter leurs vacarmes

Et de les vaincre avec leurs propres armes.

Je n'insiste pas sur l'incohérence des figures, sur des fripiers qui ont du venin et dont on arrête les vacarmes; mais quel contre-sens dans le dernier vers:

Et de les vaincre avec leurs propres armes.

A coup sûr il ne veut pas dire qu'il est aisé de les vaincre par l'imposture et la calomnie, qui sont leurs armes; et pourtant il le dit formellement. Quelle bévue plus impardonnable que de dire le contraire de ce qu'on veut dire, et de tomber, sans y prendre garde, dans le sens le plus odieux et le plus absurde! On a cité dans quelques livres les vers sur l'histoire, qui sont en effet ce qu'il y a de plus passable, mais qui ne sont pas exempts de fautes,

C'est un théâtre, un spectacle nouveau,

Où tous les morts, sortant de leur tombeau,

Viennent encor sur une scène illustre

Se présenter à nous dans leur vrai lustre,
Et du public dépouillé d'intérêt,
Humbles acteurs, attendre leur arrêt.
Là, retraçant leurs faiblesses passées,
Leurs actions, leurs discours, leurs pensées,
A chaque état ils reviennent dicter
Ce qu'il faut fuir, ce qu'il faut imiter
Ce que chacun, suivant ce qu'il peut être,
Doit pratiquer, voir, entendre, connaître.

Les deux derniers vers sont bien tristement prosaïques. On n'entend pas trop l'épithète d'illustre, qui caractérise trop vaguement la scène de l'histoire. Dans leur vrai lustre est encore moins juste, car beaucoup des acteurs de l'histoire n'ont aucune espèce de lustre. Mais enfin ces vers, en total, sont raisonnables, et cela est rare dans les Epîtres de Rousseau. Celle qui s'adresse à Racine le fils est une espèce d'homélie extrêmement faible de diction et de pensées; on y a distingué cependant le morceau suivant, où il y a de la poésie et de la vérité :

Mais dans ce siècle à la révolte ouvert (1),
L'Impiété marche à front découvert ;
Rien ne l'étonne, et le crime rebelle
N'a point d'appui plus intrépide qu'elle.
Sous ses drapeaux, sous ses fiers étendards,
L'œil assuré, courent de toutes parts
Ces légions, ces bruyantes armées
D'esprits subtils, d'ingénieux pygmées
Qui sur des monts d'argumens entassés,
Contre le ciel burlesquement haussés,
De jour en jour, superbes Encelades,
Vont redoublant leurs folles escalades,
Jusques au sein de la Divinité

Portant la guerre avec impunité,

Viendront bientôt, sans scrupule et sans honte,
De ses arrêts lui faire rendre compte ;

Et déjà même arbitres de sa loi,

Tiennent en main, pour écraser la foi,
De leur raison les foudres toutes prêtes:
Y pensez-vous, insensés que vous êtes, etc.

Ces métaphores sont justes et soutenues.

L'Epitre à Thalie, sur ce qu'on nomme le comique larmoyant qui commençait alors à être en vogue, contient d'assez bons principes, mais souvent fort mal exprimés. Toute la première moitié est très-mauvaise : le portrait de la vraie comédie, telle qu'elle est dans Molière, est entièrement calqué sur celui qu'en a fait Boileau dans l'Art poétique, et la copie est bien inférieure à l'original; remarque qu'on peut faire dans tous les endroits où Rousseau a voulu imiter celui qu'il appelait son maître. Boileau surtout avait toujours le mot propre, parce qu'il était sûr de sa pensée.. Ce que l'on conçoit bien s'exprime clairement.

S'il eût voulu dire que la comédie ne doit guère présenter des modèles de perfection morale, il n'eût point dit:

L'art n'est point fait pour tracer des modèles ;

(1) Expression impropre.

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car il aurait dit le contraire de la vérité et de sa pensée; mais il aurait applaudi à ces vers très-sensés sur le style recherché:

Car tout novice, en disant ce qu'il faut,
Ne croit jamais s'élever assez haut.
C'est en disant ce qu'il ne doit pas dire
Qu'il s'éblouit, se délecte et s'admire,
Dans ses écarts non moins présomptueux,
Qu'un indigent superbe et fastueux,

Qui, se laissant manquer du nécessaire,
Du superflu fait son unique affaire.

L'Epitre à madame d'Ussé sur l'amour platonique, n'est qu'un verbiage alambiqué, souvent même inintelligible, et dont rien ne rachète l'ennui. Enfin, sur quatorze épîtres il n'y en a que quatre où les défauts soient du moins balancés par un certain nombre de morceaux bien écrits : ce sont celles que l'auteur adresse aux Muses, au comte de Luc, au baron de Breteuil et au P. Brumoy. La première est une imitation de la satire neuvième de Boileau, et l'intervalle est immense entre les deux pièces. Celle de Rousseau offre pourtant des endroits qui lui font honneur; tel est celui-ci : Tout vrai poëte est semblable à l'abeille : C'est pour nous seuls que l'aurore l'éveille, Et qu'elle amasse, au milieu des chaleurs, Ce miel si doux tiré du suc des fleurs. Mais la nature, au moment qu'on l'offense, Lui fit présent d'un dard pour sa défense, D'un aiguillon qui, prompte à la venger, Cuit plus d'un jour à qui l'ose outrager.

Tel encore cet adieu aux Muses:

Muses, gardez vos faveurs pour quelque autre ;
Ne perdons plus ni mon temps ni le vôtre
Dans ces débats où nous nous égayons:
Tenez, voilà vos pinceaux, vos crayons:
Reprenez tout : j'abandonne sans peine
Votre Hélicon, vos bois, votre Hippocrène,
Vos vains lauriers d'épine enveloppés,
Et que la foudre a si souvent frappés.
Car aussi bien, quel est le grand salaire
D'un écrivain au-dessus du vulgaire ?
Quel fruit revient aux plus rares esprits
De tant de soins à polir leurs écrits,
A rejeter les beautés hors de place,
Mettre (1) d'accord la force avec la grâce,
Trouver aux mots leur véritable tour,
D'un double sens démêler le faux jour,
Fuir les longueurs, éviter les redites,
Bannir enfin tous ces mots parasites
Qui, malgré vous dans le style glissés,
Rentrent toujours, qnoique toujours chassés ?

Quel est le prix d'une étude si dure?

Le plus souvent une injuste censure,

Ou tout au plus quelque léger regard

D'un courtisan qui vous loue au hasard,
Et qui peut-être avec plus d'énergie
S'en va prôner quelque fade élégie.

(1) L'exactitude grammaticale veut que l'on répète la préposition, à mettre, et nous avons déjà vu la même licence. Je la crois autorisée en poésie, quand elle ne rend la construction ni dure ni obscure.

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COURS DE LITTÉRATURE,

Et quel honneur peut espérer de moins
Un écrivain libre de tous ces soins,
Que rien n'arrête, et qui, sûr de se plaire,
Fait sans travail tous les vers qu'il veut faire?
Il est bien vrai qu'à l'oubli condamnés,
Ses vers souvent sont des enfans mort-nés ;
Mais chacun l'aime et nul ne s'en défie;
A ses talens aucun ne porte envie.
Il a sa place entre les beaux-esprits,
Fait des chansons, des bouquets pour Iris,
Quelquefois même aux bons mots s'abandonne,
Mais doucement et sans blesser personne,
Toujours discret et toujours bien disant,
Et sur le tout, aux belles complaisant.
Que si jamais, pour faire une œuvre en forme,
Sur l'Hélicon Phébus permet qu'il dorme,
Voilà d'abord tous ses chers confidens,
De son mérite admirateurs ardens,
Qui, par cantons répandus dans la ville,
Pour l'élever dégraderont Virgile;
Car il n'est point d'auteur si désolé,
Qui dans Paris n'ait un parti zélé.

Tout se débile: Un sot, dit la satire,

Trouve toujours un plus sot qui l'admire.

La plupart de ces idées sont dans ce même Despréaux qu'il vient de citer; mais le style est celui du genre; il a de la facilité et de la verve satirique. C'est la seule espèce de verve qui l'anime quelquefois dans ses Epitres il ne faut guère y chercher autre chose. Il y en a une qui roule sur un sujet que Voltaire a traité, sur la Calomnie: celle de Voltaire est adressée à madame du Châtelet; celle de Rousseau au comte du Luc. Cette dernière ne peut pas soutenir la comparaison, quoiqu'il y ait des parties bien traitées. Le faux esprit s'y montre de temps en temps comme dans les autres.

Le zèle que Rousseau fait souvent paraître en faveur de la religion, et qui n'est pas assez éclairé pour être fort édifiant, revient encore dans l'Epitre au baron de Breteuil, et c'est malheureusement ce qu'elle a de plus mauvais. Il se tire mieux des morceaux dont l'intention est satirique; et celui-ci, dirigé contre Lamotte, est un de ceux qu'il a le mieux écrits.

J'ai vu le temps, mais, Dieu merci, tout passe,

Que Calliope, au sommet du Parnasse,

Chaperonée en burlesque docteur,

Ne savait plus qu'étourdir l'auditeur
D'un vain ramas de sentences usées,
Qui, de l'Olympe excitant les nausées,
Faisaient souvent, en dépit de ses sœurs,
Transir de froid jusqu'aux applaudisseurs.
Nous avons vu presque durant deux lustres,
Le Pinde en proie à de petits illustres
Qui, traduisant Sénèque en madrigaux,
Et rebattant des sons toujours égaux,
Fous de sang-froid, s'écriaient : Je m'égare,
Pardon, Messieurs, j'imite trop Pindare;
Et suppliaient le lecteur morfondu
De faire grâce à leur feu prétendu.
Comme eux alors apprenti philosophe,
Sur le papier nivelant chaque strophe,

J'aurais bien pu du bonnet doctoral
Embéguiner mon Apollon moral,
Et rassembler sous quelques jolis titres
Mes froids dizains rédigés en chapitres ;
Plus, grain à grain tous mes vers enfilés
Bien arrondis et bien intitulés,

Faire servir votre nom d'épisode,

Et vous offrir sous le pompeux nom d'ode,
A la faveur d'un éloge apprêté,
De mes sermons l'ennuyeuse beauté.
Mais mon génie a toujours, je l'avoue,
Fui ce faux air dont le bourgeois s'engoue ;
Et ne sait point, prêcheur fastidieux,
D'un sot lecteur éblouissant les yeux,
Analiser une vérité fade

Qui fait vomir ceux qu'elle persuade,

Et qui, traînant toujours le même accord,
Nous instruit moins qu'elle ne nous endort.

Si Rousseau écrivait toujours ainsi, ses Epîtres, sans valoir celles de Despréaux, pourraient être mises au rang des bons ouvrages. Mais en les condamnant en général, j'en extrais ce qu'il y a de louable : c'est le seul dédommagement de la nécessité de condamner.

L'Epitre au P. Brumoy est toute entière contre Voltaire, contre ses amis et ses admirateurs, parmi lesquels il ne craint pas de désigner le maréchal de Villars. Tel est le malheur de la haine : voilà jusqu'où elle nous conduit, à insulter un héros pour attaquer un grand écrivain. Cette pièce roule en grande partie sur la rime, que Voltaire a en effet trop négligée; mais était-ce une raison pour lui dire ?

Apprends de moi, sourcilleux écolier,

Que ce qu'on souffre, encore qu'avec peine,
Dans un Voiture ou dans un La Fontaine,
Ne peut passer, malgré tes beaux discours,
Dans les essais d'un rimeur de nos jours.

C'est venir un peu tard pour mettre Voiture à côté de La Fontaine et au-dessus de Voltaire. Cet écolier, quand l'épitre de Rousseau parut, avait fait la Henriade, OEdipe, Brutus et Zaire. C'est porter un peu loin le zèle pour la rime, que de traiter d'écolier l'auteur de si beaux ouvrages. Oh! qu'il faut se garder d'être l'ennemi du talent, surtout lorsqu'on en a soi-même ! Ce qu'écrivent les sots meurt du moins avec eux; mais les injustices d'un grand écrivain vivent autant que ses écrits; elles sont immortelles comme sa gloire, et y imprime une tache qui ne s'efface pas.

Les Allégories de Rousseau sont d'un style moins inégal et moins incorrect que ses Epitres ; mais elles ont le plus grand de tous les défauts ; elles sont mortellement ennuyeuses. La fiction en est toujours très-commune, quelquefois forcée et invraisemblable; la versification en est monotone. Plusieurs se ressemblent trop pour le fond, et toutes roulent sur deux ou trois idées allongées dans deux ou trois cents vers. Qelques tableaux poétiquement coloriés, tel que celui de l'Envie, qu'on a cité dans tous les recueils didactiques, ne peuvent pas racheter cette insipide prolixité, et la satire même ne peut pas les rendre plus piquans. Qui de nous se soucie de toutes les injures entassées contre le directeur de l'Opéra, Francine, dans l'allégorie intitulée le Masque de Laverne? Celle qui a pour titre Pluton, est toute entière contre le parlement qui l'avait con Tome II. 26

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